La revanche des invisibles

André Comte-Sponville | 12 novembre 2020

Aux États-Unis, les sondages ses ont donc trompés deux fois : il y a quatre ans, en prévoyant l’élection de Hillary Clinton, et, cette année, en laissant présager une large victoire (entre 7 et 10 points d’avance!) de Joe Biden contre le président sortant. On en est loin ! Ces instituts, instruits par l’expérience, disaient pourtant avoir entre-temps corrigé leurs modes de mesure et de calcul… Cela confirme qu’une partie du peuple américain échappe aux radars : que des millions de gens sont devenus à la fois invisibles et incompréhensibles pour des millions d’autres, y compris pour ceux dont c’est le métier que de les observer ! Qu’est-ce qu’un « petit Blanc » du Midwest, vu de New York ou de San Francisco? Hillary Clinton, en 2016, avait aimablement classé les électeurs de Trump en deux catégories : « Un panier de gens qui se sentent abandonnés par l’État », disait-elle, et un autre « panier de gens déplorables, racistes, sexistes, homophobes, xénophobes, islamophobes… » On y a vu, peut-être ajuste titre, la pire erreur de sa campagne électorale, il n’est jamais bon, dans une démocratie, de mépriser la moitié de l’électorat. La moitié, ou davantage ? Une récente étude de la Fondation pour l’innovation politique (disponible sur le site Fondapol.org) s’efforce de mesurer « le risque populiste » en France, dans la perspective de la prochaine élection présidentielle. Et le constat est alarmant : près de quatre Français sur cinq (79%) sont disposés à « un comportement électoral, protestataire », que ce soit l’abstention ou le vote « antisystème », le plus souvent en faveur du Rassemblement national ou de La France insoumise. Cela n’augure nullement l’élection de Marine Le Pen, encore moins celle de Jean-Luc Mélenchon (58% de ses électeurs de 2017 souhaitent une autre candidature que la sienne), mais laisse craindre une considérable fragilisation de notre tissu démocratique. La même étude le confirme : il n’y a plus que 59% des personnes interrogées pour préférer la démocratie représentative ; 25% se prononcent pour une forme de démocratie directe (« un système où les citoyens décident à la place du gouvernement ce qui leur semble le meilleur pour le pays »), et 12% pour un pouvoir autoritaire (« un leader fort », certes élu, mais « qui déciderait seul, sans se préoccuper du Parlement ni des médias »). Les « gilets jaunes » sont passés par là, et on aurait bien tort de les oublier. Qu’en conclure? D’abord qu’une victoire du populisme en France, lors de la prochaine présidentielle, n’est ni probable, dans l’état actuel des forces politiques, ni impossible (si populismes de droite et de gauche réussissent à converger, fût-ce au second tour). Ensuite, que la démocratie française se porte aussi mal que la démocratie américaine, souvent avec les mêmes symptômes (montée du populisme, des tensions, des haines, voire de la violence). Enfin, et surtout, qu’il est vain de faire la morale (sous couvert de « politiquement correct ») à la moitié de la population. Parlons-lui plutôt des difficultés, souvent écrasantes, quelle rencontre, et donnons-nous les moyens de les réduire. Les bons sentiments n’ont jamais suffi à gagner une élection. Le mépris peut suffire à la faire perdre.

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