1939, l'alliance soviéto-nazie : aux origines de la fracture européenne
Introduction
Au commencement était Lénine
Premier passage à l’acte : la guerre entre Pologne indépendante et Russie bolchévique, 1919-1921
Staline entre en scène
La montée en puissance de l’Allemagne
L’intermède de la tactique antifasciste du Front populaire
Staline se prépare à la guerre
Coup de tonnerre sur les démocraties : Staline arbitre dela situation en Europe
Un facteur oublié mais décisif : Staline vainqueur en Extrême-Orient
Le pacte du 23 août 1939, dit par antiphrase « de non-agression »
La véritable intention de Staline : favoriser une nouvelle « guerre impérialiste »
De la pseudo-neutralité à l’alliance officielle : du pacte de non-agression au traité soviéto-nazie « de délimitation des frontières et d’amitié »
La politique du Komintern et le cas du PCF
L’attaque soviétique contre la Finlande
Soviétisation de la Pologne orientale
Staline saisit les gages
Le PCF dans l’alliance totalitaire
Staline contiue de faire monter les enchères
Printemps 1941 : Staline perplexe
La fin de la lune de miel
De la grande alliance à l’instauration du rideau de fer
L’alliance soviéto-nazie, point aveugle de la mémoire européenne
Resumé
Le 28 septembre 1939, l’Allemagne nazie et l’Union soviétique signent à Moscou un traité « de délimitation des frontières et d’amitié ». Cette « amitié » est la conséquence directe du pacte « de non-agression » signé le 23 août de la même année entre les deux puissances totalitaires, qui avait ipso facto entraîné l’attaque de la Pologne par Hitler le 1er septembre, puis par Staline le 17 septembre, et provoqué le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.
Même si la Russie bolchevique avait longtemps entretenu des relations privilégiées avec l’Allemagne des années 1920, cette alliance stupéfia la plupart des observateurs tant l’opposition idéologique semblait irréductible entre le nazisme ultranationaliste et racialiste, et le communisme soviétique marxiste et internationaliste. Or cette alliance des deux grands dictateurs totalitaires contre les démocraties devait avoir les plus funestes conséquences, qui marquent aujourd’hui encore le corps d’une Europe réunifiée.
Stéphane Courtois,
Historien, directeur de recherche honoraire au CNRS, enseignant d’histoire à l’Institut catholique d’études supérieures (ICES) à La Roche-sur-Yon, membre du conseil scientifique et d’évaluation de la Fondation pour l’innovation politique.
Stéphane Courtois est directeur de recherches au CNRS (Sophiapol-Paris-X). Il est historien, spécialiste du communisme français, du mouvement communiste international et du totalitarisme. Fondateur et directeur depuis 1982 de la revue d’études universitaires Communisme, il a créé et dirige la collection « Démocratie ou totalitarisme » (Éditions du Rocher), où il a déjà publié plus de vingt ouvrages. Après s’être consacré pendant vingt ans à l’étude du Parti communiste français – Le PCF dans la guerre (1980), Histoire du PCF (en coll. avec M. Lazar, 1995), Eugen Fried (en coll. avec A. Kriegel, 1997) –, il a été le maître d’œuvre du Livre noir du communisme (1997) et a depuis orienté ses recherches vers la question du totalitarisme (Les Logiques totalitaires, 2006).
Stéphane Courtois est membre du conseil scientifique et d’évaluation de la Fondation pour l’innovation politique depuis le 23 janvier 2009.
À l’occasion du 80e anniversaire de la signature du pacte de non-agression entre l’URSS et l’Allemagne et du 30e anniversaire de la chute du mur de Berlin, Stéphane Courtois publie une nouvelle étude intitulée 1939, l’alliance soviéto-nazie : aux origines de la fracture européenne. Cette publication fait suite à un premier travail édité il y a dix ans par la Fondation pour l’innovation politique sous le titre Retour sur l’alliance soviéto-nazie, 70 ans après.
Sur la couverture figure la carte adjointe au protocole secret du traité du 28 septembre 1939 entre l’URSS et l’Allemagne, signée (en bleu) par Joseph Staline et signée et datée (en rouge) par Joachim von Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères du IIIème Reich entre 1938 et 1945.
Source : Le Monde, carte tirée de la revue Osteuropa.
« Le gouvernement du Reich et le gouvernement soviétique doivent, tirant la leçon de toute l’expérience du passé, tenir pour certain que les démocraties capitalistes de l’Occident sont les ennemies implacables à la fois de l’Allemagne nationale-socialiste et de l’URSS. »
Joachim von Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères du IIIe Reich, 15 août 1939
Introduction
Le 28 septembre 1939, l’Allemagne nazie et l’Union soviétique signent à Moscou un traité « de délimitation des frontières et d’amitié ». Cette « amitié » est la conséquence directe du pacte « de non-agression » signé le 23 août de la même année entre les deux puissances totalitaires, qui avait ipso facto entraîné l’attaque de la Pologne par Hitler le 1er septembre, puis par Staline le 17 septembre, et provoqué le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Même si la Russie bolchevique avait longtemps entretenu des relations privilégiées avec l’Allemagne des années 1920, cette alliance stupéfia la plupart des observateurs tant l’opposition idéologique semblait irréductible entre le nazisme ultranationaliste et racialiste, et le communisme soviétique marxiste et internationaliste. Or cette alliance des deux grands dictateurs totalitaires contre les démocraties devait avoir les plus funestes conséquences, qui marquent aujourd’hui encore le corps d’une Europe réunifiée.
Au commencement était Lénine
Sur la politique léniniste, voir Stéphane Courtois, Lénine, l’inventeur du totalitarisme, Perrin, 2017.
Les relations entre la Russie bolchevique et l’Allemagne furent initiées dès avril 1917, lorsque les services secrets allemands décidèrent de faciliter le retour en Russie d’une centaine de révolutionnaires afin d’y intensifier la désagrégation de l’armée russe. Parmi eux, un certain Vladimir Ilitch Oulianov, alias Lénine, chef d’un groupuscule marxiste radical. On connaît la suite. Le 7 novembre, ces bolcheviks s’emparent par la force du pouvoir à Saint-Pétersbourg, puis à Moscou, créent la Tcheka – le bras armé du parti bolchevique chargé d’imposer par la terreur « la dictature du prolétariat » –, dispersent par la violence l’Assemblée constituante – premier parlement russe élu au suffrage universel des hommes et des femmes – et déclenchent une impitoyable guerre civile1. Dès le 16 décembre, Lénine déclare une guerre révolutionnaire à l’Ukraine devenue indépendante, signifiant ainsi sa volonté de porter sa révolution le plus loin possible. Mal lui en prend : début mars 1918, l’armée allemande attaque en force et lui impose le traité léonin de Brest-Litovsk par lequel les bolcheviks concèdent à l’Allemagne 800.000 kilomètres carrés et le quart de la population de l’ex-empire tsariste.
Dure leçon qui incite Lénine à créer en urgence une Armée rouge chargée de défendre son pouvoir contre les ennemis de l’intérieur et de l’extérieur. Il fonde désormais sa politique étrangère sur un principe stratégique, le triomphe de la Grande Révolution prolétarienne mondiale, déclarant ainsi, en novembre 1920 : « Dès que nous serons assez forts pour vaincre tous les capitalistes, nous les prendrons à la gorge. » Il pose également trois principes tactiques. Le premier insiste sur la « défense de la patrie socialiste », à l’intérieur, par la terreur de la Tcheka, et à l’extérieur, grâce à une puissante Armée rouge. Le deuxième vise l’expansion de la révolution, la prise du pouvoir en Russie n’étant que le début d’un processus destiné à bouleverser toute l’Europe, et en priorité l’Allemagne dont la puissance industrielle et le prolétariat ouvrier viendraient conforter le pouvoir bolchevique. Cette expansion emprunte deux chemins complémentaires : la subversion intérieure à chaque pays par le biais des partis communistes en cours de création et l’action offensive de l’Armée rouge qui, après avoir été une armée de guerre civile en Russie, porterait la guerre civile internationale en ne tenant aucun compte des règles traditionnelles des relations entre États. Le troisième principe repose sur « l’exacerbation des contradictions inter-impérialistes » : en clair, tout faire pour dresser les pays « bourgeois » et « capitalistes » les uns contre les autres, jusqu’à ce qu’une guerre éclate et aboutisse à la révolution. Il s’agit, selon le slogan de Lénine de septembre 1914, de « transformer la guerre impérialiste en guerre civile ».
En outre, le pouvoir bolchevique doit laisser les « impérialistes » s’épuiser dans cette guerre et n’y intervenir que le plus tard possible et dans un sens révolutionnaire. Ainsi, en janvier 1925, Staline déclare-t-il : « Si la guerre commence, nous y entrerons les derniers pour peser d’un poids décisif dans la balance. »
Premier passage à l’acte : la guerre entre Pologne indépendante et Russie bolchévique, 1919-1921
La première application spectaculaire de ces principes a concerné la Pologne, déjà partagée trois fois, entre 1772 et 1795, entre les empires des Romanov, des Hohenzollern et des Habsbourg. La Première Guerre mondiale rebat les cartes. Fin 1918, ces empires se sont effondrés et l’armée allemande, après l’armistice du 11 novembre, est contrainte de se retirer d’Ukraine et des États baltes, occupés depuis mars 1918. S’ouvre alors, de la mer Baltique à la mer Noire, un immense vide géopolitique dans lequel s’engouffrent trois prétendants.
Sous l’impulsion de Józef Piłsudski, les Polonais exigent la renaissance de leur État. Dès le 26 juin 1919, la Conférence de la Paix à Paris leur donne satisfaction, contraignant en outre l’Allemagne à leur céder la Posnanie, la Haute-Silésie et un corridor qui donne un accès à la Baltique mais sépare la Prusse-Orientale du reste du Reich. De leur côté, les nationalistes ukrainiens, emmenés par Symon Petlioura, créent de vive force une république indépendante. Quant à Lénine, il ordonne à l’Armée rouge, qui s’est emparée de Vilnius et de Kiev, d’avancer le plus loin possible vers l’ouest et d’y porter la révolution bolchevique. La situation y semble alors très favorable : le communiste Béla Kun s’est emparé du pouvoir en Hongrie, une éphémère république soviétique est apparue en Bavière et l’Allemagne est traversée de mouvements révolutionnaires. Mais, surtout, Lénine vient de réaliser son rêve de l’automne 1914 : créer une nouvelle Internationale révolutionnaire – la IIIe Internationale, Internationale communiste ou encore Komintern –, réunie à Moscou en mars 1919 et qui développe une intense propagande pour attirer les partis socialistes européens. Elle profite de la situation catastrophique laissée par quatre ans de guerre totale en Europe et de l’immense prestige du premier parti révolutionnaire à s’être emparé du pouvoir et à s’y être maintenu par la force des armes.
Des conflits ponctuels interviennent entre ces trois protagonistes. Les bolcheviks concentrent d’abord leurs forces contre les armées blanches pour gagner la guerre civile. Les Polonais en profitent : en janvier 1920, ils poussent vers l’est et, le 7 mai, avec le concours des Ukrainiens de Petlioura, ils s’emparent de Kiev. L’idée de Piłsudski est de former une vaste confédération d’États allant de la Baltique à la mer Noire, susceptible de bloquer une double menace, russe sur le plan géopolitique et communiste sur les plans idéologique et politico-social. Mais Lénine n’en veut pas et, après avoir vaincu les armées blanches d’Anton Dénikine, il masse 800.000 hommes à l’ouest. Le 24 mai, la 1ère armée de cavalerie (Konarmya), une force de choc formée de cosaques – les soldats professionnels sous les tsars –, placée sous les ordres de Semion Boudionny, enfonce le front au sud, reprend Kiev et fonce vers Lvov. Au nord, le 4 juillet, le général russe Mikhaïl Toukatchevski lance à son tour une offensive foudroyante, avec un ordre du jour très clair : « À l’Ouest ! Sur le cadavre de la Pologne blanche se trouve la route de la révolution mondiale. Marchons sur Vilno, Minsk, Varsovie !2 » Ou encore : « L’heure du règlement de comptes est venue. L’armée du Drapeau rouge et l’armée de l’Aigle blanc prédateur se font face en un mortel combat. Au-delà du cadavre de la Pologne blanche brille la voie de la conflagration mondiale. À la pointe de nos baïonnettes, nous apporterons le bonheur et la paix à l’humanité laborieuse3. »
Ces déclarations indiquent assez le caractère idéologique « de classe » et « totalitaire » du conflit, et la sauvagerie d’une guerre où les bolcheviks et la Tcheka imposent leurs méthodes de guerre civile. On ne fait pas de prisonniers et les populations civiles paient le prix fort. Les communautés juives, si nombreuses sur ces territoires de la « zone de résidence » où le régime tsariste les a cantonnées, sont victimes de violents pogroms commis par les trois camps – ukrainien, polonais et bolchevique. À Berditchev, les cosaques de Boudionny incendient un hôpital militaire polonais et provoquent la mort de 600 blessés et de leurs infirmières. Nommé correspondant de guerre auprès de la Konarmya sur recommandation d’un chef de la Tcheka d’Odessa – l’une des plus cruelles –, l’écrivain Isaac Babel, dans son ouvrage Cavalerie rouge, donnera de cette orgie de sang une évocation bouleversante et peu conforme à la version officielle4. Cette guerre d’extermination restera jusqu’en 1946 la marque du traitement de la Pologne et des Polonais par le pouvoir bolchevique, par Staline en particulier.
Staline entre en scène
« Les vingt et une conditions d’adhésion à l’Internationale communiste », in Stéphane Courtois, Jean-Pierre Deschodt et Yolène Dilas-Rocherieux (dir.), Démocratie et Révolution. Cent manifestes de 1789 à nos jours, IX, ICES/Cerf, 2012.
Voir Norman Davies, White Eagle, Red The Polish-Soviet War, 1919-1920 and “the Miracle on the Vistiula”, Pimlico, 2003.
À la mi-juillet 1920, les troupes polonaises font retraite sur tous les fronts et se replient sur Varsovie. À ce moment crucial pour l’avenir de l’Europe, chacun à Moscou est convaincu de l’imminence d’une victoire éclatante. Un climat d’euphorie révolutionnaire domine les deux cents militants issus de trente-quatre nations qui, le 17 juillet, participent à l’ouverture du IIe Congrès du Komintern à Saint-Pétersbourg, haut lieu emblématique de la révolution d’Octobre. Puis le congrès se transporte à Moscou, où les délégués rêvent de révolution mondiale, tandis que Lénine s’enthousiasme : « Varsovie doit être prise ! » Voulant disposer au plus vite des instruments subversifs formés au moule bolchevique, il édicte ses fameuses « Vingt et une conditions d’adhésion à l’Internationale communiste », constituant le logiciel idéologique, politique et organisationnel des partis communistes à créer5. Elles visent à soumettre les partis socialistes européens à une double menace : soit une majorité révolutionnaire adhérant aux vingt et une conditions expulsera la minorité « réformiste » et se proclamera communiste ; soit les révolutionnaires seront minoritaires et feront scission pour créer leur parti communiste. Dans tous les cas, ces communistes doivent obéir aux ordres du Komintern – donc au parti bolchevique –, tandis que les socialistes sont stigmatisés comme « réformistes », « jaunes », « social-traîtres » ou « social-patriotes », et combattus sans relâche. Cette fracture décisive au sein des gauches, théorisée par Marx et systématisée par Lénine, aura en 1932-1933 en Allemagne et en 1939-1940 dans toute l’Europe des conséquences dramatiques pour la démocratie.
Sur le terrain militaire, les armées rouges avancent à toute vitesse, au point que le 28 juillet Lénine ordonne la création d’un Comité révolutionnaire provisoire polonais chargé de « soviétiser » les régions conquises, préfiguration des pouvoirs communistes fantoches créés par Staline en 1940 dans les États baltes, puis en Europe centrale et orientale après 1945. Ce Comité installé au nord-est de la Pologne, à Bialystok, proclame : « Une paix durable n’est possible qu’entre la Russie socialiste et une Pologne socialiste. »
Cinq armées soviétiques foncent sur Varsovie et, le 10 août, les premières unités cosaques traversent la Vistule, tandis qu’au sud le grand centre industriel de Lvov est menacé6. Le 7 août, le Congrès du Komintern se sépare en pleine euphorie, convaincu du triomphe de la révolution en Europe. Pourtant, Toukhatchevski s’inquiète car ses lignes de communication sont étirées sur des centaines de kilomètres.
Il ordonne que les armées du sud-ouest – placées sous l’autorité de Staline (bolchevik de la première heure et membre du Politburo), du commissaire politique Klement Vorochilov (futur commissaire du peuple aux Affaires militaires en 1925) et Boudionny (principal chef de la cavalerie soviétique pendant la guerre civile, qui donna son nom à la Konarmia) – remontent vers le nord couvrir son flanc gauche. Ordre est donné à Staline, par télégramme de Lénine, d’envoyer une armée vers Varsovie, tandis que la Konarmia doit retourner combattre les blancs du baron Wrangel en Ukraine. Staline a pourtant d’autres idées en tête. Il pressent une grande victoire et en veut sa part personnelle. Le 12 août, il désobéit et envoie Boudionny assiéger Lvov, espérant l’emporter rapidement, foncer vers la Silésie et, plus loin, Vienne, Budapest et Prague. C’est finalement le 20 août que Boudionny obtempère aux ordres de Toukhatchevski, mais il est trop tard.
Le 14 août, aidée par la mission militaire française – plus de 400 officiers, dont le capitaine de Gaulle – et des livraisons d’armement, l’armée polonaise lance une vaste contre-offensive qui provoque une immense déroute de l’Armée rouge. En quelques semaines et dans un incroyable chaos, celle-ci recule sur des centaines de kilomètres. Le 19 septembre, la Russie bolchevique est contrainte de demander la paix, puis de signer un armistice en octobre et, enfin, de signer la paix de Riga le 18 mars 1921. Alors qu’en juillet 1920 la Grande-Bretagne avait proposé que l’Armée rouge arrête son offensive sur la ligne Curzon, ce que dans sa certitude de victoire Lénine avait refusé, il est maintenant obligé d’accepter une frontière à deux cents kilomètres plus à l’est, ce qui offre à la Pologne les grandes villes de Vilnius, Brest-Litovsk et Lvov. C’est cet immense espace que Staline voudra réoccuper à l’été 1939.
La déroute soviétique a trois conséquences, qui mènent tout droit à l’alliance germano-soviétique de 1939. Elle provoque d’abord des tensions extrêmes entre les vaincus à la recherche des responsabilités : Toukhatchevski et Trotski reprochent à Staline sa désobéissance aux ordres et le paieront de leur vie, en 1937 pour l’un, en 1940 pour l’autre, avec à la clef l’extermination de tous leurs partisans. Staline en tire ensuite les leçons politiques : les « prolétaires » polonais n’ont manifesté aucune solidarité « de classe » avec l’Armée rouge et la révolution bolchevique devra donc fonder son expansion sur la puissance militaire associée à une politique diplomatique à la fois prudente face aux États capitalistes mais prête à saisir toutes les opportunités. Enfin, Staline, chez qui la vengeance est une seconde nature, ne pardonne pas aux Polonais l’humiliation qu’ils lui ont fait subir et le leur fera payer là encore de leur vie.
La montée en puissance de l’Allemagne
Voir Georges Castellan, « Reichswehr et Armée rouge, 1920-1939 », in Jean-Baptiste Duroselle (dir.), Les Relations germano-soviétiques de 1933 à 1939, Armand Colin/FNSP, 1954, 137-260.
Vis-à-vis de l’Allemagne, Lénine instaure une double politique. Il établit des relations diplomatiques avec la République de Weimar, tout en poussant le Komintern à mener dès 1919 une politique subversive qui aboutit, en octobre 1923, à une tentative avortée d’insurrection générale menée par le Parti communiste allemand (KPD) avec le soutien actif de conseillers soviétiques – au moment même où Hitler et le tout jeune parti national-socialiste tentent la même opération à Munich. Jusqu’au début 1933, le KPD n’aura de cesse de combattre cette république démocratique, en particulier les sociaux- démocrates, y compris en collusion avec les nazis.
Parallèlement, Lénine veut détruire l’organisation de la nouvelle Europe issue du traité de Versailles signé le 26 juin 1919 sous la houlette de la France et de la Grande-Bretagne, qui est à ses yeux la ligne de défense des puissances « capitalistes ». Il noue donc des relations secrètes avec la partie allemande – en particulier l’armée, la Reichswehr et les ultranationalistes – qui rejette le diktat de Versailles. En mai 1921, un premier accord garantit secrètement à l’Allemagne la fourniture d’avions, de chars et de gaz de combat, formellement interdits à Versailles. À la surprise générale, la collaboration politique est rendue publique le 16 avril 1922 avec l’accord de Rapallo, par lequel l’URSS et l’Allemagne se reconnaissent mutuellement, annulent leurs dettes réciproques et, « dégât collatéral » inattendu, font capoter la conférence de Gênes où les États européens, vainqueurs et vaincus, devaient renouer des relations économiques générales.
Dès 1923, sous l’égide de la Reichswehr, sont signés les premiers contrats pour la construction en URSS d’une usine de fabrication d’avions de combat, ainsi que la vente aux Soviétiques de centaines de milliers de fusils, d’explosifs et autres matériels de guerre7. La Reichswehr va bénéficier jusqu’en 1933 de la possibilité de contrevenir aux clauses du traité de Versailles. Ainsi, loin des yeux indiscrets, elle expérimente en URSS des technologies et des prototypes d’avions et de chars. Elle y installe des camps d’entraînement et familiarise des centaines d’officiers, notamment le fameux général Guderian qui conduira l’offensive des panzers en France en 1940, à l’utilisation technique et tactique de ces matériels ultramodernes. C’est en URSS qu’est reconstituée en secret la future Luftwaffe et que sont expérimentés les premiers chasseurs bombardiers. Enfin, l’armée allemande y organise des manœuvres avec de nouvelles tactiques de combat qui montreront toute leur efficacité contre la Pologne en 1939, contre la France en 1940 et même contre… l’URSS en juin 1941.
En contrepartie, l’URSS achète d’importantes quantités de matériels de guerre en Allemagne, en particulier des moteurs d’avion, et bénéficie de la formation sur place, par des instructeurs allemands, de ses cadres, surtout dans les nouvelles technologies. Près de quatre-vingt-dix généraux soviétiques, dont des officiers supérieurs comme Iegorov, Iakir et Ouborevitch, suivent des stages dans les états-majors allemands. En dépit de la distance sociologique entre les deux corps d’officiers – armée « de classe » pour l’URSS, armée de caste pour l’Allemagne – et de leur opposition idéologique s’installe une certaine fraternité d’armes qui repose à la fois sur le fait que ces pays sont les deux grands vaincus de la Première Guerre mondiale, qu’ils sont désormais dirigés par des pouvoirs totalitaires hostiles à la démocratie et qu’ils se retrouvent soudés dans une haine commune de la Pologne, principale alliée de la France en Europe centrale et orientale.
L’intermède de la tactique antifasciste du Front populaire
Sur ce point, voir Antonio Elorza et Marta Bizcarrondo, « Le Komintern et l’Espagne ou les métamorphoses d’une révolution », Communisme, n° 65-66, 1er-2e trimestre 2001, 161-178.
L’accession de Hitler au pouvoir en janvier 1933 et ses tirades de plus en plus violentes contre le marxisme, le communisme et l’URSS décident Staline à intensifier son rapprochement avec la France, inauguré en 1932 sous l’impulsion de Maxim Litvinov, vieux bolchevik et commissaire du peuple aux Affaires étrangères depuis 1930. En avril 1933, l’URSS accueille avec chaleur le premier attaché militaire français depuis 1917, le colonel Mendras. Face au réarmement allemand, la France et l’URSS signent le 2 mai 1935 un traité d’assistance mutuelle.
Parallèlement, Staline réoriente la politique du Komintern, désormais placé sous l’autorité de Georgi Dimitrov. Socialiste bulgare qui a opté en 1921 pour le bolchevisme, Dimitrov était responsable du Komintern pour l’Europe de l’Ouest, à Berlin en 1933, quand il avait été arrêté et accusé par les nazis d’être responsable de l’incendie du Reichstag. À la suite de son procès où il a tenu tête à Goering, il est devenu une figure mondiale de l’antifascisme. Expulsé à Moscou et propulsé à la tête du Komintern, Dimitrov officialise, lors de son VIIe congrès en juillet 1935, la ligne antifasciste appliquée par tous les partis communistes. Dès lors, la propagande communiste attaque systématiquement le régime nazi et ses alliés. Tout rapprochement entre les deux régimes semble désormais impossible.
La politique de front populaire aboutit en février-mars 1936, en Espagne, au succès électoral de la gauche, qui dégénère bientôt en révolution sociale puis en guerre civile ouverte. En France, le succès électoral du Front populaire conduit pour la première fois un socialiste, Léon Blum, à la présidence du Conseil. Le Parti communiste français (PCF), très faible jusqu’en 1933, bénéficie à plein de cette politique qui lui permet de constituer une « ceinture rouge » autour de Paris lors des élections municipales de 1935 et qui, en 1936, le fait bondir de dix à soixante-douze députés. Ainsi revigoré, le PCF prend la tête du mouvement social qui suit les élections et s’attribue le mérite des avantages sociaux concédés par le patronat lors des accords de Matignon, les 7 et 8 juin 1936. Sur ordre de Moscou, il appelle à la fin des grèves et soutient le gouvernement Blum.
Staline s’affiche plus encore aux côtés des démocraties et dote l’URSS d’une nouvelle Constitution proclamée « la plus démocratique du monde ». À l’automne 1936, il ordonne la formation de Brigades internationales, armée de volontaires sous commandement communiste qui intervient dans la guerre civile espagnole. Moyennant l’or de la Banque d’Espagne, il expédie aux républicains de l’armement et des conseillers militaires, confrontés aux officiers allemands envoyés par Hitler soutenir Franco. Il y envoie aussi des hommes du NKVD – héritiers de la Tcheka – qui pourchassent tous ses opposants et infiltrent les communistes espagnols jusque dans les plus hautes sphères de la République. À partir de 1938, il y expérimente la politique de « démocratie populaire » qu’il systématisera dans toute l’Europe centrale et orientale dès 19458.
Staline se prépare à la guerre
Sur la Grande Terreur, voir Nicolas Werth, « Un État contre son peuple », in Stéphane Courtois et Nicolas Werth (dir.), Le Livre noir du communisme, X, Robert Laffont, 1997.
Cependant, cette politique antifasciste n’est guère efficace. En effet, se drapant dans la rhétorique du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, Hitler multiplie les triomphes face à un gouvernement britannique partisan de l’appeasement avec l’Allemagne, face aussi à des Français paralysés par un puissant courant pacifiste dû au traumatisme de la Première Guerre mondiale (1.600.000 morts) et par les fractures idéologiques et sociales du Front populaire. Le 13 janvier 1935, le Führer obtient, par un vote quasi unanime, le rattachement de la Sarre au IIIe Reich ; le 7 mars 1936, il remilitarise la rive gauche du Rhin ; fin 1936, il inaugure avec Rome et Tokyo le « pacte anti-Komintern » avant d’envoyer la légion Condor soutenir Franco ; le 11 mars 1938, il annexe l’Autriche, alors que l’Anschluss est formellement interdite par le traité de Versailles ; enfin, last but not least, lors des négociations de Munich, le 30 septembre, il arrache la région des Sudètes à la Tchécoslovaquie, dont il démantèle ainsi la principale ligne de défense. À cette date, la politique de sécurité collective est en miettes et l’URSS semble hors-jeu. Écartée de la négociation de Munich, elle a dû retirer les Brigades internationales d’Espagne après la dernière grande bataille perdue sur l’Èbre, en novembre 1938, avant que Franco triomphe en février 1939.
Face à ce constat, en politique prudent mais implacable, Staline se prépare à la guerre. Il accélère sa politique inaugurée en 1928 avec un plan quinquennal destiné à recréer une industrie lourde et une grande armée moderne et mécanisée. Depuis 1929, la collectivisation forcée de l’agriculture lui permet de ponctionner les récoltes afin d’assurer l’entretien de l’appareil politique et militaire et d’obtenir des devises en vendant du blé à l’étranger. Parallèlement, il s’attaque à toute opposition, réelle ou imaginaire, susceptible de se transformer en « cinquième colonne » en cas de guerre. Ce sont d’abord les « koulaks » qui résistent à la collectivisation, fusillés par dizaines de milliers, envoyés au Goulag par centaines de milliers et victimes par millions d’une famine organisée en Ukraine en 1932-1933. À l’été 1936, Staline organise le premier des grands procès de Moscou qui, sous prétexte de lutter contre le trotskisme, règle ses derniers comptes avec les autres dirigeants afin d’affirmer son pouvoir absolu sur le parti et sur l’appareil d’État. Il ordonne par la suite une gigantesque purge de l’Armée rouge : 35.000 officiers sont démis de leur fonction et, sur 85 membres du Conseil militaire, 68 sont exécutés et 4 suicidés. Enfin, il lance la Grande Terreur qui, de juillet 1937 à octobre 1938, entraînera l’assassinat de plus de 700.000 personnes et la déportation du même nombre, selon des critères « sociaux » – « koulaks », « gens du passé »… – mais aussi « ethniques » – des Soviétiques non russes. Les Polonais sont les premiers visés par l’ordre n°00485 du NKVD du 11 août 1937, qui aboutit à l’exécution de 110.000 d’entre eux9, et, en août 1938, Staline ordonne la dissolution du Parti communiste polonais et fait assassiner tous ses dirigeants réfugiés en URSS, qui auraient pu renâcler à un virage de politique étrangère. Car le rapprochement avec les démocraties n’ayant pas donné les résultats espérés et le rapport des forces en Europe basculant du côté allemand, Staline est prêt à un renversement d’alliances.
Coup de tonnerre sur les démocraties : Staline arbitre dela situation en Europe
Nazi-Soviet Relations, 1939-1941. Documents from the Archives of the German Foreign Office, présenté par Raymond James Sontag et James Stuart Beddie, Washington, State Department, 1948, (nous utilisons ici la traduction de la version française parue sous le titre La Vérité sur les rapports germano-soviétiques 1939- 1941, France Empire, 1948, qui est incomplète). Dans ce recueil d’archives issues du ministère des Affaires étrangères du IIIe Reich les documents sont présentés dans l’ordre chronologique.
Sur l’ensemble du processus de l’alliance germano-soviétique de 1939 à 1941, on lira l’excellente synthèse d’Yves Santamaria, 1939, le pacte germano-soviétique, Éditions Complexe, 1999 ; et l’ouvrage de Michael Carley, 1939 l’alliance de la dernière Une réinterprétation des origines de la Seconde Guerre mondiale, Presses de l’Université de Montréal, 2001. On complétera avec des études s’appuyant sur les archives soviétiques récemment déclassifiées : Françoise Thom, « Le 22 juin 1941 : le débat historiographique en Russie et les faits », Cahiers du Centre d’études d’histoire de la défense, n° 13, 2000, p. 51-96 ; Olivia Gomolinski, « 1939-1941 : Staline, l’URSS, face à la guerre », in Alya Aglan et Robert Frank (dir.), 1937-1947. La guerre monde, vol. I, chap. VII, Gallimard, coll. « Folio », 2015 ; et Gaël Moullec, « “L’étrange défaite” de juin 1941 », Communisme, n° 49-50, 1er-2e trimestre 1997, p. 65-90.
On lira avec un grand intérêt les mémoires passionnants d’Ivan Maïski, Journal, 1932-1943, présenté par Gabriel Gorodetsky, Les Belles Lettres, Il s’agit bien entendu d’un plaidoyer pro domo qui doit être lu avec le recul de l’historien et nous ne suivrons pas toujours les commentaires de Gabriel Gorodetsky qui tient trop peu compte de l’idéologie léniniste présidant en dernière instance aux décisions de Staline, et qui, suivant l’historiographie soviétique, fait porter sur les démocraties la responsabilité de l’alliance germano-soviétique.
Voir Sabine Dullin, Des hommes d’influences. Les ambassadeurs de Staline en Europe, 1930-1939, Payot, 2001.
Nazi-Soviet Relations, op. cit.
Ibid.
Le 10 mars 1939, devant le XVIIIe congrès du Parti communiste (bolchevik) de l’Union soviétique (PCbUS), Staline prononce un discours où, après avoir officialisé la faillite de la politique de sécurité collective, il reprend la rhétorique léniniste de 1914 et estime qu’une nouvelle « guerre impérialiste » a commencé, mettant ainsi sur le même plan agresseurs et agressés : Allemagne nazie, Italie fasciste et Japon militariste versus France et Grande-Bretagne. Il conclut que « l’URSS continuera la politique de paix et de consolidation des relations d’affaires avec tous les pays ». « Tous » ? Même l’Allemagne nazie ? Ce tous n’aura pas échappé aux observateurs avisés. D’ailleurs, Staline a une priorité : la modernisation de l’Armée rouge, pour laquelle il espère une amélioration de ses relations avec l’Allemagne. Dès le 21 janvier 1939, il ordonne de dresser une liste d’équipements indispensables transmise le 11 février à l’ambassadeur d’Allemagne à Moscou, Friedrich-Werner von der Schulenburg.
Le désengagement de Staline de la politique de sécurité collective va soudain rencontrer une conjoncture inattendue. Le 14 mars 1939, Hitler envahit la Bohême et la Moravie, et instaure un protectorat sur la Slovaquie. D’un coup, les accords de Munich sont déchirés, montrant la naïveté des dirigeants britanniques et français face au cynisme absolu et à la brutalité d’un chef totalitaire. Néanmoins, à quelque chose malheur est bon : l’opinion publique britannique, soulevée d’indignation, incite son gouvernement à réagir. Le 31 mars, la Grande-Bretagne, bientôt suivie par la France, garantit les frontières de la Pologne, puis celles de la Grèce et de la Roumanie le 13 avril. Mais Hitler est bien décidé à poursuivre ses conquêtes et, le 11 avril, il donne à la Wehrmacht l’ordre de préparer une attaque contre la Pologne pour le 1er septembre 1939. Staline, vite informé, comprend qu’il est dans une situation idéale pour faire monter les enchères et proposer sa neutralité – voire son alliance – au plus offrant, tout en menant un double jeu de négociations publiques et secrètes.
Ainsi le processus diplomatique qui mène à la signature du pacte de non- agression entre l’URSS et l’Allemagne le 23 août 1939 est-il enclenché le 17 avril. Poussé par Litvinov et dans le cadre de négociations publiques, Staline, répondant aux avances britanniques, propose un accord d’assistance militaire avec la France et la Grande-Bretagne, et la garantie par ces trois pays des États limitrophes de l’URSS, de la Baltique à la mer Noire. Cependant, les conditions de l’accord impliquent le droit pour l’Armée rouge de pénétrer dans ces États, ce qu’au moins la Pologne et la Roumanie ne peuvent accepter. Or, ce même 17 avril, Alexeï Merekalov, l’ambassadeur d’URSS nommé à Berlin en juin 1938, rend, sur ordre, sa première visite à Ernst von Weizsäcker, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères allemand, à qui il tient des propos pour le moins surprenants : « La politique russe n’a jamais dévié de la ligne droite. Les divergences idéologiques n’ont pour ainsi dire exercé aucune influence sur les relations russo-italiennes et elles n’ont pas, pour l’Allemagne non plus, constitué dans le passé une pierre d’achoppement. La Russie des Soviets n’a pas exploité contre l’Allemagne les désaccords qui existent aujourd’hui entre elle et les démocraties occidentales et elle n’en a jamais éprouvé le désir. La Russie ne voit aucune raison de ne pas entretenir avec l’Allemagne des relations normales, relations qui pourraient aller en s’améliorant sans cesse10 ». Ainsi sont engagées des négociations ultra-secrètes avec l’Allemagne11.
Le 21 avril se tient au Kremlin, en présence de Merekalov et d’Ivan Maïski – l’ambassadeur soviétique à Londres de 1932 à 194312 –, une réunion décisive et tendue à l’extrême. Persuadé que les Anglo-Français cherchent à entraîner l’URSS dans une guerre bilatérale avec l’Allemagne, Molotov – le président du Conseil des commissaires du peuple et plus proche collaborateur de Staline – attaque Litvinov et exige une amélioration des relations avec l’Allemagne. Merekalov confirme alors que Hitler n’a aucune intention d’attaquer l’URSS et qu’une « nouvelle phase à la Rapallo » pourrait s’ouvrir pour un temps. Maïski rentre à Londres avec ordre d’obtenir des Britanniques un accord sur le droit pour l’Armée rouge, en cas de guerre, de traverser « un territoire étranger » et sur la délimitation des sphères d’influence sur le littoral de la mer Noire. Staline a mis deux fers au feu, mais les dés sont pipés : alors que les démocraties, qui cherchent à tout prix à préserver la paix, n’ont à lui proposer qu’une alliance militaire, Hitler, lui, peut promettre des territoires polonais dont il a bien l’intention de s’emparer. Staline le sent et va donc privilégier l’option allemande.
Le 3 mai 1939, Litvinov est limogé et tout le personnel diplomatique professionnel est remplacé par de fidèles staliniens13. L’éviction de Litvinov – de son vrai nom Meir Henoch Wallach-Finkelstein –, symbole de l’adhésion soviétique à la politique de sécurité collective et représentant de l’URSS à la Société des nations depuis 1934, constitue un double message politique et idéologique destiné à Hitler. Il est remplacé par Molotov, signe que la politique étrangère est sous l’œil direct du vojd. Dès lors, Molotov ne va cesser de bloquer les négociations avec les démocraties, tandis que le 20 mai il demande à rencontrer Schulenburg qui, charmé de l’accueil, signale dans son rapport « une atmosphère de très grande cordialité » et souligne qu’« un heureux aboutissement des discussions économiques contribuerait également à créer une atmosphère politique favorable14 ». Il estime que « Molotov désirait que nous lui fassions des propositions politiques de plus grande envergure ».
Preuve que les Allemands commencent à mordre à l’hameçon, le 30 mai le secrétaire général du ministère des Affaires étrangères Ernst von Weizsäcker reçoit Astakhov, le chargé d’affaires soviétique à Berlin, et lui confirme que les divergences idéologiques ne sont pas un obstacle et que si l’URSS se dissociait des démocraties, l’Allemagne pourrait conclure avec elle d’un arrangement sur « la division des sphères d’influence ». Dès le 8 juin, Staline pose comme condition à la poursuite de négociations avec Hitler un accord préalable prévoyant la livraison d’armements et d’équipements industriels pour une somme de 153,4 millions de marks. Le 22 juillet, à la surprise générale, la presse soviétique annonce la reprise des relations commerciales entre les deux pays.
Le 29 juin, Andreï Jdanov, membre du Politburo, publie dans la Pravda un article intitulé « Les gouvernements britanniques et français ne veulent pas d’accord égal avec l’URSS », signe de la nouvelle orientation. Le 26 juillet, au cours d’un dîner intime entre Astakhov et Schnurre – diplomate allemand chargé des relations commerciales –, dans une ambiance qui semble porter à la confidence, ce dernier déclare qu’« en dépit de toutes les divergences de conceptions philosophiques, il existait un lien entre les idéologies allemande, italienne et soviétique : l’opposition aux démocraties capitalistes15 ». Il lui propose alors un plan en trois étapes susceptible de mener à un rétablissement de bonnes relations entre les deux pays. En réponse, Astakhov demande si l’Allemagne a des visées politiques sur les États baltes et sur la Roumanie – ce que Schnurre dénie –, et affirme que, de toute façon, Dantzig et le corridor reviendront à l’Allemagne.
Le 2 août, Astakhov reçoit l’ordre de rencontrer Joachim Ribbentrop, ministre allemand des Affaires étrangères, qui confirme sa volonté d’entrer en négociations. Dès le 4 août, Molotov reçoit Schulenburg et lui déclare sans ambages que l’URSS souhaite une normalisation des relations entre les deux pays et sonde les intentions allemandes à l’égard de la Lituanie. Ainsi, le montant du prix à payer par le IIIe Reich pour obtenir la neutralité soviétique en cas de guerre contre la Pologne se précise : l’extension de la sphère d’influence soviétique aux trois États baltes. Le terrain diplomatique est désormais dégagé avec l’Allemagne mais cela n’empêche pas les Soviétiques de donner le change en recevant officiellement les délégations militaires envoyées par la France et l’Angleterre à Moscou négocier un accord dont les travaux débutent le 12 août. Cependant, Staline doit encore lever une hypothèque en Extrême-Orient.
Un facteur oublié mais décisif : Staline vainqueur en Extrême-Orient
Sur toute cette affaire, voir la remarquable biographie de Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, Joukov. L’homme qui a vaincu Hitler, Perrin, 2013, en particulier le chapitre VII.
Tandis qu’il manœuvre habilement à l’Ouest, Staline est confronté à un sérieux problème depuis que des éléments de l’armée japonaise, qui a occupé la Mandchourie chinoise en 1931, commencent à s’infiltrer en Mongolie. Depuis le traité du 12 mars 1936, ce pays est sous influence soviétique et d’importantes forces de l’Armée rouge y stationnent. Déjà, en juillet 1938, des combats se sont déroulés près du lac Khassan, au sud de Vladivostok, à la frontière soviétique avec la Mandchourie. Le 4 mai 1939, de nouveaux incidents éclatent sur la rivière Khalkin-Gol, à la frontière entre Mongolie et Mandchourie. Or la défaite de l’armée russe en 1905 demeure un souvenir géopolitique cuisant et, depuis son invasion de la Chine en 1936, le Japon fait figure pour Staline de menace majeure. Il décide donc une réaction rapide et puissante. Le 24 mai, Vorochilov, le commissaire du peuple à la Défense, convoque un illustre inconnu, le commandant adjoint du district militaire de Biélorussie dont la promotion éclair est due au massacre de ses supérieurs par Staline et à sa recommandation par le Politburo. Il s’agit d’un certain Gueorgui Joukov qui doit, séance tenante, aller en avion prendre le commandement des troupes en Mongolie avec l’assurance que tous les moyens en homme et en matériel lui seront fournis16.
Staline a eu la main heureuse. Joukov, le futur maréchal grand vainqueur de la guerre contre l’Allemagne en 1945, est un excellent tacticien, doublé d’un phénoménal baroudeur et d’un militaire prudent face au maître du Kremlin.
Il prépare son affaire avec impétuosité mais aussi méticulosité. La bataille s’engage en juin et, le 2 juillet, les Japonais lancent une offensive qui se veut décisive mais aboutit à un échec cuisant. Le 20 août, Joukov déclenche une offensive générale qui, en quelques jours, détruit entièrement la 6e armée japonaise. Staline remporte ainsi sa première victoire face à une armée de premier ordre, ce qui lui garantit la tranquillité à l’Est et lui donne un sentiment de puissance et d’euphorie.
Le pacte du 23 août 1939, dit par antiphrase « de non-agression »
Peu attentif aux événements de Mongolie, Hitler est concentré sur son attaque de la Pologne et a un besoin urgent de lever l’hypothèque d’une entrée en guerre de l’URSS. Le 8 août, il passe avec Staline un accord laissant aux soviétiques les mains libres dans un vaste espace, de la Baltique à la mer Noire. Le 15 août, à 4 h 40 du matin, Schulenburg reçoit de Ribbentrop l’ordre de se rendre dans l’instant chez Molotov pour lui lire une communication d’une étonnante tonalité :
« Les développements intervenus au cours de la période récente semblent montrer que des divergences de conceptions idéologiques n’excluent pas l’existence de relations raisonnables entre les deux États, ni le rétablissement d’une coopération amicale d’un genre nouveau. […]
L’espace vital de l’Allemagne et celui de la Russie sont contigus, mais leurs besoins naturels ne s’opposent pas. […]
Le gouvernement du Reich estime qu’il n’existe entre la Baltique et la mer Noire aucune question qui ne puisse être réglée à la complète satisfaction des deux pays. Au nombre de ces questions il y a notamment : la mer Baltique, la zone de la Baltique, la Pologne, les questions du Sud-Est, etc. […]
Il ne fait pas de doute que la politique germano-soviétique est parvenue aujourd’hui à un tournant historique. Les décisions relatives à la politique qui sera suivie, dans l’avenir immédiat, à Berlin et à Moscou, marqueront d’une façon décisive, pour des générations, le caractère des relations entre le peuple allemand et les peuples de l’URSS. […]
Le gouvernement du Reich et le gouvernement soviétique doivent, tirant la leçon de toute l’expérience du passé, tenir pour certain que les démocraties capitalistes de l’Occident sont les ennemies implacables à la fois de l’Allemagne nationale-socialiste et de l’URSS. […]
Ces questions [entre la Pologne et l’Allemagne] pourraient […] prendre une tournure qui enlèverait aux deux gouvernements [allemand et soviétique] la possibilité de rétablir l’amitié germano-soviétique et, peut-être, de résoudre d’un commun accord les questions territoriales qui se posent en Europe orientale. En conséquence, les dirigeants des deux pays ne devraient pas laisser les choses aller à la dérive, mais devraient agir au moment opportun17. »
En conclusion, Ribbentrop demande à se rendre à Moscou pour conférer avec Staline. Face à des propositions aussi alléchantes, Molotov offre d’emblée de signer un pacte de non-agression. Le 17 août, à 1 heure du matin, Ribbentrop confirme l’accord de Berlin et ajoute que le Führer est très pressé, eu égard au fait que « des incidents sérieux peuvent se produire d’un jour à l’autre » avec la Pologne. Molotov se déclare prêt à recevoir Ribbentrop, nanti des pleins pouvoirs, à condition que soit prévue, en même temps que le pacte, « la conclusion simultanée d’un protocole particulier qui déterminerait les intérêts des parties signataires dans telle ou telle question de politique étrangère, et qui serait partie intégrante du pacte18 ». Parallèlement, il désamorce la question des oppositions idéologiques en expliquant que « le principe de la coexistence pacifique de différents régimes politiques est un principe, depuis longtemps établi, de la politique étrangère de l’URSS19 ».
Pourtant, depuis le 12 août, les négociations ont commencé à Moscou entre Vorochilov – qui n’a pas oublié la déroute de 1920 – et les délégations militaires française et britannique. Le 15 août, il leur propose une intervention massive de 120 divisions et 9.500 chars, à condition que les troupes soviétiques puissent traverser la Pologne. En réalité, Staline a pris sa décision, il opte pour la carte nazie et, dès le 19 en fin d’après-midi, le texte d’un accord est élaboré entre Schulenburg et Molotov qui accepte la visite de Ribbentrop à Moscou le 26 ou le 27 août20. De plus en plus impatient, le 21 août, à 0 h 45, Hitler adresse un message personnel qui annonce à « Monsieur Staline » que l’Allemagne va déclarer la guerre à la Pologne, que le protocole demandé par les Soviétiques sera accordé, mais qu’il faut que Ribbentrop soit reçu le 22 ou le 23 août au plus tard. Deux heures plus tard, Staline donne son accord.
Le 23 août, Ribbentrop atterrit à Moscou où les conversations s’engagent sans délai. Staline mène le jeu et commence par un tour d’horizon général – les relations de l’Allemagne avec le Japon, la Turquie, l’Italie, l’Angleterre et la France –, avant d’aborder le fond du problème : le partage de l’Europe centrale et orientale. In fine, Ribbentrop confirme que l’attaque contre la Pologne est imminente. Avant de se séparer et selon la tradition soviétique, on porte des toasts. Celui de Staline est éloquent : « Je sais combien la nation allemande aime son Führer ; en conséquence, je voudrais boire à sa santé. » Le pacte de non-agression est signé, accompagné d’un protocole secret qui le transforme de facto en pacte d’agression.
Le premier point de l’accord concerne la Baltique : « Dans l’éventualité d’un réaménagement territorial et politique dans les territoires appartenant aux États baltes (Finlande, Estonie, Lettonie et Lituanie), la frontière nord de la Lituanie constituera la limite des sphères d’influence de l’Allemagne et de l’URSS21. » Autant dire que les trois autres États tombent sous la coupe de Staline. Le second point touche à la Pologne : « Dans l’éventualité d’un réaménagement territorial et politique des territoires appartenant à l’État polonais, les sphères d’influence de l’Allemagne et de l’URSS seront délimitées approximativement par la ligne des rivières Narev, Vistule et San. La question de savoir si les intérêts des deux parties impliquent le maintien d’un État polonais indépendant et comment un tel État serait délimité ne peut être définitivement déterminée qu’au cours des prochains développements politiques. Dans tous les cas, les deux gouvernements résoudront cette question à la suite d’un accord amical22. » Ainsi est scellé en quelques lignes le quatrième partage de la Pologne. Le dernier point souligne l’intérêt de l’URSS pour la province roumaine de Bessarabie et le désintérêt politique de l’Allemagne pour l’Europe du Sud-Est.
Dès l’annonce de ce pacte, dit par antiphrase « de non-agression », les chancelleries européennes et les opinions publiques demeurent stupéfaites face à un tel retournement de situation. L’ambassadeur Maïski, qui n’est pas le moins surpris, ne sait que répondre aux journalistes britanniques qui l’interrogent. Quant aux dirigeants communistes français qui étaient en vacances, ils tombent des nues. Le 1er septembre, l’Allemagne attaque la Pologne et, par le jeu des alliances, déclenche automatiquement la Seconde Guerre mondiale. Était-ce vraiment le souhait de Staline quand il ordonna la signature du pacte Ribbentrop-Molotov ?
La véritable intention de Staline : favoriser une nouvelle « guerre impérialiste »
Le 7 septembre, Dimitrov est convoqué au Kremlin. Son journal, miraculeusement conservé dans les archives bulgares, permet de comprendre la véritable stratégie poursuivie par l’URSS. Staline commence par un rappel de la position léniniste sur « l’exacerbation des contradictions inter-impérialistes » :
« Une guerre a lieu entre deux groupes de pays capitalistes – (pauvres et riches au niveau des colonies, des matières premières, etc.)
Pour le partage du monde, pour régner sur le monde !
Nous n’avons rien contre le fait qu’ils se combattent un bon coup et qu’ils s’affaiblissent l’un l’autre.
Cela ne serait pas mal si, grâce à l’Allemagne, la situation des pays capitalistes les plus riches était ébranlée (en particulier l’Angleterre).
Hitler, sans le comprendre, ni le vouloir lui-même, ébranle, sape le système capitaliste. […]
Nous pouvons manœuvrer, pousser un côté contre l’autre, pour qu’ils se déchirent encore mieux.
Dans une certaine mesure, le pacte de non-agression aide l’Allemagne. La prochaine fois, il faudra donner un coup de pouce de l’autre côté23. »
Puis il enchaîne sur le changement complet de ligne du Komintern et des partis communistes, qui correspond à la position défaitiste adoptée par Lénine en 1914 :
« Les communistes des pays capitalistes doivent, de façon définitive, prendre position contre leur gouvernement, contre la guerre.
Avant la guerre, il était totalement juste de contrer le fascisme avec les régimes démocratiques.
Au cours d’une guerre entre puissances impérialistes, cela ne l’est plus.
La séparation entre États capitalistes fascistes et démocratiques a perdu le sens qu’elle avait.
La guerre entraîne un changement radical.
Le Front populaire uni d’hier avait pour but de soulager la situation des esclaves du régime capitaliste.
Mais dans les conditions d’une guerre impérialiste, c’est de l’anéantissement de l’esclavage dont il est question.
Être aujourd’hui sur les positions d’hier (Front populaire uni, unité de la nation), cela signifie aller sur les positions de la bourgeoisie.
Un tel mot d’ordre n’est plus valable24. »
Ainsi Staline supprime-t-il la distinction entre démocratie et fascisme, et met-il à l’ordre du jour la révolution socialiste immédiate – « anéantissement de l’esclavage ». Le sens qu’il donne à cette expression devient explicite dans le développement suivant :
Auparavant (dans l’histoire), l’État polonais était un État national. Voilà pourquoi les révolutionnaires le défendaient contre les découpages et la mise en esclavage.
Aujourd’hui, c’est un État fasciste dont le joug pèse sur les Ukrainiens, les Biélorusses, etc.
Dans les conditions actuelles, la destruction de cet État signifierait qu’il y a un État bourgeois fasciste de moins !
Qu’y aurait-il de mal si l’anéantissement de la Pologne avait pour résultat la propagation du système socialiste à de nouveaux territoires et à de nouveaux peuples ?25 »
Puis Staline tente de justifier son rejet de la négociation avec la France et la Grande-Bretagne : « Nous étions plus favorables à un accord avec les pays soi- disant démocratiques et c’est pourquoi nous avons négocié. Mais les Anglais et les Français voulaient faire de nous des travailleurs journaliers et en plus sans rien payer ! Bien évidemment, ils ne nous auraient pas eus comme journaliers, et encore moins gratuitement26. » Bel aveu qui confirme que, depuis le 15 mars 1939, sa politique consistait à faire monter les enchères de son alliance au plus offrant. Hitler n’avait évidemment aucun scrupule à promettre ce qui ne lui appartenait pas – les trois États baltes, la Bessarabie et la Bucovine du Nord.
Pour finir, Staline donne la ligne à suivre par le Komintern et les partis communistes :
« Voilà ce qu’il faut dire à la classe ouvrière :
C’est une guerre pour la maîtrise du monde.
[…] Cette guerre ne donnera rien aux ouvriers, aux travailleurs, sauf douleur et privations.
Intervenir de façon décidée contre la guerre et ceux qui en sont coupables.
Démasquez la neutralité, la neutralité des pays bourgeois qui, prônant chez eux la neutralité, soutiennent la guerre dans les autres pays dans un seul but de profit27. »
En l’occurrence, la dialectique de Staline relève du cynisme le plus absolu : accuser les autres d’être « coupables » de la guerre alors que c’est lui qui, avec le pacte qualifié par antiphrase de « non-agression », a libéré Hitler de toute crainte d’un second front à l’est et l’a décidé à attaquer la Pologne. Cependant, l’évolution très rapide de la situation va l’amener à prendre des positions beaucoup plus nettes.
De la pseudo-neutralité à l’alliance officielle : du pacte de non-agression au traité soviéto-nazie « de délimitation des frontières et d’amitié »
L’attaque de l’Allemagne contre la Pologne est d’une violence extrême. Profitant de ses années d’entraînement en URSS, la Wehrmacht inaugure le Blitzkrieg, la guerre éclair, qui repose sur des attaques conjointes d’unités blindées et d’aviation, tout en bombardant les villes et les populations civiles. L’avance est si rapide que Hitler fait pression sur les Soviétiques pour qu’ils entrent à leur tour en Pologne et viennent occuper les territoires prévus dans le protocole secret.
Pris au dépourvu, Staline doit improviser. Le 15 septembre, le Japon, déstabilisé par l’accord germano-soviétique qui annule le pacte anti-Komintern, demande un armistice après sa défaite écrasante en Mongolie. Rassuré en Extrême- Orient, le 17 septembre, à 2 heures du matin, Staline reçoit Schulenburg pour lui annoncer que, rompant le traité de non-agression soviéto-polonais de juillet 1932, l’Armée rouge va envahir immédiatement la Pologne orientale. Dans la soirée, les Allemands proposent un communiqué commun, récusé par Staline qui considère que « les faits y sont exposés avec beaucoup trop de franchise28». Il rédige lui-même le communiqué final.
Lors de cette invasion, l’Armée rouge ne rencontre qu’une faible résistance, puisque le gros des forces polonaises était massé à l’ouest. Dès le 21 septembre, les armées des deux envahisseurs entrent en contact dans un stupéfiant climat de fraternité d’armes dont témoignent photos et films de propagande. Les troupes allemandes, trop avancées, se retirent sur la ligne de démarcation établie dans le second point du protocole secret et des commissions militaires mixtes règlent les différends. Un défilé commun des troupes victorieuses est même organisé à Brest-Litovsk.
Face à un triomphe aussi rapide, Staline bat le fer tant qu’il est chaud. Alors que Hitler envisageait de laisser autour de Varsovie un État croupion, Staline déclare à Schulenburg le 25 septembre que « ce serait une erreur le fait de laisser subsister un État tronc polonais indépendant29 ». Il propose d’échanger la province de Lublin, comprise par le protocole secret dans la zone d’occupation soviétique, contre la Lituanie et suggère que Ribbentrop revienne à Moscou discuter de l’affaire.
Le 27 septembre, à 18 heures, Ribbentrop atterrit à l’aéroport de Moscou, pavoisé de drapeaux à croix gammée, où l’attendent une bonne part de la direction soviétique et une spectaculaire garde d’honneur. Les négociations s’engagent au Kremlin à 22 heures, pour aboutir le 28 septembre à un traité « de délimitation des frontières et d’amitié » qui entérine la suppression de l’État polonais. Il s’accompagne de trois protocoles secrets : le premier garantit le transfert de populations allemandes de la zone d’occupation soviétique vers le Reich et réciproquement ; le deuxième confirme que la Lituanie passe dans la sphère d’influence soviétique, tandis que la province de Lublin revient au Reich ; le troisième précise que « les deux parties ne toléreront dans leurs territoires [occupés] aucune agitation polonaise qui affecterait les territoires de l’autre partie. Ils supprimeront dans leurs territoires tout commencement d’une telle agitation et s’informeront mutuellement à propos des mesures appropriées à cet objectif30». Très vite, la Gestapo et le NKVD vont prendre langue pour mener une action conjointe contre la résistance polonaise.
La négociation aboutit à l’établissement de la nouvelle frontière entre l’URSS et l’Allemagne, tracée sur une carte signée de Ribbentrop et de Staline dont l’ampleur du paraphe indique assez l’euphorie du maître du Kremlin. Le même jour, les deux gouvernements publient une déclaration commune où ils annoncent qu’à la suite de « l’effondrement de l’État polonais » ils ont par leur traité « jeté les fondements d’une paix durable en Europe orientale » et expriment leur conviction que « ce serait servir les véritables intérêts de tous les peuples que de mettre fin à l’état de guerre existant actuellement entre l’Allemagne, d’une part, et l’Angleterre et la France, d’autre part ». Ils ajoutent que « si néanmoins les efforts des deux gouvernements devaient rester stériles, la preuve serait établie que l’Angleterre et la France portent la responsabilité de la continuation de la guerre31 ». Difficile de ne pas reconnaître là l’extrême cynisme de deux puissances totalitaires qui ne respectent aucune règle internationale.
Désormais, Staline va chercher à intéresser le plus possible l’Allemagne à l’alliance soviétique, voire à la rendre dépendante. Dans tous les domaines, il s’efforce de se rendre utile à Hitler, de montrer sa bonne volonté et la solidité de son engagement à ses côtés. Le 11 février 1940, un très important accord commercial est signé. L’Allemagne doit livrer à l’URSS de grandes quantités de matériel industriel et militaire, y compris un croiseur de bataille. En échange, l’URSS fournira 1.600.000 tonnes de céréales, 910.000 tonnes de pétrole, 190.000 de manganèse, 500.000 de phosphates, 100.000 de coton32. Le 10 janvier 1941, l’Allemagne abandonne ses prétentions sur certains territoires lituaniens en échange de 7,5 millions de dollars. L’URSS devient un réservoir de matières premières pour une Allemagne désormais soumise au blocus occidental. La base de Mourmansk est mise à sa disposition, les Soviétiques se chargeant même de fournir des vêtements chauds aux marins allemands. Et quand, le 1er juillet 1940, Staline rencontre l’ambassadeur britannique Cripps, il prend soin de transmettre à Berlin un compte rendu de l’entretien. La lune de miel continue entre les deux puissances totalitaires.
La politique du Komintern et le cas du PCF
Le virage politique de Staline, passant de l’antinazisme le plus virulent à une alliance masquée puis ouverte avec Hitler, désarçonne totalement les partis communistes. Le 15 septembre 1939, le Komintern interdit aux communistes tchèques de s’enrôler dans les légions nationales combattant dans la coalition anglo-française. Le 29, il diffuse une directive ordonnant de lutter « contre l’impérialisme franco-anglais » : « Ce n’est pas l’Allemagne fasciste qui est l’appui du capitalisme, mais l’Angleterre réactionnaire antisoviétique […]. Aujourd’hui, ce n’est pas la lutte contre le fascisme qui est à l’ordre du jour, mais la lutte contre le capitalisme33. » En février 1940, il réitère son refus d’encourager la formation d’une armée étrangère tchèque, soulignant que le slogan de « rétablissement de la Tchécoslovaquie » est antisoviétique.
En France, le PCF a beau proclamer son attachement au patriotisme, il est la cible de toutes les critiques et, dès le 26 août 1939, le gouvernement Daladier fait saisir L’Humanité et Ce soir. Le 2 septembre, les députés communistes votent les crédits de guerre et Maurice Thorez rejoint son régiment en Champagne. Mais l’invasion de la Pologne par l’Armée rouge provoque une levée de boucliers contre les communistes. Le 26 septembre, par décret, le gouvernement dissout le PCF et toutes les organisations affiliées au Komintern. Frappé de plein fouet par l’abandon de la politique antifasciste et par l’interdiction, le PCF s’effondre : de 250 000 adhérents à l’été 1939, il est bientôt réduit à son « appareil » dans la clandestinité – les quelques milliers de « permanents » fanatiquement attachés à Staline34.
Le rapprochement entre Hitler et Staline a suscité des réactions de l’autre côté de l’Atlantique, comme en témoigne cette caricature publiée à l’époque par un dessinateur américain, Clifford K. Berryman. « On se demande combien de temps la lune de miel va durer [trad.] »
Source :
The Washington Star, 9 octobre 1939.
Georgi Dimitrov, op. cit., p.339-341.
Ibid., p.339-341.
Voir Philippe Buton, « Le parti, la guerre et la révolution, 1939-1940 », Communisme, n° 32-34, 1er-2e trimestre 1993, 41-66.
Voir Yves Santamaria, « Le parti, la France et la De la paix de Moscou à l’armistice de Rethondes, mars-juin 1940 », ibid., p. 67-86.
Afin de réagir, Jacques Duclos, chargé de la direction, colle au plus près de la politique de Moscou. Après le traité soviéto-nazi du 28 septembre, il adresse une lettre ouverte au président de la Chambre des députés et réclame l’ouverture immédiate de pourparlers de paix avec Hitler, passant par pertes et profits la destruction de la Pologne, désormais « libérée du fascisme » par l’Armée rouge. Face à cette initiative défaitiste – susceptible, de surcroît, de trouver un large écho pacifiste de l’extrême gauche à l’extrême droite –, le gouvernement réagit avec vigueur : il fait arrêter, inculper et incarcérer trente-quatre députés communistes, tandis que vingt-cinq autres renient le parti. Le 2 octobre, Duclos s’enfuit dans la clandestinité en Belgique, où il est rejoint le 4 octobre par Maurice Thorez qu’un commando, sur ordre du Komintern, a enlevé à son régiment en pleine nuit et qui, en novembre, passera en URSS sous passeport soviétique.
C’est dès lors un PCF très affaibli – illégal, privé de ses députés et avec une direction éclatée entre Paris, Bruxelles et Moscou – qui va suivre au plus près la nouvelle ligne du Komintern. En effet, le 25 octobre, Staline donne à Dimitrov ses instructions. Il recommande la prudence : « Il faut, peu à peu, conduire les masses vers les mots d’ordre révolutionnaires ! », mais ne pas « poser, maintenant, la question de la paix sur la base d’une destruction du capital », ce qui risquerait de voir les communistes « s’isoler des masses » en raison du sentiment patriotique de celles-ci. On n’est plus dans la situation de 1914 : « Maintenant il y a l’Union soviétique ! […] Ce qui permet de mettre de nombreux pays dans l’orbite d’influence de l’Union soviétique. Mais pour cela, nous devons nous tenir – respecter strictement leur régime intérieur et leur indépendance. Nous n’allons pas exiger leur soviétisation. Viendra le moment où ils le feront eux-mêmes35. » Pour Staline la révolution communiste relève moins d’une révolte sociale et politique endogène à chaque pays que d’un effet de la puissance géopolitique et militaire de l’URSS. Il le confirmera à Dimitrov le 21 janvier 1940 : « La révolution mondiale en un seul acte – stupidité. Elle se produit à des moments différents et dans des pays différents. Les actions de l’Armée rouge – cela concerne aussi la révolution mondiale36. » Le 31 octobre 1939, Staline donne son imprimatur à un article de Dimitrov intitulé « La guerre et la classe ouvrière des pays capitalistes » et qui sera pour plus d’un an la feuille de route des communistes du monde entier. Les termes « nazi » et « hitlérien » disparaissent du vocabulaire communiste, tandis que « fasciste » est désormais réservé au gouvernement français. Le PCF clandestin développe « un discours pacifiste à tonalité épisodiquement défaitiste37 ». Mais quand l’URSS semblera menacée lors de la guerre de Finlande, le PCF n’hésitera pas à appeler au sabotage dans les usines d’armement pour freiner l’aide de la France à la Finlande38.
L’attaque soviétique contre la Finlande
Voir Louis Clerc, La Guerre finno-soviétique (novembre 1939-mars 1940), Economica, 2015.
Fort de ses succès en Pologne et de l’installation de bases militaires soviétiques dans les États baltes, Staline veut pousser son avantage. Début novembre 1939, il exige que la Finlande cède à l’URSS une partie de sa province de Carélie, limitrophe de Leningrad. Face au refus finlandais et sans même une déclaration de guerre, le 30 novembre l’aviation soviétique bombarde les villes d’Helsinki et de Vyborg, reprenant la méthode utilisée par Hitler contre la Pologne39. Le 1er décembre est créé à Moscou un gouvernement fantoche prosoviétique dirigé par l’un des secrétaires du Komintern, Otto Kuusinen, un Finlandais « soviétisé » de longue date. Cependant, l’offensive piétine : soutenue par la France et l’Angleterre, l’armée finlandaise résiste et son aviation va jusqu’à larguer des millions de tracts sur Leningrad. En février 1940, l’Armée rouge reprend l’offensive et, le 12 mars, la Finlande est contrainte de signer la paix. Elle perd sa province de Carélie (40.000 kilomètres carrés), dont la population se réfugie dans la mère patrie. Néanmoins, le résultat pour Staline est mitigé : ce qui devait être une rapide et éclatante démonstration de force militaire s’est transformé en un conflit de grande ampleur où l’URSS a engagé 1.200.000 hommes, 1.500 chars, 3.000 avions, et qui risquait d’aboutir à une guerre avec les démocraties. En outre, l’Armée rouge a subi de lourdes pertes matérielles et humaines – environ 100.000 morts et 150.000 blessés, contre respectivement 24.000 et 43.000 du côté finlandais –, et a montré toutes ses limites, surtout au niveau du commandement. Ce qui n’est guère surprenant après la purge de 1937-1938 et l’intégration dans l’Armée rouge en 1939 de 100.000 nouveaux officiers dont seuls 7% ont reçu une formation militaire supérieure. Ce constat pèsera lourd par la suite dans la décision de Hitler d’attaquer l’URSS.
Soviétisation de la Pologne orientale
Voir Andrzej Paczkowski, « La Pologne victime de deux totalitarismes », in Stéphane Courtois (dir.), Une si longue L’apogée des régimes totalitaires en Europe, 1935-1953, Éditions du Rocher, 2003, p. 238- 270.
Voir Victor Zaslavsky, Le Massacre de Katyn, Éditions du Rocher, 2003.
Rafaël Lemkin, Qu’est-ce qu’un génocide?, Éditions du Rocher, 2008, 320 pages.
Stéphane Courtois, Communisme et totalitarisme, Perrin, 2009, p.364.
En Pologne, en quelques jours, les Soviétiques ont fait environ 230.000 prisonniers de guerre, dont la moitié, considérés comme biélorusses et ukrainiens, sont rapidement libérés. Trente mille autres sont envoyés au Goulag et beaucoup d’autres incorporés de force dans l’Armée rouge comme nouveaux « citoyens soviétiques ». La Pologne annexée est rattachée aux républiques soviétiques d’Ukraine et de Biélorussie, et immédiatement « soviétisée » : confiscation de la propriété foncière et de l’industrie, étatisation des circuits de distribution des biens de première nécessité et imposition du pouvoir du parti communiste40. La mise en place de la terreur est rapide et le NKVD lance quatre grandes opérations de déportation visant en priorité les élites polonaises, tant urbaines que rurales : le 10 février 1940 (140.000 personnes), le 13 avril (61.000), le 29 juillet (75.000) et en juin 1941 ; l’ensemble touchera 330.000 personnes, dont un tiers d’enfants de moins de 14 ans selon les chiffres actuellement disponibles du NKVD – et 800.000 selon les chiffres du gouvernement polonais en exil. En outre, après le 22 juin 1941, le NKVD massacrera sur place ou lors de transferts plusieurs dizaines de milliers de prisonniers. Au total, du 17 septembre 1939 au 22 juin 1941, l’URSS fit plus de 440.000 victimes sur une population de 12 millions d’habitants. Massacres et déportations reprirent en 1944-1945 lors du retour de l’Armée rouge dans ces territoires occupés en 1939.
Le 2 mars 1940, Nikita Khrouchtchev, premier secrétaire du PC d’Ukraine, prévoit de déporter 22.000 à 25.000 familles, soit plus de 60.000 femmes, enfants et vieillards. Ce sont les familles des hommes que Staline et le Politburo ordonnent d’assassiner le 5 mars 1940 sur rapport de Beria, chef du NKVD : 25.700 Polonais, dont 14.587 officiers prisonniers de guerre. Du 3 avril au 16 mai 1940, 4.404 d’entre eux sont tués d’une balle dans la tête à Katyn41, 3.896 à Kharkov et 6.287 à Tver. La plupart étaient des réservistes, professeurs, médecins, architectes, ingénieurs, bref l’élite de la nation.
Nous sommes confrontés là à un nouvel exemple de ce que le grand juriste polonais Rafaël Lemkin a défini, dès 1944, sous le terme de génocide. L’appliquant, dans un texte des années 1950, à la politique engagée par le pouvoir bolchevique contre les Ukrainiens, il l’analysait comme « la politique à long terme de liquidation des peuples non russes par la déportation de fractions sélectionnées » de la population et présentait la destruction de la nation ukrainienne comme « l’exemple classique de génocide soviétique42 ». Si son analyse renvoie à l’un des éléments centraux de sa définition du génocide – la destruction en totalité ou en partie d’une nation –, Lemkin souligne que ce génocide reposait sur la destruction de catégories sociales spécifiques et surtout il en pointe le motif – la volonté soviétique de « produire l’“homme soviétique”, la “Nation soviétique” » – et le prétexte officiel – la liquidation d’« ennemis du peuple potentiels43 » – en soulignant qu’il était commandé par une idéologie « de classe ».
Staline saisit les gages
Le 10 mai 1940, Hitler attaque la France. Or, au lieu de s’enliser dans une interminable guerre de tranchées comme en 1914-1918, la bataille tourne à l’avantage du Blitzkrieg. En quatre semaines, l’armée française, censée être la meilleure du monde, est mise en déroute et, le 22 juin, l’armistice est signé. Molotov ne manque pas d’envoyer ses félicitations au Führer pour cette brillante victoire et l’agence de presse russe Tass déclare le 23 juin : « Les relations de bon voisinage qui se sont établies entre l’URSS et l’Allemagne, après la signature du pacte de non-agression, ne sont pas basées sur des considérations conjoncturelles éphémères, mais sur les intérêts d’État fondamentaux de l’URSS et de l’Allemagne44. »
Staline n’est pas en reste. Pendant que son compère est occupé à l’Ouest, il s’empare des gages promis par le protocole secret. L’Armée rouge envahit l’Estonie le 12 juin, la Lituanie le 17 juin, puis la Lettonie le 18 juin. Le 26 juin, Molotov adresse un ultimatum à la Roumanie qui, pour éviter la guerre, doit céder à l’URSS sa province orientale de Bessarabie, bientôt rebaptisée Moldavie, et la Bucovine du Nord, deux régions qui n’étaient pourtant pas inscrites dans le protocole secret. Le 6 août, les trois États baltes accèdent au rang peu enviable de « république soviétique » et, deux jours plus tard, la Pravda titre triomphalement : « Le soleil de la Constitution stalinienne répand maintenant ses rayons bienfaisants sur de nouveaux territoires et de nouveaux peuples », soit 12 millions de Polonais et 10 millions de Baltes et de Roumains qui, en fait de Constitution, vont être livrés à la terreur « de classe » du NKVD. Nous ne retiendrons que l’exemple de l’Estonie, le mieux documenté.
L’invasion de l’Estonie entraîne une vague de terreur dans le pays : de juin 1940 à juin 1941, plus de 2.200 personnes sont assassinées, dont 800 officiers, soit la moitié d’entre eux ; 12.500 soldats et plus de 10.000 civils sont déportés au Goulag45. Le phénomène se reproduira lors du retour de l’Armée rouge à l’hiver 1944-1945 : 75.000 personnes arrêtées, dont au moins 25.000 fusillées ou mortes dans les camps, et 75.000 exilées, dont environ 6.000 tuées en chemin. En mars 1949, une nouvelle vague de déportation enverra plus de 22.000 personnes au Goulag. En outre, de 1944 à 1953, plus de 2.000 résistants maquisards seront tués au combat, 1.500 assassinés et 10.000 arrêtés. Au total, ce sont environ 175.000 Estoniens qui ont été victimes de la terreur soviétique, soit 17,5% de la population – ce qui rapporté à la population française correspondrait à 10,5 millions de personnes. Les mêmes méthodes seront appliquées en Lituanie et en Lettonie, ainsi qu’en Bessarabie et en Bucovine du Nord.
Après ce nouveau triomphe, Staline décide de faire un geste à l’attention de son complice. En effet, pressentant la défaite de la France, Churchill, devenu Premier ministre, a ordonné dès le 12 juin à son nouvel ambassadeur à Moscou, Stafford Cripps, de transmettre à Staline un message de mise en garde contre les ambitions expansionnistes de Hitler sur toute l’Europe et il se déclare prêt à en discuter. Staline rejette cette ouverture et, le 13 juillet, Molotov transmet à Schulenburg un compte rendu détaillé de la conversation au cours de laquelle Staline a déclaré à Cripps que les relations entre l’URSS et l’Allemagne « ne sont pas basées sur des circonstances passagères, mais sur les intérêts nationaux fondamentaux des deux pays46».
Le PCF dans l’alliance totalitaire
Voir Stéphane Courtois, « Un été Les négociations entre le PCF et l’occupant allemand à la lumière des archives de l’Internationale communiste », Communisme, n° 32-34, 1er-2e trimestre 1993, p. 85-128. Voir aussi Sylvain Boulouque, L’Affaire de L’Humanité. Comment le célèbre quotidien tenta de reparaître en pleine occupation nazie, Larousse, 2010.
La défaite de la France, l’occupation d’une grande part de l’Europe occidentale et la mise de l’Europe centrale sous tutelle par le IIIe Reich couplée à l’annexion par l’URSS d’une partie de l’Europe orientale signifient que les pouvoirs totalitaires triomphent sur un gigantesque espace qui va de l’Atlantique au Pacifique et de la mer Blanche à la Méditerranée. La démocratie semble définitivement chassée de l’Europe et la lune de miel entre nazis et communistes est au zénith.
L’une de ses manifestations les plus étonnantes a eu lieu en France. Jacques Duclos, politicien communiste revenu de Belgique dès le 15 juin dans une voiture diplomatique, engage de grandes manœuvres politiques avec les Allemands entrés la veille dans Paris. Par le biais d’un avocat de l’ambassade soviétique dans la capitale, il prend langue avec la Propagandastaffel, le service de censure de l’occupant. Le 18 juin, alors que le général de Gaulle lance son premier appel à la résistance, Duclos tente d’obtenir la légalisation de L’Humanité, interdite par le gouvernement Daladier. Il est persuadé que la « bourgeoisie » est à terre, que la révolution communiste est proche et que l’heure du parti communiste, favorisée par l’occupant, est arrivée 47. Le 19 juin, L’Humanité clandestine publie même le communiqué officiel allemand et appelle à la fraternisation entre ouvriers français et soldats allemands. Le 26, des responsables communistes sont reçus à l’ambassade d’Allemagne par Otto Abetz, le représentant personnel du Führer à Paris. Un accord politique se profile, dont Duclos rend compte dans un rapport à Moscou daté du 30 juin, où il évoque « la conclusion d’un pacte d’amitié [de la France] avec l’URSS qui compléterait le pacte germano-soviétique et constituerait un important facteur de pacification européenne ». Alors que l’occupant libère nombre de communistes emprisonnés par le gouvernement Daladier, la direction communiste donne ordre à ses militants de sortir de la clandestinité et de reprendre leur place dans les mairies et les syndicats d’où ils ont été chassés à l’automne 1939.
Cependant, à Moscou, Maurice Thorez commence à s’inquiéter et il a raison. En réalité, si Abetz fait les yeux doux aux communistes, c’est pour mieux diviser les Français et affaiblir toute résistance naissante, tout en veillant à ce que « des coups décisifs puissent à tout moment mettre [les communistes] hors d’état de nuire ». Sur ordre du Komintern, les négociations cessent en août, mais le mal est fait : croyant pouvoir compter sur la bienveillance nazie, Duclos a mis à découvert l’appareil du parti et, à partir de la mi-octobre, l’occupant ordonne une répression de masse. Des centaines de militants sont arrêtés, dont 300 en région parisienne, parmi lesquels beaucoup seront fusillés comme otages par les nazis à partir de l’automne 1941 – le malheureux Guy Môquet sera de leur nombre, arrêté alors qu’il diffusait une propagande appelant plus à la révolution contre le capitalisme qu’à la lutte contre l’occupant. Le PCF qui, en 1945, revendiquera avoir été le premier à entrer en résistance, occultera cet épisode jusqu’à ce que l’ouverture des archives de l’Internationale communiste en 1992 en révèle la teneur exacte.
Staline contiue de faire monter les enchères
Cité in Françoise Thom, art. cit., p. 67.
Ibid., p. 67.
Ibid., p. 60.
Nazi-Soviet Relations, op. cit.
Cité in Françoise Thom, art. cit., p. 61.
Ibid., p. 61.
Ibid., p. 61.
Ibid., p. 61.
Ibid., p. 62.
Georgi Dimitrov, op. cit.
Voir Françoise Thom, art. cit., p. 67.
Il n’en demeure pas moins que le rapide effondrement français est un rude coup pour les dirigeants soviétiques. Ils avaient misé sur une guerre longue et épuisante à l’Ouest qui leur aurait permis d’intervenir dans le conflit au moment opportun. Selon le témoignage de Khrouchtchev, « Staline était très énervé. Je l’avais rarement vu dans un tel état… Il courait à travers la pièce en jurant comme un charretier. Il injuriait les Français. Il injuriait les Anglais. Comment avaient-ils pu laisser Hitler les battre comme il l’avait fait ?48». Alors qu’il espérait continuer à faire monter les enchères entre les belligérants, le chef du Kremlin se retrouve soudain face à un partenaire qui n’a plus besoin de son alliance, ni même de sa neutralité. Dans sa paranoïa anti-impérialiste, il en vient même à craindre un renversement des alliances où le Reich et l’Angleterre « capitaliste » se retourneraient contre l’URSS.
Il va donc tout faire pour amadouer les Allemands et leur prouver sa fidélité. Mais il continue d’en espérer des avantages, en particulier pour un nouveau partage des sphères d’influence dans les Balkans. Le 1er juillet 1940, l’ambassadeur Cripps a évoqué le souhait de Churchill de voir « une situation stabilisée dans les Balkans sous l’égide de l’URSS », ce à quoi Staline a répondu : « Quelle que soit la puissance qui s’impose dans les Balkans, elle a toutes les chances de s’y embourber 49. » Les minutes de cet entretien sont transmises à Schulenburg à la fois pour montrer que l’URSS est un allié fiable et aussi laisser entendre au Reich que les enchères sont à nouveau ouvertes. Dès le 31 août, le Komintern crée une école spéciale chargée de la formation accélérée des cadres des « partis frères » chargés de constituer des pouvoirs prosoviétiques dans les futures régions annexées50.
La défaite éclair de la France a déstabilisé toute la stratégie de Staline. Emporté par l’euphorie de ses incroyables succès obtenus sans tirer un coup de fusil – sauf pour la Finlande –, il n’en prend pas encore conscience, d’autant que le IIIe Reich donne le change. Le 13 octobre, Ribbentrop adresse à « mon cher Monsieur Staline » une très longue lettre dans laquelle il exprime son « désir de voir s’instaurer dans le monde un ordre nouveau dirigé contre les démocraties plutocratiques51 » et offre à l’URSS de s’associer au pacte tripartite signé entre l’Allemagne, l’Italie et le Japon, après avoir « délimité les intérêts des quatre puissances à l’échelle des siècles ». La formule est soulignée au crayon par Staline qui croit le moment venu : l’Allemagne accepterait une hégémonie soviétique sur les Balkans à condition que l’URSS respecte ses intérêts économiques dans la région comme elle l’a fait dans les États baltes et en Finlande.
Ribbentrop invite Molotov à Berlin pour en discuter, tandis que le 22 octobre l’ambassadeur Cripps, que Molotov n’a pas jugé bon de recevoir, propose une coopération contre le Reich en échange de la reconnaissance par l’Angleterre des conquêtes territoriales soviétiques. Vychinski, le tristement célèbre procureur des procès de Moscou versé depuis dans la diplomatie, lui répond le 11 novembre avec une extrême arrogance : « L’Angleterre nous offre moins que ce que nous avons actuellement. […] Je n’en reviens pas : comment le gouvernement anglais a-t-il pu nous faire de telles propositions alors que l’Angleterre est aux abois ?52 »
Reçu en grande pompe dans la capitale du Reich les 12 et 13 novembre 1940, Molotov s’entretient très longuement avec Ribbentrop et, surtout, directement avec Hitler. L’échec de la Luftwaffe dans la bataille d’Angleterre et la résistance britannique encouragent Staline à reprendre les enchères. Un projet rédigé par Molotov à la veille de son voyage à Berlin indique ses objectifs : « 1/ Se renseigner sur les intentions réelles de l’Allemagne et des pays du Pacte tripartite concernant la réalisation de leur plan de “nouvelle Europe” et de “grand espace asiatique”. 2/ Préparer une première esquisse de la sphère d’intérêts de l’URSS en Europe, au Proche-Orient et en Asie moyenne, en sondant la possibilité d’une entente à ce propos avec l’Allemagne et l’Italie. »
Cette esquisse présente la liste suivante :
« a/ la Finlande, conformément à l’accord de 1939 ; b/ le Danube, et surtout le Danube maritime ;
c/ la Bulgarie – c’est la principale question de ces négociations ; elle doit faire partie de la sphère d’intérêts de l’URSS avec l’accord de l’Allemagne et de l’Italie ;
d/ le sort de la Turquie ne peut être décidé sans notre participation ;
e/ le sort de la Roumanie et de la Hongrie nous intéresse fort car ce sont des États voisins de l’URSS ;
f/ le sort de l’Iran ne peut être décidé sans notre participation, car nous y avons des intérêts sérieux (ne pas soulever la question sans nécessité) ;
g/ que compte entreprendre l’Axe en Grèce et en Yougoslavie ?53 »
Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’appétit vient en mangeant ! L’historiographie soviétique a prétendu que le voyage à Berlin visait à « gagner du temps » et à donner le change. Les télégrammes échangés entre Staline et Molotov du 12 au 14 novembre montrent le contraire. Le 13 novembre, agréablement surpris par Hitler qui sait se montrer séducteur, Molotov envoie un message euphorique à Staline : « Hitler manifeste visiblement un grand intérêt pour un accord sur les sphères d’influence et un renforcement de l’amitié avec l’URSS54. » Staline répond aussitôt : « Si les résultats de l’entretien de demain montrent que tu peux t’entendre avec les Allemands sur l’essentiel, et qu’il ne restera plus qu’à mettre cela en forme à Moscou, tant mieux55. » Un peu plus tard, il ajoute : « Si les Allemands nous proposent un partage de la Turquie, vous pouvez découvrir nos cartes56. » Et, de fait, Hitler pérore longuement sur le fait que l’Angleterre étant à ses yeux déjà vaincue, le moment est venu de se partager ses dépouilles. Mais si Molotov lui assure que l’URSS est prête à rejoindre le pacte tripartite, il n’obtient aucune assurance sur l’influence soviétique en Roumanie et en Bulgarie. Or le second entretien avec Hitler le 14 novembre est une douche froide. Le Führer n’accède à aucune des demandes de Molotov et propose un protectorat soviéto-nazi sur la Turquie qui ne le séduit pas. Le voyage de Ribbentrop à Moscou qui devait suivre et aboutir à la signature d’un troisième pacte est discrètement enterré.
Nullement découragé, Staline fait savoir à Schulenburg dès le 25 novembre que l’URSS est prête à adhérer au pacte tripartite « à certaines conditions » : le retrait des troupes allemandes de Finlande, un pacte entre la Bulgarie et l’URSS, une base soviétique en Bulgarie et une autre en Turquie, ainsi que l’abandon par le Japon de ses concessions dans le nord de Sakhaline. Le 26 novembre il adresse son portrait dédicacé à Ribbentrop, marquant sa volonté de passer l’éponge sur les frictions récentes. Le 28, il ordonne la livraison à l’Allemagne de 2,5 millions de tonnes de blé supplémentaires.
Pourtant, ce même 25 novembre, au Kremlin devant Dimitrov, il commence à s’inquiéter : « Il est faux de considérer l’Angleterre comme vaincue. Elle a de grandes forces en mer Méditerranée. Elle est directement présente dans les détroits. Après l’invasion des îles grecques, elle a renforcé sa position dans cette région. Nos relations avec les Allemands sont polies en apparence, mais existent entre nous de sérieuses tensions57. » Au point qu’en décembre le Komintern commence à réactiver des communistes allemands58. Staline a raison de s’inquiéter. Le 17 janvier 1941, Molotov s’étonne auprès de Schulenburg de ne pas recevoir de réponse au mémorandum que Staline a adressé à Hitler fin novembre. Et pour cause. Le 18 décembre, le Führer a ordonné à la Wehrmacht de préparer l’opération Barbarossa – l’invasion de l’URSS – d’ici au 15 mai 1941, à l’issue de laquelle il escompte un effondrement rapide du pouvoir soviétique.
Printemps 1941 : Staline perplexe
Jusqu’au 22 juin 1941, Staline poursuit le mirage d’un nouveau traité, signifiant à Berlin qu’il est prêt à revoir ses exigences à la baisse. Il y est encouragé par le respect de ses engagements par le Reich qui, en 1940, a fourni à l’URSS pour 133 millions de marks d’armement, dont les prototypes d’avion les plus modernes (Messerschmitt 109 et 110, Junkers 88), persuadé que l’industrie soviétique est trop arriérée pour en bénéficier. D’ailleurs, en mars 1940, Staline a reçu une délégation envoyée à Berlin à qui il a ordonné d’acheter des avions au plus vite et dans la plus grande quantité possible, et surtout d’évaluer la capacité de production de l’Allemagne – elle l’estimera à 70-80 par jour contre 26 en URSS. Il ajouta : « N’oubliez pas qu’en dépit du pacte, l’Allemagne reste notre ennemie acharnée59. »
De son côté, Hitler développe une puissante campagne de désinformation en direction de l’URSS. Ainsi, jusqu’en juin 1941, le chef de la Chancellerie du Reich, Otto Meisner, recevra l’ambassadeur soviétique Dekanosov près d’une fois par semaine en lui laissant entendre que le Führer travaille à de nouvelles propositions de coopération avec l’URSS. Le 12 avril, Staline confie d’ailleurs à Yōsuke Matsuoka, le ministre japonais des Affaires étrangères, que « l’URSS accepte le principe d’une coopération sur les grandes questions entre le Japon, l’Allemagne et l’Italie. […] M. Hitler a dit au camarade Molotov qu’il n’avait pas besoin d’aide militaire pour l’instant. Or le pacte tripartite serait un pacte d’assistance mutuelle. Tant que l’Allemagne n’a pas besoin d’aide, le moment du pacte quadripartite n’est pas encore venu. […] C’est seulement si les choses allaient mal pour l’Allemagne et le Japon que la question du pacte quadripartite et d’une coopération avec l’URSS, sur les grandes questions se poserait60 ». Sûr que ce message passerait aux Allemands, Staline continuait de rêver à une montée des enchères quand la résistance britannique créerait une situation favorable.
Durant ce printemps, Staline rejette les incessantes propositions de rapprochement de Churchill, y compris quand celui-ci le prévient d’une attaque imminente de la Wehrmacht. À l’inverse, il satisfait au mieux l’Allemagne, augmente ses livraisons de pétrole, de métaux, de céréales et de coton, et achète pour le compte de celle-ci des matériaux stratégiques dans des pays avec qui elle est en guerre. Il facilite le transit vers le Reich de matières premières en provenance du Japon, en particulier du caoutchouc. Le 13 avril, il déclare à l’attaché militaire allemand : « Nous resterons vos amis quoi qu’il arrive », et donne ordre que les opéras de Wagner – musique favorite du Führer – ne quittent pas l’affiche des théâtres soviétiques. Lors du défilé du 1er mai sur la place Rouge, Semion Timochenko – qui n’a pas oublié la déroute polonaise de 1920 à laquelle il a été mêlé et qui est devenu en mai 1940 commissaire du peuple à la Défense à la place de Vorochilov, sanctionné pour le désastre de l’Armée rouge en Finlande – vient de manière spectaculaire saluer un par un les généraux allemands qui assistent à la parade.
Pourtant, un événement inattendu inquiète le chef du Kremlin. Le 27 mars 1941 un coup d’État renverse à Belgrade le gouvernement favorable à l’Allemagne. Le 3 avril, une délégation yougoslave se rend à Moscou pour signer un traité de non-agression et d’amitié. Le lendemain, Vychinski lui déclare cependant : « Nous avons un pacte avec l’Allemagne. Nous ne voulons pas donner l’impression aux Allemands que nous voulions l’enfreindre. Nous ne voulons pas avoir l’initiative de la rupture du pacte61 », faisant du traité une simple déclaration de neutralité. Finalement, le 5 avril, Staline consent à retirer le terme « neutralité » et le traité est signé le 6, à 3 heures du matin. Quelques heures plus tard, l’Allemagne attaque la Yougoslavie. Cette affaire montre, encore une fois que l’appeasement soviétique à l’égard de Hitler avait des limites. Staline était prêt à faire des concessions dans le domaine économique mais prenait le risque calculé de mécontenter Berlin lorsqu’il s’agissait d’élargir sa sphère d’influence et d’y imposer son régime politique.
Néanmoins, l’invasion de la Yougoslavie incite Staline à resserrer son jeu. Le 4 mai, Hitler prononce un discours où l’URSS n’est même pas citée, ce qui inquiète fort Staline qui, le 6 mai, se proclame président du Conseil des commissaires du peuple à la place de Molotov. Il unifie ainsi le commandement de tous les appareils sur lesquels repose le parti-État – le parti bolchevique, l’administration gouvernementale, l’armée et la police politique – et concentre officiellement dans sa main tous les pouvoirs au cas où une guerre éclaterait. C’est aussi indiquer à Hitler qu’il est prêt à négocier directement, d’égal à égal, c’est-à-dire entre deux chefs de parti-État totalitaire.
Le 10 mai, l’atterrissage rocambolesque en Écosse de l’avion de Rudolf Hess, l’un des plus proches de Hitler, convainc un peu plus Staline que les intrigues de la « perfide Albion » visent une alliance germano-britannique et la formation d’un « bloc impérialiste » contre la « patrie du socialisme ». Un rapport de l’Administration principale de la propagande soviétique de mai 1941 traduit cette position dans une langue de bois caractéristique : « Les cercles dirigeants des pays belligérants éprouvent une crainte croissante devant les conséquences révolutionnaires d’une guerre prolongée. La bourgeoisie des pays impérialistes voit avec une immense inquiétude l’Union soviétique grandir et se renforcer, à l’écart de la guerre, alors que la guerre ébranle et affaiblit les pays capitalistes. […] Dans ces conditions, certains cercles de la bourgeoisie des pays belligérants manifestent un désir croissant de s’entendre afin de conclure la paix et de détourner la guerre contre l’URSS. La “fuite” de Hess en Angleterre est, dans ce sens, un avertissement sérieux à l’URSS. […] Voilà pourquoi l’URSS doit être prête à n’importe quelle surprise de la part des États impérialistes, elle doit être prête à tout moment à faire échouer une entente des impérialistes contre nous62. » Une telle analyse montre une méconnaissance totale de la haine de Churchill et des Anglais à l’égard de Hitler et leur volonté de détruire le IIIe Reich, surtout depuis qu’à l’automne 1940 la Luftwaffe a bombardé massivement Londres et d’autres villes anglaises, et fait près de 45.000 morts.
La fin de la lune de miel
Le coup d’État anti-allemand en Yougoslavie a tendu les relations germano- soviétiques. L’URSS reconnaît le nouveau gouvernement tandis que l’Allemagne occupe militairement la Yougoslavie et la Grèce. Ces événements accélèrent l’inflexion de la politique du Komintern. Elle est amorcée fin février 1941 par Andreï Jdanov, l’adjoint de Staline chargé de superviser le Komintern, qui informe Dimitrov de la nécessité de porter plus d’attention à la question nationale : « L’internationalisme prolétarien doit aller de pair, pour un peuple donné, avec ses sentiments nationaux sains63. » Dans son appel traditionnel du 1er mai, supervisé par Staline en personne, le Komintern inaugure une politique de « front national » dans un certain nombre de pays occupés, dont la France, où le PCF la relaie dès le 15 mai. Staline songe même à liquider le Komintern afin de faciliter la transition des partis communistes d’une rhétorique révolutionnaire « de classe » à une rhétorique « nationale », et de rendre ainsi plus difficile la cristallisation d’un « front impérialiste uni » contre l’URSS.
Le 13 avril, Staline réussit à signer un pacte de non-agression avec le Japon, ce qui le soulage d’une menace venant de l’Orient. Mais s’il envisage sérieusement depuis début mai l’hypothèse d’une guerre avec l’Allemagne, il ne veut pas croire, en dépit de nombreux avertissements, que Hitler attaquera en 1941. Ce déni l’aveugle : quand, le 16 juin, le chef du renseignement du NKVD lui transmet un rapport précisant que « l’attaque peut intervenir à n’importe quel moment », il l’annote ainsi : « Vous pouvez envoyer votre “informateur” de l’état-major de l’aviation allemande baiser sa mère. Ce n’est pas un informateur mais un désinformateur64. » En attendant, Staline interdit tout déplacement de troupes qui pourrait être perçu par le IIIe Reich comme une provocation et l’URSS continue de livrer ponctuellement à l’Allemagne les matières premières prévues par les contrats. Le 14 juin, la Pravda publie même un communiqué officiel qui affirme que « les rumeurs concernant les plans de l’Allemagne de rompre le pacte [de non-agression] et d’attaquer l’URSS sont sans fondement ». C’est donc avec la plus grande stupéfaction que, le 22 juin aux aurores, Staline est prévenu d’une attaque allemande de grande ampleur à laquelle il refuse de croire durant plusieurs heures. Ce sont pourtant 5.500.000 soldats de l’Allemagne et de ses alliés qui déferlent sur l’URSS. La grande partie de poker menteur inaugurée après le 15 mars 1939 entre l’Allemagne nazie et l’Union soviétique semble tourner au désastre pour celle-ci.
De la grande alliance à l’instauration du rideau de fer
L’attaque allemande oblige Staline à accepter le soutien politique et matériel des deux grandes puissances capitalistes, l’Angleterre puis les États-Unis, après leur entrée en guerre le 7 décembre, dans le cadre de la Grande Alliance. En dépit des gigantesques défaites militaires de l’Armée rouge, il n’a pas l’intention de perdre ses conquêtes, fruits de l’alliance avec Hitler. Quand en décembre 1941 il reçoit au Kremlin le ministre britannique des Affaires étrangères Anthony Eden, il lui signifie qu’à la sortie de la guerre l’URSS conservera ses frontières d’avant le 22 juin 1941 et le Britannique n’a d’autre choix que d’acquiescer. Après les victoires soviétiques de février 1943 à Stalingrad puis de juillet à Koursk, Staline reprend sa stratégie offensive d’annexion et d’expansion. Les conférences internationales de Téhéran fin novembre 1943, de Yalta en février 1945 et de Potsdam en juillet 1945 entérineront les frontières de 1941, auxquelles Staline ajoute la Ruthénie subcarpatique, enlevée à la Tchécoslovaquie, et une portion de la Prusse-Orientale, avec sa capitale Königsberg devenue Kaliningrad. Grâce à la présence de l’Armée rouge sur le terrain et au non-respect de ses engagements pris à Yalta pour des élections libres dans tous les pays libérés, il impose la prise du pouvoir dans toute l’Europe centrale et orientale par des équipes communistes formées au sein du Komintern, encadrées par des « conseillers » soviétiques et appuyées par la présence de l’Armée rouge « libératrice » et du NKVD/KGB. Le rideau de fer va couper l’Europe en deux pendant près d’un demi-siècle, jusqu’à ce que la chute du mur de Berlin marque l’effondrement des régimes communistes et la libération effective de ces nations.
L’alliance soviéto-nazie, point aveugle de la mémoire européenne
Par exemple, l’ouvrage d’Amilcare Rossi, Deux ans d’alliance germano-soviétique, août 1939-juin 1941, Arthème Fayard, 1949 (Amilcare Rossi est le pseudonyme du dirigeant communiste italien Angelo Tasca qui avait rompu avec Staline et dont Catherine Tasca est la fille).
Par exemple, Les Falsificateurs de l’histoire (notice historique), Moscou, Éditions en langues étrangères, 1948, avec une préface de Louis Aragon.
Voir, par exemple, Jean Bouvier et Jean Gacon, La Vérité sur La politique extérieure de l’URSS d’octobre 1938 à juin 1941, Éditions sociales, 1953. Sur tous les enjeux politico-mémoriels au sein du PCF, voir Stéphane Courtois, « Luttes politiques et élaboration d’une histoire : le PCF historien du PCF dans la Deuxième Guerre mondiale », Communisme, n° 4, 2e semestre 1983, p. 5-26.
Voir Victor Zalavsky, cit., p. 73-74 et p. 129-131.
Sur ce point, voir Stéphane Courtois « La mémoire du communisme, un enjeu européen », in Stéphane Courtois (dir.), La Guerre des mémoires, Vendémiaire, Communisme 2015, 2015, 5-44.
Sylvie Kauffmann, « Réinventer l’humanisme, pourquoi pas ? À condition de ne pas réécrire l’histoire », Le Monde, 4 septembre 2019
Sur ce sujet, voir Stéphane Courtois et Jean-Louis Panné, « Les leçons d’histoire du “professeur” Poutine », Le Figaro, 30 mai 2005.
Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, « Need for international condemnation of crimes of totalitarian communist regimes », résolution n° 1481 », 2006.
Voir Stéphane Courtois, « L’honneur perdu de la gauche européenne », 2050, n° 1, 2006, 110-116.
Sur ce thème, voir le remarquable ouvrage de Bernard Bruneteau, Le Origines d’un concept, genèse d’un débat, 1930-1942, Cerf, 2010.
Voir Gillian Purves (dir.), Pour ne pas Mémoire du totalitarisme en Europe. Récits biographiques à l’usage des lycéens d’Europe, Prague, Institut d’étude des régimes totalitaires, 2013.
Mémoires à Une enquête sur la mémoire du XXe siècle auprès de 31 127 jeunes, de 16 à 29 ans, en 24 langues, dans 31 pays, présentée par Dominique Reynié, Fondation pour l’innovation politique/Fondation pour la mémoire de la Shoah, 2014.
Voir Stéphane Courtois et Galia Ackerman (dir.), La Seconde Guerre mondiale dans le discours politique russe. À la lumière du conflit russo-ukrainien, L’Harmattan,2016.
Voir Galia Ackerman, Le Régiment La guerre sacrée de Poutine, Premier parallèle, 2019.
Jakub Iwaniuk, « La Pologne agite la question des réparations de guerre, évaluées à 850 milliards de dollars, face à l’Allemagne », Le Monde, 3 septembre 2019.
Sur ce mémorial, voir Stéphane Courtois « Le mémorial de Sighet : histoire et mémoire des crimes communistes en Roumanie », in Stéphane Courtois, Communisme et totalitarisme, op. cit., p. 445-456.
Cette rapide présentation de l’alliance soviéto-nazie du 23 août 1939 au 21 juin 1941 suffit à faire toucher du doigt les énormes traumatismes qui ont secoué les nations victimes de la complicité des deux régimes totalitaires, les cicatrices profondes qu’y laissèrent la première occupation soviétique puis la seconde après 1944, et donc les importants contentieux que ces nations entretiennent aujourd’hui encore avec la Russie, héritière de l’URSS de Staline.
Ce contentieux est d’autant plus intense que l’URSS a toujours refusé de reconnaître ses torts d’État agresseur dans la période 1939-1941 et, jusqu’en 1989-1991, la réalité même des faits historiques, en particulier l’existence des protocoles secrets des deux traités du 23 août et du 28 septembre 1939. Ainsi, lors de son fameux « rapport secret » devant le XXe congrès du PCUS en février 1956, censé donner le coup d’envoi de la déstalinisation en URSS, Khrouchtchev n’a évoqué à aucun moment le sort des nations baltes, de la Bessarabie et de la Pologne orientale. Il les connaissait pourtant de première main, étant en septembre 1939 le chef de l’Ukraine soviétique à laquelle fut intégrée la plus grande partie de la Pologne orientale. L’essentiel était pourtant connu depuis la publication en 1948 des documents saisis par les Américains dans les archives des Affaires étrangères allemandes en 1945 ainsi que les premières et excellentes synthèses historiques65, auxquelles le camp communiste répondit avec fureur tant en URSS66 qu’en France67, notamment pour nier l’existence des protocoles secrets qui, évidemment, démontraient la complicité des deux régimes totalitaires.
Le contentieux n’était pourtant pas récent, symbolisé par la tristement célèbre affaire de Katyn. En effet, au printemps 1943, l’occupant nazi découvrit un charnier où reposaient les corps de 4.404 officiers polonais assassinés d’une balle dans la tête. Goebbels, le chef de la propagande nazie, s’empara de cette découverte pour lancer le 13 avril 1943 une énorme campagne de propagande stigmatisant la barbarie « judéo-bolchevique ». Dès que l’Armée rouge réoccupa le terrain, Staline ordonna à une commission ad hoc d’attribuer le crime aux nazis. La découverte du massacre envenima très vite les relations entre l’URSS et le gouvernement polonais en exil à Londres, jusqu’à leur rupture. Or, alors qu’il continuait d’attribuer urbi et orbi le crime aux nazis, Khrouchtchev, devenu premier secrétaire du PCUS, ordonna en 1959 au chef du KGB, en toute connaissance de la responsabilité soviétique, de détruire les dossiers de 21 857 Polonais abattus à Katyn et autres lieux68. Ce négationnisme perdura jusqu’en mai 1988 quand, pour la première fois, Mikhaïl Gorbatchev reconnut que le NKVD était responsable du massacre. Il fallut néanmoins attendre le 24 septembre 1992 pour que soit rendu public l’ordre du bureau politique du 5 mars 1940 l’exigeant et que, en octobre 1992, certains documents soient transmis au président polonais Lech Wałęsa, soit cinquante-deux ans plus tard. Depuis, l’ouverture de plus en plus large des archives soviétiques après 1991 a permis aux historiens d’établir les faits, tous les faits. Cependant, en mars 2005, la Russie de Vladimir Poutine a refusé de transmettre à la Pologne 116 volumes d’archives sur les 185 existant, qui furent classés secret. En parallèle, le procureur général militaire Alexandre Savenkov clôturait une instruction d’une dizaine d’années par un non-lieu : il qualifiait l’assassinat de 14.450 officiers polonais de « crime militaire », ce qui faisait jouer la prescription de cinquante ans et évitait de le qualifier de crime contre l’humanité ou de génocide, qui n’aurait pas pu bénéficier de la prescription. En réponse, l’Institut polonais de la mémoire nationale décida d’engager sa propre enquête et le Sénat polonais vota un texte demandant aux Russes de déclassifier les archives et de qualifier le crime de génocide.
Sur le plan politique, l’entrée dans l’Union européenne de la plupart des ex-« démocraties populaires » et des trois ex-républiques soviétiques baltes a liquidé les séquelles de l’alliance soviéto-nazie. Les frontières de ces États sont aujourd’hui garanties par leur appartenance à l’Union européenne, même si la Russie ne cesse de les harceler, par exemple par des attaques de hackers sur leurs systèmes informatiques. Demeurent néanmoins pendantes les questions de la Moldavie, ex-Bessarabie roumaine, parasitée par la pseudo-république de Transnistrie, et surtout de l’Ukraine depuis que Vladimir Poutine, déchirant les traités internationaux, a annexé la Crimée à la Russie en mars 2014, puis déclenché en avril de la même année, dans le Donbass, une guerre secrète qui dure encore.
En revanche, les mémoires collectives sont loin d’être réunifiées et sont même souvent en conflit ouvert69. En effet, quelque trente ans après la chute du mur de Berlin, l’Europe est confrontée à la persistance de trois mémoires du communisme bien distinctes, en particulier à propos de la Seconde Guerre mondiale. L’Europe centrale et orientale, et, surtout, les ex-républiques soviétiques baltes et d’Ukraine occidentale conservent une mémoire tragique du communisme, marquée par l’invasion de l’Armée rouge, la terreur de masse imposée par le NKVD/KGB et quarante-cinq ans de dictature, de censure et d’enfermement – tout comme l’Ukraine orientale traumatisée par la grande famine organisée par Staline en 1932-1933 pour écraser la résistance à la collectivisation. À l’inverse, l’Europe occidentale, qui grâce à la protection américaine a vécu dans la paix civile et la prospérité après 1945, entretient une mémoire glorieuse du communisme ; celle-ci repose pour l’essentiel sur la mémoire de ce que François Furet a nommé « le charme universel d’Octobre » – le rêve de tous les révolutionnaires de la « prise du palais d’Hiver » –, de l’antifascisme des années 1930 – Front populaire, guerre d’Espagne, etc. – et de l’engagement actif des communistes dans la résistance à l’occupant nazi ou fasciste à partir du 22 juin 1941. Durant un demi-siècle, une puissante propagande communiste a contribué à mettre en place une hypermnésie de l’antifascisme et une amnésie de l’alliance soviéto-nazie.
Quant à la Russie, elle est prise dans une mémoire schizophrénique, à la fois tragique et glorieuse. D’un côté, les traces mémorielles de la terreur, des famines, du Goulag et de la dictature touchent d’innombrables familles ; de l’autre, le pouvoir postcommuniste s’emploie à reconstruire une identité russe sur la seule mémoire de ce que Staline avait nommé la « Grande Guerre patriotique » et de la victoire de 1945 sur l’Allemagne nazie, en occultant aussi bien les crimes de masse de la guerre civile et des années 1930 que ceux qui ont accompagné, en 1939-1941 puis en 1944-1953, l’annexion/soviétisation de plusieurs nations, ouvertement présentée comme une « libération ».
Encore en 2009, le général Lev Sotskov, membre du renseignement militaire soviétique depuis 1956, s’est appuyé sur 700 pages tirées des archives du renseignement pour justifier le pacte du 23 août 1939, sous prétexte que les délégations franco-anglaises à Moscou auraient refusé l’offre faite par Vorochilov le 15 août d’une alliance militaire : c’est ce refus qui aurait poussé Staline vers l’Allemagne, or nous avons montré ici qu’il n’en était rien. Pourtant, fin août 2019, le ministère des Affaires étrangères russe a repris ce même discours distillé sur les réseaux sociaux70.
Dans la même veine, dans Le Figaro du 7 mai 2005, Vladimir Poutine a signé une pleine page intitulée « Les leçons de la victoire sur le nazisme » où il a repris toute la vulgate soviétique sur la « libération » de l’Europe centrale, oubliant que « libération » ne signifie pas « liberté ». Il est allé plus loin dans la provocation en évoquant une autre fois « les localités réduites en cendres comme Kathyn », relayant ainsi l’opération du KGB qui, dans les années 1970, avait cherché à brouiller les pistes en mettant à l’honneur, parmi des milliers de villages détruits par l’occupant allemand, le village biélorusse de Kathyn, à l’orthographe presque semblable de celui de Katyn, ce qui inévitablement laissait penser que le massacre qui y avait eu lieu était le fait des nazis71. En 2011, Jérôme Amimer, un réalisateur français originaire de Limoges, a contribué à cette manipulation en réalisant un documentaire sur le mémorial de Kathyn, mis en parallèle avec Oradour-sur-Glane.
Cette bataille mémorielle touche jusqu’aux institutions européennes les plus reconnues. Ainsi, en mars 2005, l’eurodéputé polonais de la Plateforme civique Zbigniew Zaleski a demandé au président du Parlement européen, le socialiste Josep Borrell, que l’assemblée observe une minute de silence en l’honneur des victimes du massacre de Katyn, ce qui fut refusé. Le 25 janvier 2006, l’eurodéputé suédois Göran Lindblad, après un long travail préparatoire, a soumis à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe une résolution proposant la condamnation – uniquement morale – des « crimes des régimes communistes », « comme cela avait été le cas pour les horribles crimes commis au nom du national-socialisme72 ». Il a été confronté à une violente campagne des communistes, où s’est notamment distingué le député russe Guennadi Ziouganov, chef du PC russe, mais aussi le PCF. Finalement, la résolution ne fut approuvée que par 99 députés, 42 ayant voté contre et 12 s’étant abstenus73. Cette journée noire pour le Conseil de l’Europe, créé en 1949 précisément pour défendre les droits de l’homme et la démocratie, entraîna des réactions. Ainsi, le 2 avril 2009, le Parlement européen a adopté une résolution sur « la conscience européenne et le totalitarisme » qui a instauré la journée du 23 août – référence au pacte de non-agression – comme Journée européenne de commémoration des victimes du nazisme et du stalinisme. Le concept historique de « totalitarisme », apparu dès 1924, développé par nombre d’analystes durant les années 1930 et relancé en 1951 par les analyses d’Hannah Arendt74, est devenu un véritable enjeu historico-mémoriel, rejeté qu’il est par tous ceux qui refusent d’aborder la comparaison entre communisme et nazisme, dont l’alliance Hitler-Staline est évidemment un point crucial. C’est dans cette perspective que Göran Lindblad a créé en 2011 la Plateforme pour la mémoire et la conscience européenne qui regroupe des dizaines d’institutions mémorielles, avec pour objectif la réconciliation des mémoires européennes75. La chose n’est pas simple comme l’a montré une grande enquête menée en 2014 par la Fondation pour l’innovation politique, en collaboration avec la Fondation pour la mémoire de la Shoah, auprès de la jeunesse des 16-29 ans dans trente et un pays76. Cette enquête montre que la connaissance historique de la Seconde Guerre mondiale est en général assez médiocre. Ainsi, à la question « En 1940, l’Allemagne nazie et l’URSS étaient-elles en guerre ou étaient-elles alliées ? », 41% des sondés en moyenne répondent « en guerre », 30% « alliées » et 29% ne pas le savoir. Les jeunesses polonaise et ukrainienne répondent à 46 et 43% « alliées », contre 37% pour la France. Plus encourageante est la réponse de la jeunesse russe qui répond « alliées » à 53%, ce qui montre que dans la jeune génération, le travail de « juste mémoire », préconisé par Paul Ricœur, progresse.
Le 7 avril 2010, les premiers ministres polonais et russe Donald Tusk et Vladimir Poutine ont commémoré pour la première fois à Katyn la mémoire du massacre. Si Poutine a reconnu la responsabilité de Staline et du NKVD, tant il est désormais difficile de faire autrement, il n’a pas demandé pardon au peuple polonais. Surtout, le 10 avril de la même année, l’avion du président polonais Lech Kaczyński – dont Poutine avait refusé la présence le 7 – s’est écrasé à l’atterrissage près de Smolensk, avec à son bord les plus hautes autorités politiques et militaires et des membres des familles des officiers tués à Katyn. Les Russes ont refusé la participation des Polonais à l’enquête et ont conclu à une défaillance du pilote, mais on ne peut manquer de s’interroger sur la maintenance par la Russie de l’avion du président et sur le comportement de la tour de contrôle de Smolensk. Une chose est certaine, ce crash a considérablement aggravé les relations polono-russes. Dernière ambiguïté : Katyn ayant été un centre de tuerie du NKVD bien avant 1940, le mémorial qui y est érigé concerne plus les victimes soviétiques que polonaises.
On comprend que, face à un tel refus de prendre en considération leur mémoire tragique du communisme – mémoire fondée sur une expérience collective et des traumatismes de longue durée –, les nations d’Europe centrale et orientale soient particulièrement irritées. C’est ainsi que le parlement ukrainien a voté une loi définissant comme « génocide » la grande famine organisée par Staline en 1932-1933 contre la paysannerie ukrainienne et a fait démanteler plus de 5 500 statues de Lénine qui quadrillaient le pays, dont en décembre 2013, lors de la révolution du Maïdan, le gigantesque monobloc du buste de Lénine qui trônait en plein centre de Kiev. De son côté, le gouvernement estonien a déplacé la statue du « soldat libérateur de l’Armée rouge » qui trônait dans le centre de Tallinn. On pourrait multiplier les exemples de la tension qui persiste partout où la vérité sur les crimes du communisme continue d’être masquée, voire niée. Tout ceci a provoqué la fureur de Moscou, où Vladimir Poutine tente de mettre en place une nouvelle mythologie russe construite sur la double gloire de l’empire des tsars et sur la victoire dans la « Grande Guerre patriotique ». Cette expression imaginée par Staline permet de ne retenir que la victoire sur l’Allemagne et d’occulter la période du 23 août 1939 au 22 juin 1941 au cours de laquelle l’URSS a agressé, occupé, terrorisé et « soviétisé » pas moins de cinq nations européennes avec lesquelles les contentieux demeurent vivaces77. Aujourd’hui le chef du Kremlin va plus loin en promouvant le « régiment immortel », une mobilisation de masse des descendants des vétérans de la guerre qui quadrille la société et impose dans la rue une mythologie historique78. Peut-être devrait-il prendre exemple sur le président allemand Frank-Walter Steinmeier qui, le 1er septembre 2019 lors d’une cérémonie avec le président polonais à Wieluń – à la même heure où, quatre-vingts ans auparavant, tombaient sur cette petite ville polonaise les premières bombes allemandes de la Seconde Guerre mondiale –, a demandé pardon aux Polonais et honoré la mémoire de leurs victimes lors de cérémonies auxquelles participaient quarante nations. Il n’en a guère été remercié puisque le gouvernement conservateur polonais a immédiatement relancé une vieille polémique remettant en cause les réparations de guerre de l’Allemagne à la Pologne, pourtant juridiquement réglées depuis 1953. Elles sont estimées par une commission polonaise à 775 milliards d’euros. Ce qui pourrait tout autant concerner la Russie… Quant aux Allemands, ils pourraient opposer aux Polonais la perte définitive de la Pusse orientale en 1945. Comme l’a commenté l’historien polonais Robert Traba, « rouvrir cette question […] ouvre une boite de Pandore extrêmement dangereuse pour l’ordre européen »79.
Ainsi, l’alliance de Staline avec Hitler demeure un tabou historique majeur de l’histoire européenne du XXe siècle, aussi bien chez les Russes et chez les communistes que pour une part des socialistes voire d’une droite russophile. Tant que sa dimension criminelle ne sera pas clairement établie et reconnue, en particulier par la Russie, les cicatrices qu’elle a laissées sur le corps de l’Europe ne se refermeront pas et il manquera à la réunification européenne un fondement solide : la vérité sur les crimes commis contre la paix et contre l’humanité – et les génocides qui les ont accompagnés –, qui seule peut assurer la réunification des esprits et des cœurs. Car, comme l’a si bien dit la poétesse roumaine Ana Blandiana, fondatrice du Mémorial des victimes du communisme à Sighetu Marmației, au nord-ouest de la Roumanie et à la frontière ukrainienne : « Lorsque la justice ne réussit pas à être une forme de mémoire, seule la mémoire peut être une forme de justice 80. » Encore faut-il que cette mémoire repose sur un sérieux travail d’histoire sans cesse remis sur le métier.
Les annexions territoriales de l’URSS (1939-1945)
Source :
Martin Gilbert, The Dent Atlas of Russian history, Londres, J. M. Dent, 2e édition, 1993. Réalisation : Benjamin Israël.
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