Parlons d’antisémitisme sans cécité volontaire

Dominique Reynié | 12 décembre 2014

La double enquête que vient de réaliser la Fondation pour l’innovation politique met en lumière quatre foyers d’opinions antisémites, par ordre de propension décroissante : chez les sympathisants du Front national et les électeurs de Marine Le Pen ; chez les musulmans ; chez les sympathisants du Front de gauche et les électeurs de Jean-Luc Mélenchon ; et chez les utilisateurs des réseaux sociaux, des forums de discussion et des sites de partage de vidéos, foyer qui recoupe en partie les trois précédents.

Pour apprécier le poids et l’évolution de l’antisémitisme dans l’Hexagone, il faut d’abord rappeler les données concernant les « actes » puis celles concernant les « opinions ». Entre la décennie 1994-2004 et la quasi-décennie 2004-2013, le nombre des actes antisémites a triplé. La moitié des actes dits « racistes » frappent des membres de la communauté juive, qui représente moins de 1 % de la population nationale. Entre 2006 et 2012, en France, cinq personnes, dont trois enfants, ont été assassinées en raison de leur appartenance à la communauté juive.

En 2014, à Bruxelles, des juifs ont été assassinés par un Français. On se souvient des scènes qui ont accompagné cet été certaines des manifestations dénonçant l’intervention israélienne à Gaza. A Paris, jusqu’à la place de la République, des manifestants ont hurlé « A mort les juifs ! » ; à Sarcelles, des magasins ont été incendiés au motif qu’ils appartenaient à des juifs ; des synagogues ont été attaquées. Quiconque pratique les réseaux sociaux est à même de constater la prolifération des messages antisémites explicites tenus par des milliers de personnes, dont Dieudonné est devenu la figure de proue. Il est impossible de ne pas voir qu’il se passe quelque chose. Le drame de Créteil ne fait que le confirmer.

Une critique de Nonna Mayer

L’étude des actes doit conduire à l’étude de l’opinion. On voit mal comment ces actes, ces agressions et ces propos pourraient n’avoir aucun rapport avec un certain état de l’opinion. Nonna Mayer (Le Monde du 6 décembre), qui ne conteste pas la réalité des actes, défend une thèse qu’elle vient de réaffirmer : «  Les sondages, en particulier l’enquête annuelle sur le racisme réalisée pour la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), montrent au contraire un recul graduel des préjugés envers les juifs, et parmi les préjugés qui résistent le “nouvel antisémitisme” reste marginal » (Libération, 23 octobre).

De notre côté, nous avons mené simultanément deux enquêtes avec l’IFOP. La première dresse un état de l’antisémitisme dans l’opinion publique générale, à partir d’un échantillon de 1 005 personnes âgées de 16 ans et plus et un questionnaire autoadministré en ligne. Nonna Mayer ne remet pas en cause cette méthode, à laquelle elle recourt d’ailleurs elle-même dans les sondages qu’elle réalise pour la CNCDH.

Pourtant, un tel échantillon ne permet d’obtenir qu’entre 40 et 50 personnes se déclarant de confession musulmane, ce qui ne suffit pas si l’on veut tester l’hypothèse d’un « nouvel antisémitisme ». Nous avons donc décidé de mener une seconde enquête, en administrant parallèlement le même questionnaire auprès de 575 personnes comprenant des individus déclarant être « nés dans une famille d’origine musulmane ». C’est ce second échantillon qui concentre les critiques. Il est pourtant surprenant de se voir reprocher de manquer de rigueur quand nous avons travaillé sur un groupe plus de dix fois supérieur à celui contenu dans les échantillons qu’utilise la CNCDH.

L’État ne fournit aucune statistique sur les musulmans

La critique de Nonna Mayer porte aussi sur la méthode ayant présidé à la constitution de ce groupe. Un rappel : l’État ne fournit aucune statistique permettant de construire un échantillon de la population française musulmane sur quotas. Cette cécité volontaire est regrettable pour la recherche, pour la qualité du débat et pour l’efficacité de la décision publique. On a beau jeu ensuite de venir contester, dans ces colonnes, la qualité méthodologique de notre outil de mesure.

Nous aurions préféré disposer de données de référence. Mais fallait-il s’abstenir de mesurer ? Pour contourner l’obstacle, nous avons combiné les statistiques de l’Insee sur l’immigration avec les données sur la population issue de familles musulmanes collectées par l’IFOP lors de ses différentes enquêtes. Un cumul d’enquêtes représentant tout de même 80 000 interviews a permis de construire des quotas indicatifs sur le sexe, l’âge, la profession, la région et la catégorie d’agglomération. Ces données ont présidé à la répartition sociodémographique de nos 575 interviews individuelles. Les entretiens ont été réalisés dans 77 points géographiques différents, dans toutes les régions (communes ou arrondissements pour Paris, Lyon et Marseille).

L’enquête a été administrée « en face-à-face », les enquêteurs interrogeant les personnes dans la rue et dans divers lieux publics. Nonna Mayer affirme que l’interview dans la rue ou les lieux publics ne permet pas de répondre sereinement. Or, nos deux échantillons concernant des populations de 16 ans et plus ont délibérément été choisis pour méthode : pour un tel thème, nous pensons qu’il est plus difficile de recueillir l’opinion de celles et ceux qui, ailleurs et notamment à domicile, pourraient être soumis à une pression sociale voire familiale.

Des écarts supérieurs à la marge d’erreur

Une critique étonnante vise l’intervalle de confiance et la marge d’erreur. Reprenons. Nous avons interrogé 575 personnes issues d’une famille musulmane. La « marge d’erreur » est donc au plus de 4,1 points, ce que Nonna Mayer estime trop important. Elle aurait dû remarquer que, sur la plupart des questions, les écarts entre les réponses de l’échantillon général et celles de l’échantillon des personnes « d’origine musulmane » sont très supérieurs à cette marge d’erreur.

Prenons un seul exemple puisque la place manque : sur l’item « Les juifs ont trop de pouvoir dans le domaine de la finance », on trouve 25 % de « d’accord » dans l’échantillon général et 67 % dans l’échantillon des personnes« d’origine musulmane ». L’écart est de 42 points, soit dix fois la « marge d’erreur » ! Il en va de même dans la suite du questionnaire.

Nous avons construit un indicateur d’antisémitisme qui, lui aussi, suscite la critique de Nonna Mayer. Mais, si on lit notre rapport, on voit qu’il s’agit d’un indice synthétisant les réponses faites à un ensemble de six items que nous avons testés parce qu’ils sont autant de préjugés contre les juifs.

Ainsi, dans l’échantillon général, 53 % des personnes interrogées ne partagent aucun de ces six préjugés antisémites ; dans l’échantillon des personnes «  d’origine musulmane », la proportion tombe à 17 %. Si l’on prend le temps de regarder les résultats, on note que la prévalence d’opinions antisémites parmi les répondants d’origine musulmane ne ressort pas seulement sur les six items qui ont servi à construire cet indicateur mais qu’elle se retrouve également dans l’ensemble du questionnaire.

Effet « yes saying »

Une critique concernait l’effet « yes saying » imputé à notre questionnaire, qui inciterait à l’approbation des items en raison de sa conception. Mais puisqu’un seul et même questionnaire a été administré à deux échantillons différents, il suffit de considérer les écarts de réponse. Admettons qu’il existe un tel effet : pourquoi n’est-il pas de même ampleur sur tous les répondants ? Les écarts de réponse à une même question, ou si l’on veut les écarts de « yes saying », dépassent 10, 20, 30 et même 40 points. Il reste donc à expliquer ces écarts.

Enfin, Nonna Mayer écrit sa nette préférence pour la méthode utilisée par les auteurs du livre Français comme les autres ? (Presses de Science Po, 2005). Je leur laisse donc la conclusion : « Les Français originaires d’Afrique ou de Turquie penchent plus souvent du côté des réponses présumées antisémites que leurs homologues de l’enquête miroir (…). Les écarts varient entre + 19 points pour la question sur le pouvoir des juifs en France, + 15 pour les questions sur la responsabilité à l’égard du conflit israélo-palestinien et sur “on parle trop de l’extermination des juifs”, et + 7 pour l’opinion “pour les juifs français, Israël compte plus que la France” », et plus loin :  « Les actes antisémites n’impliquent qu’une proportion marginale de la population, mais force est de constater que les préjugés antijuifs ne sont pas un épiphénomène. »

 

Lisez l’article sur lemonde.fr.

Commentaires (0)
Commenter

Aucun commentaire.