
Le droit, les rentiers ou l’innovation
Vincent Giret | 09 mars 2017
Faut-il prendre pour exemple le psychodrame de l’avant-projet de loi El Khomri sur le travail ou le tumulte provoqué par l’arrivée de l’entreprise Uber sur le marché français du taxi ? L’actualité la plus brûlante livre presque chaque jour l’occasion de démontrer combien nos règles de droit sont au cœur des tensions sociales et des enjeux politiques d’aujourd’hui.
Le droit n’est pas une discipline abstraite ou désincarnée, mais le reflet d’un état d’esprit, d’une culture et de grands choix collectifs. Mais, si notre droit a fait école dans le monde à l’époque napoléonienne, il tient désormais du chef-d’œuvre en péril : vieilli, anachronique, en déphasage complet avec le monde agile d’aujourd’hui. Pis : il condamne l’innovation, ce carburant d’une période de mutations intenses. Telle est la thèse développée par trois juristes, membres de Droit et Croissance, un laboratoire de recherche indépendant créé en 2002, dont l’ambition est de réconcilier leur discipline avec l’efficacité économique.
Dans une note de la Fondation pour l’innovation politique – « Un droit pour l’innovation et la croissance » –, Sophie Vermeille, Mathieu Kohmann et Mathieu Luinaud dressent un état des lieux accablant de ce qu’ils appellent, avec le Prix Nobel d’économie 1993, Douglass North, les « institutions », dans notre pays : c’est-à-dire l’ensemble des lois, des règles écrites ou informelles, ainsi que les instruments créés pour en contrôler leur bonne application. Ce corpus et ces régulations « n’ont guère évolué depuis la fin de la seconde guerre mondiale et empêchent la France de franchir la frontière technologique atteinte par ses acteurs économiques » .
En clair, la France a des atouts multiples, la créativité de ses ingénieurs, la puissance de ses scientifiques, la qualité de sa recherche fondamentale de pointe, mais elle peine à « transformer le fruit de cette recherche en application industrielle créatrice de croissance » . Sa balance technologique est positive, mais sa balance commerciale ne cesse de se dégrader. Et, chaque année, la France recule dans le classement des pays de l’Union européenne en matière d’innovation.
Au 12 e rang en 2015, elle appartient désormais au groupe des « suiveurs », quand les premiers réussissent, eux, à développer les « innovations radicales », celles qui construisent le monde de demain. Si de lentes évolutions ont, certes, vu le jour ces vingt dernières années, les « institutions » françaises ne sont toujours pas en phase avec « les nécessités d’une économie moderne tributaire de sa capacité à innover » . La France court derrière « une innovation de rattrapage » .
De la belle ouvrage, mais…
A qui la faute ? A un héritage monarchique, sans doute, qui fait que la politique a toujours tenu, d’une main très serrée, l’économique. Quand l’économie de marché et la liberté d’entreprendre ont été gravées dans le marbre constitutionnel dans de nombreux pays, elles ont été, et sont toujours, reléguées et mises sous surveillance, avec dédain, dans notre tradition nationale.
Aux juristes français, ensuite. Les auteurs balaient devant leur porte et soulignent la responsabilité historique de leur profession dans cet immobilisme : à l’inverse des juristes de nombreux pays, nos spécialistes ont continué, depuis le XIX e siècle, « à construire leur droit de manière autonome et abstraite, multipliant les typologies et les qualifications juridiques déconnectées des réalités économiques » . De la belle ouvrage, assurément, mais davantage faite pour les livres que pour la vie réelle. Ailleurs, la science économique a été appelée à la rescousse, dans un esprit d’ouverture et d’interdisciplinarité. Pas en France.
Troisième accusé, le jeu trouble de l’État, cette propension nationale à vouloir toujours préserver la rente. Si le droit du travail et la fiscalité sont deux domaines importants pour accompagner les mutations économiques, les auteurs y ajoutent le droit des faillites : « En faisant le choix politique de préserver l’emploi à court terme et de le maintenir à tout prix plutôt que de se soucier de la pérennité globale d’une activité économique, le droit français des faillites maintient sous perfusion grand nombre d’entreprises non viables, ou surendettées. » Meilleur ami des rentes, « l’État décourage et fragilise les nouveaux entrants, qui disposent, pourtant, d’un fort potentiel d’innovation » . Les fondateurs français de la start-up de transport entre particuliers Heetch en savent quelque chose !
Que faire ? Ouvrir la discipline, réformer « les institutions françaises » , simplifier les règles, inventer une « flexibilité du droit » , repenser le rôle de l’État, s’appuyer sur l’Europe, aussi, pour mieux défendre nos brevets… La tâche est vertigineuse et ne rend guère très optimistes nos trois auteurs : « Il est sans doute déjà trop tard pour que la France bénéficie pleinement de la présente vague d’innovations numériques. » C’est la prochaine vague qu’il faut maintenant viser. A condition que notre droit… innove !
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