Lobbying : pourquoi il est temps de rompre avec l’hypocrisie française

Anthony Escurat | 22 février 2016

Selon l’auteur : « Loin de se cantonner à la simple caricature d’une activité occulte agissant aux frontières de la légalité, le lobbying constitue au contraire une démarche susceptible d’être bénéfique à la prise de décision politique ».

En France, la seule évocation du terme « lobbying » conduit généralement à susciter réserve et suspicion. Dans l’inconscient collectif, sa pratique nuirait gravement à la santé démocratique. Elle est pourtant monnaie courante et pleinement assumée dans la plupart des pays occidentaux. Loin de se cantonner à la simple caricature d’une activité occulte agissant aux frontières de la légalité, le lobbying – souvent mal compris et mal défini – constitue au contraire une démarche susceptible d’être bénéfique à la prise de décision politique, à condition qu’elle soit régulée.

Depuis l’Ancien Régime, les relations entre décideurs publics et groupes d’intérêt ont tout d’un « long fleuve intranquille ». Conditionnée par son héritage culturel, embrumée dans un halo idéologique, l’approche tricolore a longtemps été réfractaire à la participation des lobbies aux processus décisionnels. Théorisée par Jean-Jacques Rousseau, cette aversion franco-française s’est traduite par une hostilité farouche à l’égard des corps intermédiaires, suspectés d’altérer la bonne marche de la démocratie. À l’opposé, la conception anglo-saxonne – considérant qu’il serait vain de chercher à les interdire – a préféré encourager l’intervention des lobbyistes au sein de la sphère publique, et ce tout en encadrant leurs pratiques.

« A rebours du modèle anglo-saxon, la volonté générale française ne résulte pas de l’agrégation des intérêts particuliers mais constitue plutôt une “sorte d’instinct infaillible du plus grand nombre”. Pour le philosophe des lumières, afin de préserver l’égalité entre citoyens, cette émanation de la volonté collective suppose dans la pratique qu’aucune volonté particulière ne vienne parasiter son expression. De la sorte, dans une stricte approche unitaire et jacobine de l’Etat, l’auteur du Contrat social nie toute légitimité à la société civile constituée en groupes pour définir l’intérêt général et concourir au bien commun, monopoles de l’Etat et des élus. En d’autres termes, les lobbies ne sont pas solubles dans la République rousseauiste, au sein de laquelle les notions d’“intérêt général” et de « puissance publique” tendent à se confondre ». Théorisée par Rousseau, cette approche singulière puise toutefois ses racines dans l’histoire de France. Ainsi, dès le Moyen Age, les groupes d’intérêt sont perçus comme des menaces par les gouvernants. D’après Cédric Polère, “la monarchie avait essayé de réduire leur influence ou de les contrôler”. Cette hostilité s’est par la suite amplifiée sous l’Ancien Régime, se traduisant notamment par l’abolition, en février 1776, par le contrôleur général Turgot, ministre de Louis XVI, des nombreuses corporations qui avaient vu le jour. Bien que réhabilitées par Necker quelques mois plus tard, elles n’en furent pas moins corsetées par la puissance publique à travers une étroite tutelle juridique et fiscale. Ce rejet des organisations de défense d’intérêt fut perpétué par les tenants de la Révolution, influençant ensuite la construction de l’Etat français moderne. En réaction à l’Ancien régime, la République s’édifie en effet sur le double postulat de la volonté générale et de la souveraineté nationale. Creusets du modèle républicain, ces deux principes, érigés en totems par l’Assemblée nationale constituante, s’accommodent mal de la présence des lobbies dans l’espace public. dès lors, portant le sceau de la pensée rousseauiste, l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 l’affirme sans ambages : “La loi est l’expression de la volonté générale” ». Extrait de Le lobbying, outil démocratique.

Résultat : battant en brèche une idée assez largement répandue dans l’inconscient collectif, force est de constater que les pays où la présence des groupes d’intérêt est la plus importante sont généralement ceux disposant des cadres juridiques à la fois les plus anciens et les plus contraignants. Ainsi, les États-Unis, temples du lobbying où officient près de 15 000 agents d’influence, sont le premier pays au monde à avoir réglementé ces activités à la fin des années 1940 et font figure, aujourd’hui encore, de référence en la matière. Le Canada, le Royaume-Uni, l’Irlande mais aussi l’Union européenne ne sont pas en reste et ont également développé ces dernières décennies des arsenaux réglementaires importants. La France, quant à elle, cramponnée à son héritage rousseauiste, s’est dotée tardivement d’une première forme d’encadrement parlementaire, encore largement perfectible à la lumière des standards fixés par les pays anglo-saxons où, comme le souligne l’OCDE, « les lois sur le lobbying sont la règle plutôt que l’exception ».

Malgré le rejet dont il fait l’objet dans l’Hexagone, le lobbying n’y est pourtant ni un phénomène récent, ni un phénomène exceptionnel. Il est d’ailleurs actuellement en pleine expansion. Une mutation qui résulte d’un effet de ciseau conjuguant entre autres intégration européenne et transformation de l’État, et à travers lequel les groupes d’intérêt se sont fortement développés. Désormais omniprésent dans l’espace public, pratiqué tant par les grandes entreprises que par les partenaires sociaux, les ONG ou les think tanks, le lobbying apparaît aujourd’hui comme un mode d’action incontournable du débat démocratique susceptible, ce faisant, de rapprocher les citoyens de la chose publique. Dès lors, l’exception française en la matière réside en fin de compte davantage dans un rejet d’ordre moral que dans la critique d’une pratique qui, dans les faits, s’avère être une réalité à laquelle la France s’est manifestement bien accommodée.

« En Amérique du nord, les lois sur le lobbying sont la règle plutôt que l’exception. Les États-Unis, premier pays au monde à avoir réglementé les activités d’influence, font ainsi figure de pionnier et, aujourd’hui encore, de référence en la matière. En effet, dès 1946, le Congrès américain impose, par le biais du Federal Regulation of Lobbying Act, la création d’un registre des lobbyistes. Au lendemain d’une vague de scandales révélant les faiblesses de ce registre, le dispositif est renforcé en 1995 à travers le Lobbying Disclosure Act qui étend la réglementation au personnel des deux chambres parlementaires ainsi qu’à celui de l’exécutif. Cette nouvelle loi s’intéresse également aux aspects financiers du lobbying en exigeant des entreprises et des cabinets financiers “des estimations de bonne foi des recettes et des dépenses” liées à ces activités. Plus récemment, dans le sillage du texte de 1995, le Legislative Transparency and Accountability Act, adopté en 2007, instaure une publication de rapports trimestriels présentant les recettes générées et les dépenses engagées en matières de lobbying ainsi que la divulgation des contributions financières versées par les groupes d’intérêt aux partis et responsables politiques. Enfin, alors que les reconversions des anciens membres du Congrès vers le monde du lobbying sont légion outre-Atlantique, Barack Obama a interdit – à l’orée de son premier mandat – la pratique du “pantouflage” par les membres de l’exécutif. Extrait de Le lobbying, un outil démocratique.

À travers son projet de loi qu’il devrait présenter en Conseil des ministres à la fin du mois de mars, Michel Sapin entend encadrer plus étroitement les activités des lobbies. Une démarche certes louable de prime abord mais qui, au regard des principales mesures dévoilées avant son passage au Conseil d’État, risque de demeurer lacunaire si le législateur ne décide de resserrer un peu plus le corset proposé par l’exécutif. En effet, a priori, le projet de loi « Sapin II » ne devrait souffler mot – ou si peu – sur l’encadrement du lobbying au sein des cabinets ministériels, des autorités administratives indépendantes ou encore des services déconcentrés de l’État et des collectivités territoriales ; véritables « no man’s lands réglementaires » autour desquels gravitent les groupes d’intérêt.

Les enjeux ne sont pourtant pas minces puisque selon le chercheur Mourad Attarça, les lobbyistes ne passeraient pas plus de 30 % de leur temps dans les couloirs du Parlement. La réglementation des arènes publiques auxquelles ces derniers consacrent les 70 % restants – soit la majorité de leurs activités – reste donc encore largement, si ce n’est totalement, à écrire. Espérons que les parlementaires sauront enfin désépaissir l’opacité des processus de prise de décision politique tout en réhabilitant la pratique du lobbying, une activité consubstantielle à la démocratie. Car comme l’a affirmé Pierre Rosanvallon dans son dernier ouvrage, « la transparence est une gardienne publique de l’intégrité ».

Anthony Escurat est doctorant en science politique à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence. Il est auteur pour la Fondation pour l’innovation politique de la note Le lobbying : outil démocratique, février 2016.

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