Confinement : l’exécutif face à l’avalanche des demandes de réouvertures

Claire Gatinois | 03 décembre 2020

Des stations de ski aux bars-tabacs, en passant par les boîtes de nuit, chaque secteur réclame, à l’instar des petits commerçants qui avaient su emporter l’adhésion du public, une mesure d’exception.

Des regrets ? « Aucun. » Au ministère de l’économie, le doute n’effleure guère Bruno Le Maire. Certes, la bataille que le locataire de Bercy a menée pour rouvrir les petits commerces avant les fêtes a beaucoup à voir avec l’avalanche de revendications qui émanent aujourd’hui des secteurs encore victimes du second confinement, mais il en faudrait plus pour remettre en question les convictions d’un des hommes forts du gouvernement. « La situation est gérable et surtout gérée », avance-t-on à Bercy, évoquant l’arsenal des aides mises en place et notamment le fonds de solidarité offrant désormais jusqu’à 200 000 euros aux entreprises qui restent fermées administrativement.

L’argent de l’Etat a beau inonder une France à demi confinée, il semble pourtant désormais incapable d’éteindre la détresse économique et le sentiment d’injustice inhérent aux mesures restrictives imposées pour endiguer la deuxième vague de Covid-19. Des stations de ski aux bars-tabacs, des églises aux boîtes de nuit, chaque secteur réclame, à l’instar des petits commerçants qui avaient su emporter l’adhésion du public, une mesure d’exception.

Pourquoi soumettre les messes à des règles plus strictes que celles qui régissent des supermarchés ? Quel est le sens de fermer les stations de ski en France quand elles seront ouvertes en Suisse ou en Espagne ? Pour quelle raison exclure les matchs de sport professionnel des mêmes droits que d’autres formes de spectacle ?

La logique des décisions gouvernementales échappe à une partie de la population, donnant le sentiment que le pays s’est bel et bien transformé en cet « Absurdistan » que décrivait l’hebdomadaire allemand Die Zeit, mi-novembre.

Sentiment global d’iniquité

De fait, pour confiner la France sans confiner l’économie, diverses exceptions ont été concédées, alimentant un sentiment global d’iniquité. Bercy estime qu’il s’agissait là du « prix à payer » pour que le produit intérieur brut (PIB) ne s’effondre pas de 30 % comme au printemps. A juste titre, puisque la chute de l’activité devrait être moitié moindre.

Mais pour tenter de pallier ces injustices, le gouvernement a pris des mesures de correction qui n’ont fait qu’alimenter la confusion générale. Comme lorsqu’il fut décidé, début novembre, de fermer les rayons de produits « non essentiels » des supermarchés pour ne pas concurrencer les petits commerces encore fermés. Quand l’exécutif a finalement décidé de rouvrir lesdits petits commerces dès le 28 novembre, avant le rendez-vous initialement fixé au 1er décembre, pour sauver les ventes de Noël, il a semblé à certains que les contraintes sanitaires étaient finalement adaptables en fonction des circonstances.

« Plus grave encore que le sentiment d’injustice est alors né le problème de la lisibilité des mesures », analyse Brice Teinturier, directeur général délégué de l’institut de sondage Ipsos. Selon lui, la situation, souvent incompréhensible au quidam, est à même de nourrir l’idée que celui qui crie le plus fort finit par gagner. Pis, que les décisions du gouvernement seraient mensongères, qu’elles obéiraient à des logiques externes ou à des pressions de lobbys… Déjà, 45 % des Français pensent que les informations liées au Covid-19 sont « volontairement fausses », signale M. Teinturier, évoquant une étude Ipsos Sopra Steria pour France 2 publiée le 29 novembre.

« Il y a des risques [d’une déconnexion du public avec les décisions du gouvernement]. Et en ce moment, on ne fait que gérer les risques. Emmanuel Macron a conscience du problème, c’est pour cela qu’il fait les choses par étapes », assure Sacha Houlié, député (La République en marche, LRM) de la Vienne. « Dans un confinement, il y a toujours une ligne rouge. Tout cela suscite de l’incompréhension et de la colère. Chacun voudrait tordre la ligne mais on ne peut satisfaire tout le monde », répond-on aussi à Matignon.

Dit autrement, ces secteurs qui, les uns après les autres, appellent à un geste de l’Etat pourraient ne pas bénéficier de la même mansuétude ni de la même réactivité que celles accordées aux libraires, aux fleuristes, aux bijouteries et autres magasins de jouets de centre-ville. En premier lieu parce que les conditions sanitaires ne semblent pas, à ce stade, remplies pour desserrer largement l’étau du confinement.

« Les Français comprennent. On est tous désolés de ne pas aller en boîte de nuit mais on sait aussi que les endroits où on ne met pas de masque ne peuvent pas encore être rouverts. L’idée, c’est aussi d’éviter une troisième vague et un troisième confinement ! », souligne-t-on dans l’entourage de M. Le Maire.

Symbole politique

La situation des petits commerces est aussi devenue un symbole politique. En fédérant la sympathie de la France entière, leur cause est devenue nationale. Quand bien même le sort des stations de ski ou des sociétés d’événementiel susciterait la compréhension du grand public, il est peu probable qu’elles puissent accomplir une telle prouesse. « Il y a eu un effet de masse pour les petits commerces », atteste Stéphane Travert, député (LRM) de la Manche, qui alerta le premier ministre, Jean Castex, dès le 30 octobre sur la nécessité de rouvrir ces boutiques de proximité.

Ciment des centres-villes, rempart contre la désertification de la France rurale, la colère des libraires et des fleuristes était aussi celle d’une France devenue inquiète des méfaits du progrès et de la mondialisation. « Les petits commerces incarnent pour beaucoup les victimes d’un “système” piloté par les puissants », souligne Philippe Moati, cofondateur de l’Observatoire société et consommation (Obsoco). Les profits vertigineux engrangés par le géant du commerce en ligne Amazon lors des deux confinements n’ont fait que renforcer ce sentiment d’une bataille à armes inégales entre gros et petits, entre le global et le local.

Au-delà de la crainte d’une « gilet-jaunisation » du mouvement, la colère de ces commerces maladroitement qualifiés de « non essentiels » par le gouvernement a eu de quoi inquiéter le sommet de l’Etat. Les artisans commerçants appartiennent à cette France des « oubliés » laminés et ringardisés par la grande distribution dans les années 1970, malmenés par les deux confinements. Ils seraient l’un des secteurs les plus à même de basculer dans les extrêmes, voire de « prendre leur distance avec la démocratie représentative », souligne Dominique Reynié, directeur général du think tank Fondapol. « Seuls 38 % jugent le système démocratique actuel préférable aux autres, contre 59 % en moyenne, ce qui est déjà faible », poursuit-il, citant une enquête OpinionWay pour La Fondation pour l’innovation politique menée du 7 au 11 septembre.

S’il est loin d’être un miroir de la France, cet électorat, traditionnellement à droite mais récemment séduit par le macronisme, est important voire stratégique. « Ces indépendants, comme les retraités en 2017 et 2018, sont depuis plusieurs mois au cœur de l’agenda politico-médiatique », souligne Frédéric Dabi, directeur général adjoint de l’institut de sondage IFOP. Relais d’opinion, le petit commerçant mobilise ses collègues et ses clients, voire au-delà.

Quand l’exécutif est longtemps resté braqué sur les courbes d’évolution de la pandémie, le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, a vite pris la mesure du danger de les malmener. En prenant à bras-le-corps leur défense, il a su modérer leur grogne sans, toutefois, faire disparaître ce sentiment général d’injustice qui mine la crédibilité de l’Etat.

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