
Une mutation qui arrive trop tard
Dominique Reynié | 21 février 2014
Article de Dominique Reynié paru sur le Monde, le 21 février 2014.
La social-démocratie a dominé la gauche dans des pays européens atlantistes, parlementaristes, de culture réformiste, attachés au consensus, dotés de syndicats puissants. Il était impossible de faire entrer le socialisme français dans la social-démocratie. La passion de la révolution, l’influence du communisme, puis les institutions de la Ve République ont maintenu presque toute la gauche française à l’écart de l’option sociale-démocrate. Il est maintenant trop tard.
En moins de vingt ans, les conditions historiques ont privé le socialisme réformiste de ses possibilités : la mondialisation relance la bataille du coût du travail et de la flexibilité de l’emploi ; l’épuisement financier ronge les capacités protectrices et réparatrices de l’Etat ; le vieillissement de la population précipite la crise des systèmes sociaux et favorise la montée des thèmes sécuritaires ou identitaires, avec l’immigration.
En Europe, la gauche peut encore gagner les élections, mais elle ne peut plus gouverner sans devoir appliquer un programme dicté par l’époque. Depuis le milieu des années 1980, chaque gouvernement de gauche s’est trouvé dans l’obligation d’adapter l’économie nationale aux exigences d’une compétition universelle et de contribuer à la déconstruction de l’Etat-providence. Ces réformes, jugées régressives, ont certes fragilisé tous les partis de gouvernement – qui ne cessent de perdre des électeurs –, mais la gauche est évidemment à contre-emploi lorsqu’elle reprend à son compte un tel programme sans avoir su y préparer ses électeurs.
Confondant la cause avec l’effet, traumatisée par la débâcle de 2002, la gauche française a nourri le procès de cette autre voie ouverte en 1993 par Bill Clinton, puis les Européens Tony Blair et Gerhard Schröder.
« NOUVELLE GAUCHE »
La poussée populiste visible en Europe depuis le milieu des années 1990 résulte du basculement électoral des classes populaires qui, hier, abondaient largement l’électorat des gauches. Le nouveau populisme reflète la radicalisation de groupes sociaux auxquels la marche du monde semble préparer un mauvais sort. Dès 2002, l’essayiste anglo-néerlandais Ian Buruma qualifiait cette droite de « nouvelle gauche », parce qu’elle se révélait capable de séduire des ouvriers que les partis socialistes sont réputés avoir abandonnés.
La crise financière de l’Etat sape les fondements de la politique sociale-démocrate, tandis que l’internationalisme interdit à la gauche de préférer les ouvriers nationaux aux ouvriers immigrés. La déstabilisation des classes populaires est totale. L’installation, de fait, de sociétés multiculturelles remet en question l’adhésion aux politiques de redistribution dont le bénéficiaire, dans ce cas l’immigré, n’est plus reconnu comme un ayant droit égal aux autres. Dans le même temps, les classes moyennes ne supportent plus de voir affecter une part de leurs revenus au soutien de groupes en difficulté qu’elles redoutent de rejoindre.
Dans ce nouveau monde, augmenter la pression fiscale, accroître le nombre des fonctionnaires, « aligner la fiscalité du capital sur celle du travail » – c’est-à-dire appliquer une surimposition qui empêche la constitution du capital ou en dissuade la mobilisation –, condamner le petit et moyen entrepreneur à l’asphyxie réglementaire fiscale et sociale, renoncer aux puissances de la connaissance en refusant les technologies végétales ou l’exploration des gaz de schiste, tout cela dessine grosso modo le programme inverse de celui qu’il fallait suivre.
L’équilibre des comptes, le financement de la solidarité et du progrès social, la prospérité économique et le passage à une croissance durable appellent une politique fondée sur l’innovation. Cela implique la liberté d’entreprendre, y compris en matière de recherche, la circulation du capital, c’est-à-dire sa rémunération, et la perspective de profits à hauteur des risques consentis ou du travail effectué. Cela suppose de réformer l’Etat très profondément.
Né dans la société, contre l’Etat, le socialisme tente aujourd’hui de survivre par l’Etat, contre la société. Prisonnier d’un dernier carré sociologique, arc-bouté sur un appareil administratif devenu l’unique outil d’une action conduite par la contrainte plus que par l’adhésion, le socialisme se meurt de n’être plus qu’un étatisme.
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