L'ubérisation, un drame pour l'emploi ?

Vincent Champain | 05 janvier 2016

« Le digital engendrera de nouveaux postes de production »

Vincent Champain, président de l’Observatoire du long terme

La mode est aux discours alarmistes. On ne compte plus les études et les couvertures de magazine sur les effets délétères et destructeurs du big-bang numérique sur l’emploi. Sortons des fantasmes et regardons la réalité. Aux Etats-Unis, la part des indépendants dans l’emploi était de 11,4% en 1990. Elle n’est aujourd’hui que de 10%. Où se trouve donc l’ »ubérisation » dont on nous parle tant?

Evidemment, la digitalisation change le travail, mais ce changement se présente de façon très différente selon la nature des emplois. Les emplois d’interaction (en relation avec des clients, comme les vendeurs ou les agents immobiliers) sont évidemment concernés par l’ubérisation. En revanche, les emplois de conception (architectes, managers, artistes ou journalistes) ne sont pas menacés par les plateformes en ligne, mais pourront l’être demain par les progrès de l’intelligence artificielle: Google News produit ainsi un « journal » uniquement grâce à des algorithmes. Quant aux emplois de production (ramassage des déchets, travail en usine, construction), ils sont davantage inquiétés par la robotisation que par la révolution numérique.

Les plateformes telles qu’Uber ne menacent donc que les emplois d’interaction, qui ne représentent qu’une fraction mince de l’emploi total: 14% à long terme, selon l’OLT. Soit autant que les postes créés ou détruits chaque année en France (15%).

Mieux, ces plateformes numériques induiront des emplois de production supplémentaires: s’il est plus facile de trouver une voiture avec chauffeur, les emplois au siège de compagnies de taxis seront probablement détruits, mais il y aura au total davantage de postes de chauffeurs. Au total, l’emploi dans le transport sera accru et de plus grande valeur ajoutée – ceux qui pouvaient être remplacés par un logiciel l’auront été.

Tirer parti des opportunités offertes par le numérique

De même, les agriculteurs ont déjà des marges réduites au minimum par les centrales d’achats. Si une application permet de mieux valoriser les fruits et légumes qui ont bon goût, les producteurs locaux regagneront alors des parts de marché face aux concurrents industriels aux produits insipides. Enfin, s’il est facile et peu risqué de faire appel à un plombier ou un serrurier, les Français le feront davantage.

A trop nous focaliser sur une approche défensive, nous risquons donc de passer à côté du véritable enjeu: tirer parti de toutes les opportunités qu’offre le digital pour vivre mieux et créer plus d’emplois, et notamment les emplois peu qualifiés qui font le plus défaut à notre pays. Et ce chômage-là ne doit rien à Uber ni à Internet, mais à des causes purement nationales.

« La vraie menace, c’est l’invasion de jobs automatisables »

Marc -Arthur Gauthey, membre de OuiShare

Il n’a jamais été aussi facile de créer sa boîte, de devenir free-lance ou de proposer une prestation via une plateforme d’intermédiation. Sur le plan politique, on commence à s’en inquiéter et à questionner le modèle social et fiscal qui se dessine. Plus personne ne croit au discours sur l’ »inversion de la courbe du chômage » ni à la capacité des élus à créer des emplois.

En quelques semaines, les initiatives se sont accélérées: rapport Mettling sur le travail, proposition du Sénat pour taxer les revenus générés sur les plateformes, mission de l’Inspection générale des affaires sociales sur l’évolution du droit du travail, et lancement d’une consultation nationale sur l’économie collaborative par l’Elysée.

Mais à peine aura-t-on fini de réfléchir au statut des chauffeurs Uber et de leurs pairs – sont-ils des entrepreneurs, des salariés, des indépendants, des victimes? – que l’avènement du véhicule autonome viendra clore le débat. La plupart d’entre eux iront pointer à Pôle emploi, les autres rejoindront les bataillons de nouveaux prolétaires serviciels sur Handy ou Mechanical Turk. Uber sera ubérisé comme l’arroseur arrosé.

Mais au fond, s’il est un drame pour l’emploi, ce n’est pas tant l’économie des plateformes que la recherche incessante de gains de productivité qui rend le travailleur chaque jour plus obsolète, car comparativement moins fiable, moins efficace, et moins rentable qu’une machine. Des centres logistiques d’Amazon aux usines Apple, ne restent aux êtres humains que quelques tâches ultraqualifiées réservées à une élite, et des tâches abrutissantes dont le coût (financier ou social) est encore trop élevé pour le déléguer à une machine. Une récente étude de l’université d’Oxford estime qu’un emploi sur deux sera automatisable d’ici vingt ans.

Mieux redistribuer la nouvelle valeur créée collectivement

Nous vivons dans un système politique, social, économique et des repères de pensées littéralement hérités d’un autre siècle. L’emploi disparaît, pas la production individuelle de richesse, dont une large partie est captée par quelques firmes internationales au gré des informations qu’elles collectent sur nos comportements. Nous travaillons pour elles sans même nous en apercevoir. Ce qu’il faut définir, désormais, c’est une nouvelle façon de distribuer cette valeur créée collectivement.

« La révolution ‘robonumérique’ va bouleverser le travail »

Robin Rivaton, économiste pour la Fondation pour l’innovation politique

La révolution « robonumérique » amène son lot de disruption, autrement dit de bouleversement rapide et massif de la répartition de la valeur dans un marché établi. L’ubérisation n’est que le premier des modèles de disruption, mais il en est devenu l’exemple le plus connu. Il correspond à l’intermédiation entre des offreurs et des consommateurs éclatés qui, auparavant, interagissaient directement ou via un autre intermédiaire, comme la centrale de réservation G7, par exemple.

La substitution d’intermédiaires aux marges équivalentes ne provoque pas de pertes d’emplois. Chez les producteurs s’observe une substitution entre taxis et VTC. La plateforme génère de faibles gains de productivité car, hormis la licence, les frais engagés pour produire le service – voiture, essence, travail – restent toujours les mêmes. La quantité d’emplois n’est pas en jeu, même si la qualité de l’emploi peut différer.

La deuxième vague de disruption repose toujours sur le principe d’intermédiation. Ce qu’on appelle l’économie collaborative n’est rien d’autre que la fourniture d’un service ou d’un bien en dehors du cadre régulé s’appliquant aux professionnels (Airbnb, Uberpop…). Si ces activités à prix réduit peuvent créer une offre bas de gamme qui élargit le marché, elles menacent aussi directement des entreprises établies et leurs salariés.

Une ubérisation du troisième type est déjà en marche

Cette ubérisation déstabilise donc partiellement l’emploi mais n’est d’aucune mesure face à la disruption horizontale qui est en préparation. Celle-ci provient d’entreprises de production de services ou de biens utilisant les meilleures technologies robotiques et numériques. Selon l’OCDE, la productivité des entreprises de services non financiers à la « frontière de la productivité globale » progresse de plus de 5% par an quand leurs concurrents affichent un pâle 0,3%.

Ces gains de productivité auront un effet massif en termes d’emplois. Il ne s’agira pas d’un Uber vous mettant en relation avec un chauffeur, mais de Google vous envoyant une de ses voitures automatiques. Il ne s’agira pas d’une plateforme vous permettant de louer les services d’un avocat pour une heure, mais d’un « robot » vous offrant une consultation juridique effectuée par un système expert. Cette ubérisation du troisième type ne fait que commencer.

Robin Rivaton est économiste, essayiste, membre du conseil scientifique et d’évaluation de la Fondation pour l’innovation politique, et auteur de «La France est prête» (Les Belles Lettres, 2 octobre 2014).

Lisez l’article sur lexpress.fr

Commentaires (0)
Commenter

Aucun commentaire.