
« Le retour des préjugés haineux est l'une des manifestations de la crise de nos démocraties »
Dominique Reynié | 12 février 2019
Dominique Reynié est professeur des universités à Sciences Po et directeur général de la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol), qui a réalisé plusieurs études sur l’antisémitisme.
LE FIGARO.- Après deux années de baisse, les actes antisémites ont bondi de 74 %. Pourquoi cette libération de la haine antijuive en ce moment? D’où vient cet antisémitisme?
Dominique REYNIÉ.– Obsession caractéristique et constitutive de l’extrême droite, l’antisémitisme ne s’y limite pas. On retrouve une triple expression, d’extrême droite, d’extrême gauche et religieuse, dans des proportions et avec une intensité qui varient sensiblement, comme nous le montrions dans l’une de nos études («L’antisémitisme dans l’opinion publique française», novembre 2014). L’antisémitisme catholique est encore mesurable, mais il est le fait d’une minorité de plus en plus étroite. On trouve en revanche un puissant antisémitisme au sein de la population de culture musulmane, où la proportion de personnes partageant des préjugés hostiles aux Juifs est deux à trois fois plus élevée que la moyenne nationale. Fait inquiétant, la disponibilité à partager de tels préjugés est d’autant plus grande que la personne interrogée déclare un engagement religieux plus grand. C’est pourquoi nous avons besoin de l’aide de nos compatriotes musulmans pour combattre ce mal. Il y a encore un antisémitisme d’extrême gauche, souvent mal dissimulé en un «antisionisme» dont la portée réelle ne saurait tromper qui observe l’indifférence ou le silence qui accompagnent, chez les mêmes militants, le massacre des Yéménites par l’Arabie saoudite ou la persécution des musulmans ouïgours par le gouvernement de Pékin. Enfin, ces différentes sources et formes de haine décuplent leur puissance en passant par le grand mélangeur que constitue le monde numérique – sites, réseaux sociaux et applications mobiles -, facilitateur d’expression, de propagation et de radicalisation des préjugés antisémites.
«C’est souvent en marge des cortèges de “gilets jaunes” qu’on retrouve ces inscriptions antisémites», assure le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux. A-t-on des éléments pour lier les deux? Le mouvement des «gilets jaunes» sert-il de défouloir?
Les crises libèrent les haines et favorisent leur convergence. L’histoire nous l’enseigne abondamment. Les revendications initiales du mouvement ont été foulées aux pieds par des minorités actives qui cherchent à imposer un agenda de pure confrontation. On ne veut pas seulement casser biens publics et biens privés, s’en prendre aux forces de l’ordre, aux symboles de la nation et de la République ; on vise aussi la destruction de nos conventions sacrées. Alors, oui, cela attire les antisémites authentiques et tous ceux qui cherchent à fragiliser notre régime en espérant passer d’une crise de confiance dans nos institutions politiques, nos médias ou nos élites, à une crise de confiance dans nos valeurs communes. C’est un travail de sape où l’antisémitisme devient un outil décisif parce qu’il vise à fournir la démonstration de notre lâcheté, ce qui reviendrait à dire que notre attachement aux valeurs de l’humanisme n’est que feint.
Observe-t-on le même phénomène dans d’autres pays européens?
Oui, en Italie, au Royaume-Uni, au Danemark, en Belgique, mais aussi en Norvège ou encore, hors de l’Europe, aux États-Unis. La résurgence préoccupante de l’antisémitisme dans un cadre démocratique n’est pas le propre de la France, même si l’expression de cette haine est plus répandue chez nous. Le retour, ou la réaffirmation, des préjugés haineux en général et de l’antisémitisme en particulier est l’une des manifestations les plus parlantes de la grave crise dans laquelle plongent nos démocraties. Mais il y a les opinions, celles qui sont tenues au secret, celles qui sont exprimées, et il y a les agressions. Les travaux de la Fondapol relèvent que, au sein de l’Union européenne, entre 2005 et 2018, 16 personnes ont été assassinées parce que juives: 11 en France, 4 en Belgique et 1 au Danemark. Toutes l’ont été par des musulmans.
Neuf églises ont été profanées la semaine dernière. Ces deux phénomènes ont-ils des points communs?
Oui. L’opinion antisémite est aussi raciste, homophobe, sexiste et marque le plus souvent un penchant pour les formes autoritaires de gouvernement. Dans une société comme la nôtre, l’antisémitisme n’est pas toute la violence ; il est le commencement de la violence. Mais, pour paraphraser Aristote, qui parlait de corruption, ce commencement est la moitié du tout, car les haines s’enchaînent et se déploient ensuite, pour le malheur universel. C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’avertissement de Frantz Fanon, adressé à ses frères de couleur: «Quand vous entendez dire du mal des Juifs, tendez l’oreille, on parle de vous» (Peau noire, masques blancs).
Découvrez les enquêtes de la Fondation pour l’innovation politique sur le sujet:
1⃣ L’antisémitisme dans l’opinion publique française bit.ly/2uuvN3x
2⃣ France: Les juifs vus par les musulmans bit.ly/2rJBvcK
3⃣ Violence antisémite en Europe bit.ly/2h5aiBy
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