
Ubériser les services publics pour les rendre plus efficaces
Soazig Le Nevé | 10 juillet 2017
Pour façonner les services publics du XXIe siècle, l’État doit s’ « ubériser », autrement dit s’ouvrir à la multitude des usagers et entrepreneurs qui pourraient lui permettre de viser mieux et plus vite l’intérêt général
A en croire les ministres successifs en charge de la Réforme de l’État, la France serait un modèle d’e-administration. À y regarder de plus près, ce satisfecit est un peu rapide. « Pour une grande part, l’e-administration a été pensée comme de la simple informatisation de formulaires encore conçus en silos, administration par administration », observe Laura Létourneau, co auteure d’ « Ubérisons l’État » (Armand Colin). C’est à la quête d’une véritable logique numérique que l’Etat doit partir. Car le numérique ne doit pas être vu comme une rustine qui rendrait, à la marge, les services publics plus efficaces « Ce n’est pas un outil, mais une façon dépenser », expose cette haute fonctionnaire du corps des Mines qui travaille à l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep).
Casser les silos et se tourner vers l’extérieur, voilà ce que feraient des services publics passés à l’ère numérique. La coprésidente du Conseil national du numérique (CNNum), Sophie Pêne, pousse elle aussi à la « desintermédiation » des services étatiques « LÉtat n’a pas fait sa transformation numérique. L’informatique reste comprise comme un dossier technique, d’infrastructure, de logiciels et les aspects sociaux sont sous-estimés, ainsi que la responsabilité politique concernant les choix technologiques », estime-t-elle. Quant à la productivité des services publics … Les marges de progression sont larges. « La productivité, c’est aussi la réelle qualité de l’accueil, la médiation, l’empathie, en somme l’efficacité du diagnostic de la demande et de l’accompagnement, c’est aussi la transversalité entre les services et le guichet unique. A bien des égards, pour I instant, l’État n’a pas dépassé fës télé procédures des années 2000 », se désole Sophie Pêne.
Gains de productivité encore très rares
Et pourtant, « elle est là, la révolution copernicienne qu’appelle le numérique », pointent le directeur interministériel du numérique et des systèmes d’information et de communication de l’État (Dmsic), Henri Verdier, et Pierre Pezziardi, animateur de l’incubateur de start-up d’État au sein de la Dmsic, dans une note de la Fondapol publiée le 17 janvier. Encore difficile à appréhender, celle-ci réclame de surcroît de « revivifier les valeurs de confiance et de coopération », très loin d’administrations « routinisées et cloisonnées » qui « ne répondent plus aux enjeux des services au XXIe siècle ».
Car pour l’heure, faute d’en faire « un bon », le numérique et l’administration française ne font tout simplement pas « ménage » du tout. Ainsi, « il ne se passe pas un jour sans que l’on se plaigne du service en France », taclent les deux responsables de la Dinsic : centre d’appels maltraitant, école sclérosée, procédures kafkaïennes, guichets embouteillés… La confiance dans la puissance publique meurt de ces petits irritants, autant – voire plus – que de son impuissance face aux problèmes structurels, tels que le chômage. La numérisation ne génère que des gains de productivité à la marge, « voire s’avère contre-productive car (l’État est) incapable d’imaginer autre chose que les organisations telles qu’elles sont, là où (il) pourrait les décloisonner au bénéfice des usagers », déplorent les deux auteurs de l’étude. La sphère publique devrait être un tout, selon Laura Létourneau et son coauteur, Clément Bertholet. « En Chine, WeChat est une plate-forme qui permet de prendre rendez-vous avec le spécialiste de son choix à l’hôpital, on y obtient les résultats de ses analyses de santé, on y pratique des diagnostics simples, on peut même y payer et bientôt, s’y assurer », illustrent-ils.
Pour Sophie Pêne, du CNNum, « il est clair que l’État ne doit pas subir, mais construire une politique » en intégrant le fait que la valeur de certains services publics peut se créer hors de son emprise – et donc en recourant au privé -, tandis que d’autres doivent demeurer dans la sphère régalienne. La démarche doit être tout sauf naïve. « II faut examiner au cas par cas quelles garanties ont été signées lorsqu’un acteur public passe un partenariat avec une plate-forme privée. L’intérêt général est-il ou non garanti ? S’agit-il d’un gain de productivité réel ou d’une perte de souveraineté cachée ? » préviennent eux aussi les auteurs à « Ubérisons l’État. »
Actuellement par exemple, la start-up Finamatic révolutionne la distribution des aides publiques. Si des agents publics ont plus de temps pour accompagner des entrepreneurs sur tel ou tel produit au lieu de le passer à vérifier que des formulaires administratifs sont bien remplis, «c’est un gain de productivité pour les entrepreneurs mais aussi pour l’agent public lui-même qui, dans son travail, gagne en efficacité et valorise son action », argumentent Laura Létourneau et Clément Bertholet.
Viser (mieux) l’intérêt général
La coprésidente du CNNum, Sophie Pêne, n’en reste pas moins prudente : « Les meilleurs services sont à mettre au service de l’État, mais alors cela suppose un État fort qui fait respecter ses valeurs, défend des droits, régule les usages des données, sait améliorer l’état de ses propres applications. » Car il existe des menaces. « Sous couvert de services plus accessibles, peut s’ensuivre une marchandisation sourde des données, une captation par des services marchands d’open data mises en commun par l’État », soulève-t-elle. Et d’illustrer avec la Bibliothèque nationale de France (BNF) qui, faute de budget, accepte que des ouvrages libres d’accès soient payants parce qu’elle ne peut les numériser elle-même. Il en va de même lorsque des généalogistes revendent des données publiques d’état civil. En somme, il faut d’abord que l’État s’ubérise en créant des plates-formes internes et robustes que d’autres acteurs vont s’approprier dans le but clairement établi de favoriser l’intérêt général. Ensuite, l’État doit devenir une « méta plate-forme » en s’appuyant sur des plates-formes externes avec pour seule condition un partenariat gagnant gagnant. La start-up créée par Paul Duan, Bob emploi, a ainsi signé une convention de partenariat avec Pôle emploi comprenant un objectif unique : réduire le chômage frictionnel (dit aussi «de mobilité», transitoire et d’une durée généralement courte). Et une seule condition : ne pas faire payer le service par les chômeurs. De son côté, après trois ans, la Dinsic a initié plus de 20 services numériques issus de « start-up d’Etat » le portail à l’open data Data.gouv.fr, Marché public simplifi (MPS), Mes aides gouv.fr, Labonneboite.pole-emploi.fr…
Faire mieux et plus vite
D’après les tenants de l’Etat plateforme, la société civile est mûre pour s’impliquer dans le cadre d’un service public co-construit « Ce n’est pas l’Etat tout seul qui arrivera à quoi que ce soit, ni même le SGMAP [secrétariat général pour la modernisation de l’action publique, ndlr], le secrétariat d’Etat au Numérique ou le ministère de l’Action et des Comptes publics », affirment Laura Letourneau et Clément Bertholet. La multitude doit piquer le mastodonte pour enclencher sa mue. La transformation de l’Etat, c’est aussi cette de la société tout entière ».
Mais être un « intrapreneur »dans la fonction publique n’est pas toujours une sinécure. Les incitations à I’innovation sont encore rares. En cas d’échec, aucun parachute ne vient vous sauver et les reproches pleuvent aussitôt. En cas de succès en revanche, la prise de risque engagée n’est que rarement valorisée. « ll faut donner plus de garanties à ces startupeurs d’Etat ! » clament les deux hauts fonctionnaires des Mines. C’est justement l’ambition des Entrepreneurs d’intérêt général (BIG), concours lancé par François Hollande fin 2016, afin de recruter durant dix mois des « compétences numériques d’exception » venues du secteur privé.
«Nettoyer des données sales pour les mettre à disposition des administrations ou des citoyens eux-mêmes : d’habitude, on embauche un CDD d’un mois pour faire ce travail. Notre objectif à nous est de donner les moyens à l’administration de le faire en une minute », expliquait ainsi, au mois de mars, Leo Bouloc, ingénieur embarqué au ministère de la Recherche. « Avec ce timing serré et ce périmètre défini, on sait que notre mission ne va pas prendre le temps habituel d’un projet de l’Etat : on limite les réunions » se félicite un entrepreneur d’intérêt général qui a souhaité garder l’anonymat. Comme on sait que je ne suis là que pour une durée limitée, c’est tapis rouge « J’obtiens les bases de données rapidement, je n’ai pas de bâtons dans les roues ».
Mais les choses avancent différemment en fonction des projets et certains EIG ont vite déchanté. « Parfois la mission est mal définie ou bien le ministère attendait juste un regard extérieur pour faire passer une décision déjà prise en interne. Souvent se pose la question de l’emploi, poursuit notre interlocuteur. De par notre mission à nous tous seuls, nous remplaçons facilement des dizaines de fonctionnaires. II est donc logique que certains s’opposent à ce que Ion teste des choses ». Au-delà de cette ouverture à la multitude, le salut de l’État plate-forme français résidera surtout dans sa capacité à s’ériger en modèle à l’échelle des autres Etats « Nous vivons dans une économie où « ‘the winner takes all » ‘[le gagnant rafle la mise, ndlr] Aussi, il est très certainement trop tard pour créer un Google ou un Facebook français ou même européen », souligne Laura Letourneau. L’enjeu est de créer une nouvelle forme de leadership mondial dans des domaines encore inexplorés par les géants américains.
A quand des Gafa français ou européens ?
Si l’Etat et la société basculent dans une révolution des usages, le hardware pourrait faire son grand retour, à travers les objets connectés, un domaine où la France excelle « Notre pays pourrait faire émerger des leaders », espère Laura Letourneau. Cela consoliderait nombre de services publics, comme dans le domaine de la santé. Grâce, par exemple, à des cabines connectées ou l’on pourrait obtenir un diagnostic par vidéo avec un médecin, faire une analyse de sang et disposer des résultats immédiatement. Les objets connectés viendraient alors résoudre en partie la délicate problématique des deserts médicaux. Et viser mieux et plus vite les besoins des citoyens.
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