Résumé

Le lobbying à l’anglo-saxonne et à la française

1.

Une conception anglo-saxonne perméable aux lobbies

2.

Une tradition française hostile au lobbying

Les facteurs de changement de la pratique du lobbying en France

1.

L’intégration européenne

2.

La mutation de l’état

L’encadrement du lobbying

 

 

1.

Zoom sur les réglementations américaine, québécoise et européenne

2.

Le cadre réglementaire français et ses limites

Pour une réforme du lobbying en France

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Résumé

En France, la seule évocation du terme « lobbying » conduit généralement à susciter la suspicion. Dans l’inconscient collectif, sa pratique nuirait gravement à la santé démocratique. Elle est pourtant monnaie courante  et pleinement assumée dans une grande partie des pays occidentaux. Loin de se cantonner à la simple caricature d’une activité occulte agissant aux frontières de la légalité, le lobbying – souvent mal compris et mal défini – constitue au contraire une démarche susceptible d’être bénéfique à la prise de décision politique, à condition qu’il soit régulé.

Conditionnée par son héritage culturel, embrumée dans un halo idéologique, l’approche française a longtemps été réfractaire à la participation des groupes d’intérêt au processus décisionnel. Puisant ses racines dans la pensée de Jean-Jacques Rousseau et de sa conception de la volonté générale, cette aversion française s’est traduite par une hostilité farouche à l’égard des corps intermédiaires. À l’opposé, la conception anglo-saxonne – considérant qu’il serait vain de chercher à les interdire – a préféré encourager l’intervention des lobbies au sein de la sphère publique, et ce tout en encadrant leurs pratiques.

Malgré le rejet dont il fait l’objet en France, le lobbying n’y est pourtant    ni un phénomène récent, ni un phénomène exceptionnel. Il est d’ailleurs actuellement en pleine expansion. Une mutation qui résulte d’un effet de ciseau conjuguant notamment intégration européenne et transformation de l’État, et à travers lequel les groupes d’intérêt se sont fortement développés. Désormais omniprésent dans l’espace public, pratiqué tant par les grandes entreprises que par les partenaires sociaux, les ONG ou les think tanks, le lobbying apparaît aujourd’hui comme un mode d’action incontournable du débat démocratique.

Dès lors, l’exception française en la matière réside en fin de compte davantage dans un rejet d’ordre moral que dans la critique d’une pratique qui, dans les faits, s’avère être une réalité à laquelle la France s’est manifestement bien accommodée. Sans dresser une apologie naïve du lobbying ni, à l’inverse, l’observer avec les seules lunettes de la défiance, cette note se fixe pour objectif de lever le voile sur une activité inhérente au jeu politique. Dit autrement, au-delà d’un travail de « dédiabolisation » qu’elle entend également mener, c’est une rupture avec l’« hypocrisie française » en la matière dont il est ici question.

Anthony Escurat,

Doctorant en science politique à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence.

« Une nation ne peut se maintenir que si, entre l’État et les particuliers, s’intercale toute une série de groupes secondaires. »

Émile Durkheim

Le lobbying à l’anglo-saxonne et à la française

Notes

1.

Emiliano Grossman et Sabine Saurugger définissent les groupes d’intérêt comme des « entités cherchant à représenter les intérêts d’une section spécifique de la société dans l’espace public » (« Les groupes d’intérêt au secours de la démocratie ? », Revue française de science politique, 56, n° 2, avril 2006, p. 299). Sont ainsi inclus dans cette large définition les entreprises, les ONG et associations, les syndicats patronaux et ouvriers, les mouvements sociaux, etc.

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À l’origine, les systèmes politiques français et anglo-saxon ont en partage une profonde méfiance à l’égard du lobbying, une pratique réputée coupable d’altérer la bonne marche de la démocratie. Mais alors que la conception anglo-saxonne a privilégié in fine une voie médiane et pragmatique en choisissant d’inclure les groupes d’intérêt1 au cœur du processus décisionnel, l’approche française – enserrée dans son culte de la « volonté générale » – est quant à elle longtemps demeurée hostile à leur intervention dans le champ politique. Cette dichotomie entre deux manières d’appréhender la définition du bien commun a donné naissance à deux modèles bien distincts.

1

Une conception anglo-saxonne perméable aux lobbies

Notes

2.

Conseil de l’Europe, Le Lobbying dans une société démocratique (Code européen de bonne conduite en matière de lobbying), 11937, 5 juin 2009, p. 13.

+ -

3.

Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), Lobbying, pouvoirs publics et confiance, volume 1 : « quel cadre législatif pour plus de transparence ? », éditions OCDE, 2011, p. 3.

+ -

4.

Pierre Bardon et Thierry Libaert, Le Lobbying. Dunod, 2012.

+ -

6.

Cité par mourad Attarça, Une introduction au concept de « stratégie politique d’entreprise ». Une étude du lobbying pratiqué par les entreprises en France, thèse, HEC Paris, 1999, 13, note 4.

+ -

7.

Cédric Polère, cit., p. 8.

+ -

8.

Christophe Chauvet, « La notion d’égalité des chances chez Jeremy Bentham », Revue d’études benthamiennes, no 3, novembre 2007, ii.1.2, § 34.

+ -

9.

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, ii, 2e partie, V, in Œuvres, t. ii, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1992, p. 621.

+ -

10.

Cédric Polère, op. cit., p. 9.

+ -

11.

Voir Jack Hayward, « Groupes d’intérêt, pluralisme et démocratie », Pouvoirs, no 79, novembre 1996, p. 5-19.

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12.

Luigi Graziano, « Le Une analyse conceptuelle et comparative », Revue française de science politique, vol. 46, no 2, avril 1996, p. 196.

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Selon l’OCDE, les dépenses en matière de lobbying ont atteint aux États-Unis 3,28 milliards de dollars en 2008, pour un effectif total de près de 15.000 professionnels de l’influence officiellement accrédités auprès du Congrès. Au Royaume-Uni, ils seraient, selon le Conseil de l’Europe, environ 14.000 à travailler dans un secteur pesant plus de 1,9 milliard de livres sterling2 (environ 2,5 milliards d’euros). Au Canada, les proportions ne sont certes pas équivalentes, mais l’OCDE y recense tout de même 5.000 lobbyistes3, dans un pays comptant moins de 40 millions d’habitants. Au regard des ressources considérables employées, la pratique du lobbying n’est donc ni un phénomène marginal, ni un phénomène récent dans le monde anglo-saxon. Elle correspond au contraire à une tradition ancienne, profondément ancrée dans l’ADN et le fonctionnement coutumier des systèmes politiques.

Au Royaume-Uni, il faut remonter au XIIIe siècle pour trouver les origines de la première forme d’institutionnalisation des groupes d’intérêt. En effet, lorsqu’en 1215, sous la contrainte, le roi d’Angleterre Jean sans Terre édicte sa Grande Charte, il concède à ses barons la possibilité d’adresser des pétitions au royaume s’ils considèrent que leurs droits sont d’une quelconque manière violés par le régime4. Il s’agit par conséquent de la première amorce de limitation des pouvoirs de la monarchie et, en parallèle, de la première forme de reconnaissance politique de l’expression des revendications privées.

Cette Grande Charte, confirmée et étendue par la quasi-totalité des souverains qui succéderont à Jean sans Terre, constitue aujourd’hui encore l’un des textes fondateurs du Royaume-Uni. Préfigurant la démocratie moderne britannique, elle influencera l’organisation politique de l’ensemble des pays anglo-saxons. Ainsi, près de six siècles plus tard, les Pères fondateurs des États-Unis en transposent l’esprit et l’élargissent à l’ensemble de la société civile dans la Constitution du 17 septembre 1787. Aux termes de son Premier Amendement, celle-ci offre ainsi aux citoyens américains la possibilité de s’adresser directement à leurs gouvernants pour faire valoir et défendre leurs intérêts particuliers : « Le Congrès ne peut faire de loi pour limiter la liberté de parole ou le droit des citoyens d’intervenir auprès du gouvernement pour obtenir le redressement des torts. » Bien que la référence ne soit qu’implicite, la première Constitution des États-Unis consacre bien le rôle central joué par les groupes d’intérêt dans la vie démocratique américaine. Le lobbying apparaît alors comme un droit fondamental, une pratique inhérente au fonctionnement politique.

Ces deux textes fondateurs illustrent l’importance de la prise en considération de la société civile dans la culture politique anglo-saxonne. Cette primauté donnée aux revendications privées a toutefois souffert de contestations. En effet, bien que nantis d’une reconnaissance institutionnelle dont ils seront longtemps dépourvus dans l’Hexagone, les lobbies anglo- saxons n’en demeurent pas moins soupçonnés – notamment aux États- Unis – d’agir à l’encontre du bien commun. Perçus comme guidés par leurs seuls intérêts égoïstes, utilisant des méthodes souvent  opaques, parfois en marge de la légalité pour faire pression sur les décideurs politiques,   les lobbyistes nuiraient – dans l’imaginaire collectif – à l’intérêt général. Néanmoins, contrairement aux Français avec lesquels ils partagent cette défiance originelle, les Anglo-Saxons décidèrent de faire de cette menace une opportunité en intégrant les groupes d’intérêt au cœur du fonctionnement démocratique. Cette approche pragmatique s’est alors mue en véritable doctrine de gouvernance, favorisant l’expression de la diversité de la société civile tout en permettant, corrélativement, à l’État de se délester du monopole de la définition du bien commun5.

Très critique à l’égard des lobbies qui selon lui « hantent les couloirs du Congrès6 », James Madison, quatrième président des États-Unis, est à l’origine de cette vision de la démocratie fondée sur l’interaction des groupes sociaux7. Symbole du rapport ambigu qu’entretiennent les Américains avec le lobbying, le « paradoxe de Madison », qui irrigue toute la conception anglo- saxonne, s’interroge sur la manière de délier ce nœud gordien en évitant à la fois de pêcher par excès d’autoritarisme – à savoir en limitant l’expression des citoyens – tout en veillant à ce que la puissance publique ne se retrouve pas aliénée aux seuls intérêts privés. Par conséquent, d’après Madison, bien qu’ils constituent une menace pour la vie démocratique, les représentants d’intérêt n’en sont pas moins une réalité avec laquelle, par pragmatisme et en vertu des principes de liberté, il convient de s’accommoder.

En d’autres termes, la présence des lobbies dans le processus décisionnel apparaissant inéluctable, il revient aux pouvoirs publics de favoriser leur mise en compétition afin de se prémunir contre les éventuels excès d’un groupe dominant – qui contreviendraient alors à l’intérêt général – et d’équilibrer  les relations au sein du corps social.  Résultat :  de  cette  confrontation  des revendications catégorielles naît, par un jeu de contre-pouvoirs et d’autorégulation, une sorte de point d’équilibre, compromis certes imparfait mais se rapprochant bon gré mal gré du bien commun. Dans ce processus, l’État joue, quant à lui, un rôle à la fois de caisse de résonance et d’arbitre des intérêts particuliers. Des intérêts particuliers qui, retentissant au-dedans d’un État régulateur, permettent à la société civile de concourir à la conception de la décision publique et, en cascade, à la définition du bien collectif.

Se fondant dans la pensée d’Adam Smith, l’approche anglo-saxonne cultive donc l’expression des revendications privées dans la sphère publique et considère, en somme, que la recherche de l’intérêt individuel concourt à l’intérêt général. Appliquant au champ politique ce principe économique, Jeremy Bentham, père de la doctrine utilitariste, affirme ainsi que les intérêts particuliers constituent – au travers du « citoyen électeur » – la base de la pyramide démocratique : « Comme chaque individu est le plus apte à désigner la personne qui représentera le mieux ses propres intérêts, l’ensemble des individus qui composent la communauté éliront nécessairement les hommes qui représentent le mieux l’intérêt commun8. »

Deux logiques – l’une culturelle, l’autre historique – fécondent cette préférence anglo-saxonne pour la coconstruction de la décision publique. La première réside dans la forte propension de la société civile à s’organiser en associations pour défendre ses intérêts. Ainsi, comme l’observe Alexis de Tocqueville à travers le prisme états-unien, « les Américains de tous les âges, de toutes les conditions, de tous les esprits, s’unissent sans cesse9 » et utilisent ces associations pour faire valoir leurs revendications auprès des pouvoirs publics. La seconde tient dans la fragmentation des systèmes politiques  et, plus précisément, dans l’autonomie – plus ou moins grande selon les pays – dont disposent les pouvoirs locaux. Cette tradition décentralisatrice, héritée notamment de l’empire colonial britannique et du principe de self- government, offre une multitude de points d’accès aux groupes d’intérêt leur permettant de participer, en tant que parties prenantes légitimes, à la gestion de la vie de la cité.

Dans ce contexte, les lobbies constituent un rouage essentiel du processus décisionnel anglo-saxon : « Tout autant que les partis politiques, ils établissent ce qui est réalisable ou ce qui ne l’est pas, ce qui est susceptible d’un traitement politique et ce qui doit être tenu à l’écart des décisions autoritaires, ce qui sera présenté d’“intérêt public” ou – à l’inverse – comme d’“ordre privé”10. » À cet égard, les rapports entre groupes d’intérêt et puissance publique tendent, dans l’ensemble des pays d’influence anglaise, à être menés d’égal à égal11.

Selon Tocqueville, ce « modèle d’État gouverné par la société » constitue un rempart contre le « potentiel totalitaire de la démocratie majoritaire12 ». Le philosophe – infidèle à l’approche française que nous présenterons plus loin et croisant le fer, entre autres, avec la pensée de Jean-Jacques Rousseau – milite dès lors pour une inclusion des corps intermédiaires au processus décisionnel, contre-pouvoirs selon lui indispensables à la bonne marche de la démocratie.

Néanmoins, en dépit des vertus que lui reconnaît Tocqueville, cette conception souffre, sous son vernis, de nombreuses limites. Parmi celles-ci, au-delà des notions de trafic d’influence et de corruption politique – qui ne sont ni assimilables à la pratique du lobbying en tant que telle, ni l’apanage des sociétés anglo-saxonnes – se manifestent d’importantes inégalités entre groupes d’intérêt, plus particulièrement en termes de moyens financiers et d’accès aux pouvoirs politiques. Ces inégalités, face auxquelles l’État apparaît relativement impuissant et qui contribuent à renforcer la perception commune selon laquelle l’usage du lobbying ne profiterait qu’aux plus forts, amènent à s’interroger sur l’équilibre des rapports de force dans les démocraties anglo-saxonnes. Poussée à son paroxysme, cette « démocratie des groupes » s’expose dès lors à être confisquée par une poignée d’acteurs « privilégiés ».

2

Une tradition française hostile au lobbying

Notes

13.

Jean-Jacques Rousseau. Du contrat social, livre ii, chap. i et iii, in Œuvres complètes, iii, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964, p. 368-371.

+ -

14.

Richard Dessens, Culture générale. Histoire et formation de la pensée politique, Publibook, 2009, 135.

+ -

15.

Cédric Polère, op. cit., p. 9.

+ -

16.

Ibid. 

+ -

17.

Ibid. 

+ -

18.

Séance de l’Assemblée nationale du 14 juin 1791, in Archives parlementaires de 1787 à 1860, 1re série, XXVii, Paul Dupont, 1887, p. 210.

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19.

Emiliano Grossman, « Un cadre réglementaire pour le lobbying », Constructif, no 22, mars 2009 (revue en ligne sur constructif.fr).

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20.

Loi relative à la création des syndicats professionnels, 21 mars 1884, 2 (www.ihs.cgt.fr/imG/pdf/ loi_1884.pdf)

+ -

21.

Cédric Polère, op. cit., p. 8-9.

+ -

22.

Jean Garrigues, « Lobbying et groupes de pression en démocratie », Territoires, no 520, septembre 2011, p. 50.

+ -

23.

Frank Wilson, « Les groupes d’intérêt sous la Cinquième République. Test de trois modèles théoriques de l’interaction entre groupes et gouvernement », Revue française de science politique, vol. 33, no 2, avril 1983, p. 220-254.

+ -

24.

Henry Ehrmann, cité par Frank Wilson, ibid., p. 247.

+ -

25.

Discours de Bayeux 16 juin 1946 (consultable sur le site charles-de-gaulle.org).

+ -

26.

Daniel Cohen, Le monde est clos et le désir infini, Albin michel, 2015, p. 193.

+ -

À la différence de l’approche anglo-saxonne, la tradition politique française est rétive à l’immixtion des lobbies dans la fabrication de la loi et la définition du bien commun. À travers cette conception, seuls les élus – uniques récipiendaires de l’onction démocratique – en constituent les dépositaires légitimes, s’arrogeant au côté de l’État le monopole de l’intérêt général. Au nom de la volonté collective, élus et État agissent ainsi en remparts – supposés hermétiques – face à l’interférence des égoïsmes catégoriels, coupables de pervertir le processus démocratique.

Cette aversion franco-française pour le lobbying est le fruit d’un héritage historique et politique ancien. Prenant appui sur la pensée de Jean-Jacques Rousseau, la conception hexagonale voit dans les associations d’individus un danger pour la démocratie ; la manifestation des intérêts particuliers dans le processus décisionnel étant considérée comme une entrave à l’intérêt général susceptible, en outre, d’agir concurremment à la puissance publique. Ce faisant, mue par l’idée de promouvoir un bien prétendu supérieur – où le collectif l’emporte sur le particulier, où l’individu s’efface derrière le citoyen –, la vision rousseauiste sacralise la volonté générale censée transcender les enjeux catégoriels : « La volonté générale peut seule diriger les forces de l’État selon la fin de son institution, qui est le bien commun […]. Il importe donc pour avoir bien l’énoncé de la volonté générale qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’État et que chaque citoyen n’opine que d’après lui13. » Avec Rousseau, le principe d’une démocratie fondée sur la « souveraineté populaire » prend ainsi des allures de mythe, d’horizon politique et moral indépassable.

En creux, à rebours du modèle anglo-saxon, la volonté générale française ne résulte donc pas de l’agrégation des intérêts particuliers mais constitue plutôt « une sorte d’instinct infaillible du plus grand nombre14 ». Pour le philosophe des Lumières, afin de préserver l’égalité entre les citoyens, cette émanation de la volonté collective suppose dans la pratique qu’aucune volonté particulière ne vienne parasiter son expression. De la sorte, dans une stricte approche unitaire et jacobine de l’État, l’auteur du Contrat social nie toute légitimité à la société civile constituée en groupes pour définir l’intérêt général et concourir au bien commun, monopoles de l’État et des élus. En d’autres termes, les lobbies ne sont pas solubles dans la République rousseauiste, au sein de laquelle les notions d’« intérêt général » et de « puissance publique » tendent à se confondre.

Théorisée par Rousseau, cette approche singulière puise toutefois ses racines dans l’histoire de France. Ainsi, dès le Moyen Âge, les groupes d’intérêt sont perçus comme des menaces par les gouvernants. D’après Cédric Polère, « la monarchie avait essayé de réduire leur influence ou de les contrôler15 ». Cette hostilité s’est par la suite amplifiée sous l’Ancien Régime, se traduisant notamment par l’abolition, en février 1776, par le contrôleur général Turgot, ministre de Louis XVI, des nombreuses corporations qui avaient vu le jour.

Bien que réhabilitées par Necker quelques mois plus tard, elles n’en furent pas moins corsetées par la puissance publique à travers une étroite tutelle juridique et fiscale16.

Ce rejet des organisations de défense d’intérêts fut perpétué par les tenants de la Révolution, influençant ensuite la construction de l’État français moderne. En réaction à l’Ancien Régime, la République s’édifie en effet sur le double postulat de la volonté générale et de la souveraineté nationale. Creusets du modèle républicain, ces deux principes, érigés en totems par l’Assemblée nationale constituante, s’accommodent mal de la présence des lobbies dans l’espace public. Dès lors, portant le sceau de la pensée rousseauiste, l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 l’affirme sans ambages : « La loi est l’expression de la volonté générale. » Dans ce sillage, la Constitution du 3 septembre 1791 abolit dans son préambule les institutions qui « blessaient l’égalité et la liberté des droits » et indique que, dorénavant, « il n’y a plus ni jurandes, ni corporations de professions, arts et métiers ».

La même année, transposant dans la loi cet anathème constitutionnel, le décret d’Allard et la loi Le Chapelier interdisent à leur tour la constitution de corporations de métiers et les coalitions d’ouvriers ou de chefs d’entreprise afin qu’aucun intérêt intermédiaire ne puisse interférer entre l’État et le citoyen17. « Il n’y a plus de corporations dans l’État ; il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un intérêt de corporation18 », justifiait Le Chapelier en 1791.

Au sortir de la Révolution, la construction de l’État français moderne, obéissant toujours à l’esprit du « contrat social » de Rousseau, est alors marquée par une profonde défiance morale et une vive réprobation judiciaire à l’égard de toute manifestation d’intérêts particuliers dans l’espace politique. Autrement dit, au nom de la volonté générale et au motif que rien ne doit séparer les citoyens de la chose publique, la République choisit à travers un cortège de textes législatifs de proscrire toute formation d’associations et de syndicats, officiellement déclarés « hors la loi19 ».

Néanmoins, la pensée rousseauiste tout comme le cadre réglementaire qu’elle a inspiré ne résisteront pas longtemps à la confrontation avec le réel.

Il s’écoulera en effet moins d’un siècle avant que l’interdiction des corps intermédiaires soit finalement battue en brèche. Elle est ainsi levée en 1884 par la loi Waldeck-Rousseau relative à la création des syndicats professionnels, puis par la loi du 1er juillet 1901 autorisant la création d’associations. En réalité, ces deux textes légalisent une pratique déjà largement répandue dans l’Hexagone. En dépit de son interdiction, le mouvement syndical s’est en effet fortement développé au cours de la seconde moitié du XIXe  siècle :  on recensait déjà plus de 500 corporations en 1881 et des congrès ouvriers s’étaient réunis successivement à Paris, Lyon et Marseille quelques années auparavant. N’offrant finalement qu’un cadre légal à un état de fait latent, la loi Waldeck-Rousseau dispose dès lors que « les syndicats ou associations professionnelles […] pourront se constituer librement sans l’autorisation du Gouvernement20 ». Une rupture à la suite de laquelle se structurent aussitôt de nombreux syndicats, dont la CGT dès 1895.

Un demi-siècle plus tard, le régime de Vichy dissout les organisations professionnelles – patronales ou ouvrières – et crée en lieu et place les corporations obligatoires uniques, auxquelles s’ajoutent nombre d’ordres professionnels (experts-comptables, médecins, vétérinaires…) toujours en vigueur aujourd’hui, mais qu’il soumet à la stricte tutelle de l’État. Bien que, dès 1945, le gouvernement provisoire décide de desserrer cet étau en réintroduisant l’autorisation des associations et en revenant aux lois de 1884 et de 1901, cet héritage laissera des traces, contribuant à alimenter l’image négative accolée aux corps intermédiaires21.

Dans ce contexte, en réaction, la IVe République fait preuve d’une plus grande mansuétude à leur égard. Elle se caractérise ainsi par la forte montée en puissance des groupes d’intérêt culminant, selon Jean Garrigues, avec « les manifestations des bouilleurs de cru et le mouvement poujadiste qui défendait essentiellement les “petits” artisans et commerçants22 ». Leur influence atteint un degré tel que les chambres d’agriculture parviennent, par exemple, à faire élire en 1951 une cinquantaine de représentants à l’Assemblée nationale, leur permettant ainsi de constituer leur propre groupe parlementaire23. Dans ce contexte, Frank Wilson avance qu’à cette époque certains lobbies disposaient d’un pouvoir « équivalent sinon supérieur à celui des partis24 ».

Face à cet essor et souhaitant se prémunir contre toute ingérence dans     le processus normatif, les artisans de la Ve République, eux, sont animés par le désir de réintroduire une véritable distance vis-à-vis des corps intermédiaires – dont ils dénoncent l’emprise sur le précédent régime – et reviennent d’une certaine manière à la tradition rousseauiste. Gravant dans le marbre cette volonté, la Constitution du 4 octobre 1958 institutionnalise alors cette rupture dans ses articles 2 et 3 : « Gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple […]. La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par voie du référendum. » La nouvelle loi fondamentale française ignore donc ostensiblement les lobbies et postule sans ambiguïté que la souveraineté nationale ne peut être morcelée ni traversée d’intérêts particuliers. En affirmant dans son article 27 que « tout mandat impératif est nul », elle impose par ailleurs un garde-fou supplémentaire à l’encontre des éventuelles revendications catégorielles dont les parlementaires pourraient se faire les porteurs. En somme, sans entrer dans le détail du texte constitutionnel, un regard superficiel suffit pour comprendre que la Ve République a été conçue pour limiter les empiétements des lobbies sur le processus législatif. De la réduction du nombre de commissions parlementaires aux procédures de vote en passant par la limitation de la durée des sessions, tout semble avoir été fait pour contenir l’influence des groupes d’intérêt. Au final, suivant l’héritage de la Révolution comme de l’Ancien Régime, les constituants de 1958 s’opposent à toute reconnaissance et association officielles des lobbies à la conception de la loi.

Néanmoins, sous l’influence du général de Gaulle  qui  en  avait  émis  l’idée lors de son discours de Bayeux en 1946, la Constitution de la Ve République institue le Conseil économique et social, une assemblée accolée au Parlement où siègent, entre autres, les représentants des acteurs socio- économiques, et ce afin que « se fasse entendre, au-dedans même de l’État, la voix des grandes activités du pays25 ». Bien qu’elle semble porter en elle les germes d’une certaine inclination du pouvoir politique à reconnaître et à favoriser l’expression des intérêts privés dans la sphère publique, cette nouvelle assemblée tient davantage du symbole, puisqu’elle ne constitue pas à proprement parler une troisième chambre parlementaire – son rôle n’étant que consultatif – et qu’elle reste strictement subordonnée au pouvoir exécutif. En d’autres termes, malgré cette forme d’institutionnalisation jusqu’alors inédite, les lobbies demeurent en réalité confinés à la périphérie de la conception de la décision publique et de la définition de l’intérêt général.

Cette tradition multiséculaire d’exclusion des groupes d’intérêt se conjugue, en outre, à une hypercentralisation du pouvoir, cette autre spécificité française consubstantielle à la construction de l’État et peu compatible avec l’émergence des corps intermédiaires et l’exercice du lobbying.  Ainsi, à l’inverse des organisations politiques anglo-saxonnes fortement décentralisées, la France se caractérise par une importante concentration politique et administrative, sans comparaison dans le monde occidental. Comme l’explique l’économiste Daniel Cohen, cet État omnipotent – legs de notre histoire – a dès lors longtemps découragé toutes les « interactions horizontales26 ». Remarquablement illustrée par la formule de Louis XIV (« L’État, c’est moi »), cette exception française – incarnée par le club des Jacobins lors de la Révolution, puis perpétuée, sans véritable discontinuité, de Napoléon à de Gaulle – s’avère néanmoins aujourd’hui vivement remise en question, notamment sous l’effet conjugué de la construction européenne et de la transformation de l’État. Alors que cette tradition centralisatrice était hier peu conciliable avec le développement des groupes d’intérêt, son étiolement offre aujourd’hui à la société civile (ONG, acteurs économiques, mouvements sociaux…) une autonomie croissante, invitant par conséquent à une plus grande participation des lobbies à la conception de la décision publique.

Les facteurs de changement de la pratique du lobbying en France

Si certains discours hostiles au lobbying demeurent vivaces dans les chorus politique et médiatique, il n’en demeure pas moins que, dans la réalité, la vieille tradition française, pourtant fortement enracinée, semble ne pas avoir résisté à l’usure du temps et, plus précisément, à l’émergence de nouveaux acteurs politiques supra- et infranationaux. Deux forces motrices – l’intégration européenne et la mutation de l’État – l’ont notamment fortement ébranlée depuis trente ans, la faisant glisser progressivement vers le modèle anglo- saxon. Cette conversion, encore relativement récente et inachevée, a ouvert la voie à une plus grande participation des lobbies au processus décisionnel, rebattant les cartes d’un mode de gouvernance à la française jusqu’alors prisonnier de ses barrières culturelles et de son héritage politique.

1

L’intégration européenne

Notes

27.

Centre des hautes études du ministère de l’intérieur, Le Lobbying public auprès du Parlement européen, fiche de synthèse, 30 mars 2015, p. 1.

+ -

28.

Hélène michel, « La “société civile” dans la “gouvernance européenne”. éléments pour une sociologie d’une catégorie politique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 166-167, mars 2007, p. 30-37.

+ -

29.

Emiliano Grossman, « Les groupes d’intérêt économiques face à l’intégration européenne : le cas du secteur bancaire », Revue française de science politique, 53, no 5, mai 2003, p. 737-760.

+ -

30.

Ibid., p. 737.

+ -

31.

Voir Philippe Aldrin, « La “société civile européenne”, entre idéal démocratique et contingences politiques », in Josiane Auvret-Frinck (dir.), Le Parlement européen après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, Larcier, 2013, p. 183-226.

+ -

33.

Commission des communautés européennes, Gouvernance européenne. Un livre blanc, 25 juillet 2001, p. 18.

+ -

34.

Commission des communautés européennes, Livre Initiative européenne en matière de transparence, 3 mai 2006, p. 5.

+ -

35.

Commission des communautés européennes, Initiative européenne en matière de Cadre régissant les relations avec les représentants d’intérêts (registre et code de conduite), 27 mai 2008, p. 7.

+ -

36.

Hélène michel, art. cit., p. 31.

+ -

37.

Environ 80% du droit français résulterait de débats européens.

+ -

38.

Chambre de commerce et d’industrie de Paris, Renforcer le lobbying des entreprises françaises à Bruxelles, rapport présenté par Jacques Derieux au nom de la Commission du commerce international, 5 septembre 2002.

+ -

39.

Sylvaine Poillot-Peruzzetto, « Le Lobbying des entreprises françaises auprès des institutions communautaires », Annuaire français des relations internationales, ii, 2001, p. 393.

+ -

40.

Jacques Floch, Rapport d’information sur la présence et l’influence de la France dans les institutions européennes, Assemblée nationale, rapport no 1594, 12 mai 2004, p. 12.

+ -

41.

Michel Clamen, « Lobbying : de l’histoire au métier », Géoéconomie, no 72, novembre-décembre 2014, 170.

+ -

42.

Chambre de commerce et d’industrie de Paris, Lobbying des entreprises françaises à Nouveau contexte et nouvelles pratiques, rapport de m. Jean-Claude Karpeles, 22 septembre 2011.

+ -

43.

Ces dernières années, le ministère des Affaires étrangères et le secrétariat général des Affaires européennes ont multiplié les campagnes de communication afin de sensibiliser les entreprises françaises à la pratique du lobbying en vigueur à Bruxelles.

+ -

D’après la Commission européenne, près de 15.000 lobbyistes, employés par quelque 2.600 groupes d’intérêt de toute sorte (grands groupes, ONG, cabinets de conseil, fédérations professionnelles, think tanks, etc.), travaillent actuellement auprès des institutions communautaires27. Bruxelles apparaît dès lors aujourd’hui incontestablement comme la deuxième capitale mondiale du lobbying après Washington.

Cet essor n’est toutefois pas nouveau. Comme le mettent en lumière Hélène Michel28 et Emiliano Grossman29 dans leurs travaux respectifs, les groupes d’intérêt – notamment économiques – ont largement façonné la construction de l’Union européenne et en constituent, aujourd’hui encore, des acteurs à part entière « capables d’entraîner les mécanismes et les acteurs politiques dans le processus d’intégration30 ». La place centrale qu’ils occupaient déjà dans les années 1950 n’a donc cessé de s’accroître depuis lors, et ce de manière spectaculaire.

Le développement du lobbying à Bruxelles s’est en effet accéléré à partir des années 1980, conséquence de la volonté affichée par l’Europe – notamment par la commission Delors – d’institutionnaliser le dialogue avec la société civile afin, d’une part, de pallier son déficit supposé de légitimité démocratique et, d’autre part, de répondre à la méfiance, voire au désintérêt croissant, des citoyens à l’égard de l’action publique européenne. Dans ce cadre, à travers la mise en place de l’Acte unique puis du traité de Maastricht, deux étapes majeures de la construction européenne, la Commission a fait du lobbying le mode de représentation légitime des revendications de la société civile. Une société civile européenne incarnée et structurée in fine autour des représentants des intérêts catégoriels, véritables professionnels de l’influence. En des termes dont le parallélisme avec la conception anglo-saxonne apparaît saisissant, force est de constater qu’à la faveur de l’extension des compétences de l’Europe communautaire, ses institutions se sont montrées de plus en plus enclines à dialoguer avec les lobbies. Des grandes entreprises aux ONG en passant par les think tanks ou les fédérations professionnelles, les groupes d’intérêt sont donc régulièrement consultés par les décideurs européens, friands à la fois de l’expertise qu’ils leur fournissent, en amont, sur des questions souvent complexes et de la légitimité qu’ils apportent, en aval, à leurs décisions finales. Une pratique aujourd’hui routinière, érigée en nouveau paradigme de gouvernance et autour de laquelle s’est rapidement développée une véritable « industrie de l’influence » dont les cibles privilégiées sont la Commission et le Parlement. Bien qu’il pose la question de la réelle représentativité des groupes d’intérêt parties prenantes (renvoyant au passage aux nombreux débats qui entourent la notion même de « société civile31 »), ce modus operandi favorise néanmoins l’expression de la diversité des intérêts particuliers du continent – ou tout au moins d’une partie – et symbolise désormais l’ADN normatif européen.

Pour ce faire, la Commission a reconnu officiellement et à plusieurs reprises le rôle positif joué par les lobbies dans le processus décisionnel communautaire. Dès 1992, elle milite pour « un dialogue ouvert et structuré entre la Commission et les groupes d’intérêts32 ». Moins de dix ans plus tard, dans son « livre blanc sur la gouvernance européenne », elle assure que « les consultations [avec les lobbyistes] aident la Commission et les autres institutions à arbitrer entre les revendications et priorités concurrentes33 ». En 2006, dans son « livre vert sur l’initiative européenne en matière de transparence », elle considère le lobbying comme une activité inhérente à la vie démocratique, « qu’elle soit menée par des citoyens ou des entreprises, des organisations de la société civile et d’autres groupes d’intérêt ou par des entreprises travaillant pour le compte de tiers », ajoutant que « les lobbyistes peuvent contribuer à attirer l’attention des institutions européennes sur des questions importantes34 ». Enfin, dans le code de conduite établi en 2008 à l’endroit des lobbyistes accrédités auprès de la Commission, cette dernière affirme que « la représentation d’intérêts fait légitimement partie d’un système démocratique35 ». Symbole de cette formalisation des rapports avec les groupes d’intérêt, un glissement sémantique s’opère alors progressivement dans le champ lexical européen : on parle moins de « lobbying » que de « participation de la société civile36 ». Derrière cet habillage, compte tenu de la place occupée par les lobbies dans le processus décisionnel et de leurs modes d’interaction avec le pouvoir politique, il convient de souligner qu’il s’agit bien d’un lobbying calqué sur le modèle anglo-saxon qui prévaut aujourd’hui à Bruxelles. Un modèle qui, en raison de l’inflation normative communautaire37 et de l’élargissement des compétences des institutions européennes, a essaimé sur tout le continent. En conséquence, l’intégration européenne a permis de porter un éclairage nouveau sur le  lobbying  dans l’Hexagone et constitue sans nul doute l’un des principaux facteurs de l’évolution de sa pratique par les agents d’influence français. En effet, confrontés à Bruxelles à un lobbying d’inspiration anglo-saxonne, ces derniers ont été contraints – pour défendre au mieux leurs intérêts – d’en épouser la culture et d’en appliquer les codes.

Or, la traditionnelle frilosité française en la matière a longtemps constitué un handicap. Pour preuve, dans un premier rapport publié en 2002, la Chambre de commerce et d’industrie de Paris (CCIP) pointait du doigt l’important retard accusé par les entreprises tricolores en comparaison notamment à leurs concurrentes du nord de l’Europe, dépourvues de tout frein culturel38. Un diagnostic partagé par Sylvaine Poillot-Peruzzetto, selon qui « la réputation française en matière de lobbying est plutôt décevante puisqu’à ce jeu, les Néerlandais et les Britanniques seraient des virtuoses, les Irlandais seraient excellents, les Allemands efficaces et les Français, légers et en retard39 ». Dans son rapport d’information publié en 2004, le député Jacques Floch abonde dans le même sens et, plus globalement, dresse le constat d’une présence française à Bruxelles « plus faible que celle de nos concurrents40 ». Enfin, plus symboliquement, Michel Clamen nous révèle que des groupes d’intérêt britanniques officiaient déjà à Bruxelles « avant même que le Royaume-Uni ne soit entré dans le marché commun41 ». Comme en témoigne le dernier rapport publié sur le sujet par la CCIP, le retard des lobbyistes français semble néanmoins s’être en partie comblé42. La conséquence d’une prise de conscience à la fois des pouvoirs publics43 et des lobbyistes eux-mêmes.

En résumé, les règles du jeu démocratique en vigueur à Bruxelles couplées à la compétition entre groupes d’intérêt étrangers ont poussé les acteurs français à importer la pratique anglo-saxonne du lobbying, faisant de l’intégration européenne l’un des principaux moteurs de son développement à l’intérieur de nos frontières. Plus qu’ouvrir une brèche, la construction européenne a jeté une lumière nouvelle sur la manière de concevoir la décision publique dans l’Hexagone et, ce faisant, a profondément ébranlé les fondations d’une approche française jusqu’alors rigoureusement hermétique aux groupes d’intérêt.

2

La mutation de l’état

Notes

44.

Emiliano Grossman et Sabine Saurugger, « Les groupes d’intérêt français : entre exception française, l’Europe et le monde », Revue internationale de politique comparée, 11, no 4, octobre 2004, p. 507-529.

+ -

45.

Ibid., p. 514.

+ -

47.

Emiliano Grossman et Sabine Saurugger, cit., p. 515.

+ -

48.

Patrick Le Galès, Le Retour des villes européennes, Les Presses de Sciences Po, 2003.

+ -

49.

Emiliano Grossman et Sabine Saurugger, « Les groupes d’intérêt au secours de la démocratie ? », Revue française de science politique, 56, n° 2, avril 2006, p. 299.

+ -

La seconde dynamique à l’œuvre est quant à elle  endogène.  Face  à  l’essor de la mondialisation, pris dans l’étau de la montée en puissance d’acteurs politiques supranationaux (Union européenne) et infranationaux (collectivités locales), l’État fait depuis plusieurs années l’objet d’une vaste transformation. Corollaire de l’émiettement des centres de prise de décision, cette mutation se traduit dans les faits par un rétrécissement progressif du champ de compétences de la puissance étatique symbolisé entre autres par un net retrait de la sphère économique44.

En effet, au cours des dernières décennies, l’État a abandonné bon nombre de ses prérogatives au profit notamment de l’Union européenne (politique monétaire, réglementation commerciale…), et des collectivités locales (transports, formation professionnelle, développement économique…). À ce partage vertical des compétences s’ajoute, de manière horizontale, l’émergence des autorités administratives indépendantes qui interviennent dans des domaines aussi variés que l’audiovisuel (Conseil supérieur de l’audiovisuel), la concurrence (Autorité de la concurrence), les marchés financiers (Autorité des marchés financiers) ou le nucléaire (Autorité de sûreté nucléaire).

Sur le plan économique, depuis plus de trente ans et au nom de la « “réforme de l’État”, terme vaste et assez flou45 » employé par les gouvernements de gauche comme de droite, le modèle dirigiste français a été pas à pas détricoté, sonnant le glas de l’hyper-interventionnisme qui le caractérisait jusqu’alors. Ainsi, des privatisations du tournant de 1983 puis de la période Jospin en passant par les politiques de déréglementations amorcées durant les années 1990 jusqu’à l’essor des partenariats public-privé et l’instauration des délégations de service public au début des années 2000, la mainmise de l’État sur l’économie s’est peu à peu effritée. Une érosion qui, en décloisonnant les frontières entre secteurs public et privé, a favorisé l’immixtion des groupes d’intérêt dans les processus décisionnels46. En conséquence, sur le modèle anglo-saxon et au fil du désengagement de l’État, il apparaît aujourd’hui de plus en plus admis que les acteurs privés participent aux services publics et, nolens volens, à la conception de l’intérêt général.

En parallèle, comme le démontrent Sabine Saurugger et Emiliano Grossman, la décentralisation a, elle aussi, constitué un puissant catalyseur de cette mutation. En octroyant davantage d’autonomie aux collectivités territoriales, les lois successives de décentralisation ont délesté l’État d’une partie de ses compétences, le confinant à un « “noyau dur” de domaines politiques47 ». Plus largement, le mouvement de redistribution des pouvoirs initié par la décentralisation a revisité en profondeur la manière de gouverner en adoptant – notamment au niveau local – une démarche plus inclusive, perméable aux groupes d’intérêt. Un diagnostic décrit par Patrick Le Galès à l’échelon communal où associations et chefs d’entreprise participent désormais pleinement, aux côtés des élus, à la définition et à la mise en œuvre des politiques publiques territoriales48.

Dit autrement, l’État ne détient plus aujourd’hui le monopole de l’action publique. La dispersion de son autorité, résultat de l’émergence d’une « gouvernance à niveaux multiples49 », a diminué sa marge de manœuvre et, par ricochet, multiplié les points d’accès des groupes d’intérêt aux centres de pouvoir politique, passant ainsi d’une logique de gouvernance verticale à une culture plus contractuelle. Désormais fragmentées en une mosaïque d’acteurs parties prenantes, les politiques publiques ne se définissent donc plus en vase clos.

Sans conclure à une complète « anglo-saxonisation » de l’approche française, on peut néanmoins observer – à  gros  traits –  que  les  effets  combinés  de l’intégration européenne et de la mutation de l’État, en contribuant notamment à brouiller les repères traditionnels entre espace public et sphère privée, ont progressivement favorisé l’accès des groupes d’intérêt aux processus décisionnels. Plus symboliquement, c’est la sacro-sainte fiction française d’une décision publique indemne du lobbying qui s’est brisée sur la réalité, vidant d’une partie de sa substance la grammaire rousseauiste sur laquelle elle était jusqu’alors indexée.

En somme, sans tambour ni trompette, la France s’est bel et bien convertie au lobbying. Reste désormais à en encadrer la pratique afin de se prémunir contre ses excès potentiels.

L’encadrement du lobbying

 

 

Le développement du lobbying dans l’Hexagone a initié, au début des années 2000, les premiers débats parlementaires sur son encadrement. Or, un rapide coup d’œil sur les législations étrangères en la matière amène à contredire une idée assez largement répandue dans l’inconscient collectif : les pays où la présence des lobbyistes est la plus importante sont généralement ceux disposant des cadres juridiques à la fois les plus anciens et les plus contraignants. La France, quant à elle, handicapée par sa traditionnelle hostilité à l’égard des corps intermédiaires, s’est dotée tardivement d’une première forme de réglementation, encore largement perfectible à la lumière des standards fixés par les pays anglo-saxons et l’Union européenne notamment.

1

Zoom sur les réglementations américaine, québécoise et européenne

Notes

50.

OCDE, Lobbying, pouvoirs…, op. cit., p. 143.

+ -

51.

Ibid., p. 69.

+ -

52.

Ibid., p. 70.

+ -

53.

Ibid.

+ -

54.

Ibid., p. 149.

+ -

55.

Service de recherche du Parlement européen, Registre de transparence de l’UE, Briefing, décembre 2014.

+ -

56.

Cornelia Woll, L’Initiative européenne pour la transparence : quelle réglementation pour le lobbying à Bruxelles ?, Centre de recherches internationales (Ceri), Sciences Po/CNRS, mai 2007 (www.sciencespo.fr/ ceri/sites/sciencespo.fr.ceri/files/art_cw.pdf).

+ -

57.

Service de recherche du Parlement européen, cit., p. 4.

+ -

58.

Ibid. p. 7.

+ -
états-unis

Comme le souligne l’OCDE, en Amérique du Nord « les lois sur le lobbying sont la règle plutôt que l’exception50 ». Les États-Unis, premier pays au monde à avoir réglementé les activités d’influence, font ainsi figure de pionnier et, aujourd’hui encore, de référence en la matière. En effet, dès 1946, le Congrès américain impose, par le biais du Federal Regulation of Lobbying Act, la création d’un registre des lobbyistes. Au lendemain d’une vague de scandales révélant les faiblesses de ce registre, le dispositif est renforcé en 1995 à travers le Lobbying Disclosure Act qui étend la réglementation au personnel des deux chambres parlementaires ainsi qu’à celui de l’exécutif. Cette nouvelle loi s’intéresse également aux aspects financiers du lobbying en exigeant des entreprises et des cabinets spécialisés « des estimations de bonne foi des recettes et des dépenses51 » liées à ces activités. Plus récemment, dans le sillage du texte de 1995, le Legislative Transparency and Accountability Act, adopté en 2007, instaure la publication de rapports trimestriels présentant les recettes générées et les dépenses engagées en matière de lobbying ainsi que la divulgation des contributions financières versées par les groupes d’intérêt aux partis et responsables politiques52. Enfin, alors que les reconversions des anciens membres du Congrès vers le monde du lobbying sont légion outre- Atlantique, Barack Obama a interdit – à l’orée de son premier mandat – la pratique du « pantouflage » par les membres de l’exécutif53.

québec

Bien que le gouvernement canadien ait encadré le lobbying dès les années 1980, la province du Québec a décidé de resserrer l’arsenal législatif fédéral en 2002 via la « loi sur la transparence et l’éthique en matière de lobbyisme ». Celle-ci institue ainsi l’obligation pour les groupes d’intérêt de s’inscrire à un registre public dès lors qu’ils engagent une action d’influence. Allant bien au-delà d’une simple accréditation, cette obligation impose au nom du principe de transparence la déclaration des différentes rencontres et communications écrites ou orales entre le groupe d’intérêt concerné et les différents titulaires de la charge publique visés, qu’il s’agisse de responsables politiques ou de hauts fonctionnaires. Enfin, le texte québécois exige la divulgation des honoraires perçus par les cabinets de conseil en lobbying54. À ce dispositif réglementaire élargi est assortie la création d’un poste de « commissaire au lobbyisme » dédié à la surveillance et au contrôle des activités d’influence.

union européenne

Face au vent de critiques dont la culture « pro-lobbying » des institutions communautaires a été la cible au début des années 1990, le Parlement européen a créé en 1995 un registre des représentants d’intérêt accompagné d’un code de bonne conduite55. En parallèle, à la suite des préconisations émises par le rapport Nordmann, les eurodéputés se sont vu contraints  de déclarer leurs sources de revenus ainsi que leurs différentes affiliations professionnelles56.

Compte tenu des nombreux procès en probité intentés à la Commission ainsi qu’à l’essor du lobbying au sein de l’ensemble des institutions européennes, il s’est ensuivi au cours de la première décennie des années 2000 une série de nouvelles initiatives visant à encadrer les activités d’influence. Impulsée par la commission Barroso, elle débouche sur la publication en 2006 du livre vert en matière de transparence. Celui-ci aboutit à la mise en place, en juin 2008, d’un registre – facultatif – des représentants d’intérêt accrédités auprès de la Commission (qui en était jusqu’alors dépourvue) puis, trois ans plus tard à la signature d’un accord interinstitutionnel entre la Commission et le Parlement. Cet engagement bipartite inédit, renforcé en 2013, impose notamment aux lobbyistes, au-delà de l’inscription au registre commun, de fournir des informations plus détaillées aux autorités bruxelloises : dépenses annuelles engagées en matière d’influence, nombre de personnes impliquées dans ces activités, financements reçus des institutions européennes, etc.57 Bien que le registre commun demeure facultatif, le Parlement européen considère qu’il couvre aujourd’hui « environ 75% des organisations actives du secteur privé et 60% des ONG actives58 » à Bruxelles. Une nouvelle version de l’accord interinstitutionnel, allant vers encore plus de transparence via notamment une accréditation obligatoire, est actuellement à l’étude par la nouvelle commission Juncker.

2

Le cadre réglementaire français et ses limites

Notes

59.

Jacques, Floch, op. cit., p. 71.

+ -

60 .

Ibid.. p. 67.

+ -

61.

Proposition de résolution parlementaire no 3399 du 30 octobre 2006 tendant à modifier le règlement de l’Assemblée nationale pour établir des règles de transparence concernant les groupes d’intérêt (www. assemblee-nationale.fr/12/propositions/pion3399.asp).

+ -

62.

Proposition de résolution parlementaire no 156 du 11 septembre 2007 tendant à modifier le règlement de l’Assemblée nationale pour établir des règles de transparence concernant les groupes d’intérêt (www. assemblee-nationale.fr/13/propositions/pion0156.asp).

+ -

63.

Ibid., exposé des motifs.

+ -

64.

Rapport d’information sur le lobbying présenté par Jean-Paul Charié, Assemblée nationale, commission des Affaires économiques, de l’environnement et du territoire, rapport no 613, 16 janvier 2008 (www. assembleenationale.fr/13/pdf/rap-info/i0613.pdf).

+ -

65.

Ibid., p. 5.

+ -

66.

Ibid., p. 6.

+ -

67.

Ibid., p. 54.

+ -

68.

Composée de Jean-Léonce Dupont, alors vice-président du Sénat, michelle Demessine, Christiane Demontès, René Garrec et Jean-Paul Virapoullé.

+ -

69.

Alors que cette inscription est facultative à l’Assemblée nationale, le Sénat l’a quant à lui rendue obligatoire.

+ -

70 .

Contre 115 au Sénat fin Voir Jean-Louis Nadal, Renouer la confiance publique. Rapport au président de la République sur l’exemplarité des responsables publics, La Documentation française, janvier 2015, p. 68.

+ -

73.

Notons, par ailleurs, la publication des rapports Sauvé (2011), Jospin (2012) et Nadal (2015) sur la transparence et la déontologie de la vie publique, qui traitent notamment de la question des conflits d’intérêts frappant les principaux titulaires de la charge publique.

+ -

74.

mourad Attarça, « L’utilisation de la communication et de l’information dans les démarches de lobbying des entreprises : enjeux managériaux et sociétaux », Revue française du marketing, no 211, février 2007, 65-92.

+ -

Le terme « lobbying » a fait pour la première fois officiellement son apparition à l’Assemblée nationale en 2004 lors de la parution d’un rapport parlementaire sur l’influence de la France au sein des institutions européennes. Tirant de l’obscurité une pratique qu’il considère comme largement répandue, Jacques Floch, son auteur, y dresse le constat d’une France emprisonnée dans sa suspicion envers les groupes d’intérêt, alors que ces derniers constituent pourtant une réalité face à laquelle députés et sénateurs se retrouvent aux premières loges. Appelant à cesser cette « hypocrisie ridicule59 » ainsi qu’à désépaissir l’opaque brouillard qui flotte au-dessus du jeu législatif hexagonal, le rapport plaide pour une institutionnalisation du lobbying et la mise en place d’un cadre réglementaire et déontologique ad hoc60.

Dans les pas de ce premier rapport, deux propositions de résolution sont déposées à l’Assemblée nationale en 200661 et 200762 afin d’établir « des règles de transparence concernant les groupes d’intérêt ». Signée chacune par une quinzaine de députés, elles postulent – à contre-pied de la tradition française – que « le lobbying est une activité qu’il serait vain de chercher à interdire. Elle constitue d’ailleurs une forme d’expression de la société civile […]. À ce titre, le lobbying peut aider l’Assemblée nationale à accompagner avec constance les évolutions économiques, sociales, scientifiques et culturelles63 ». Dans ce contexte, tout en militant pour une reconnaissance des activités d’influence, les deux résolutions proposent de les encadrer en créant un registre des lobbyistes, en restreignant l’accès au palais Bourbon et en y instaurant des règles de bonne conduite. Bien que novatrices, ces deux tentatives parlementaires n’ont finalement pas abouti.

En 2008, la commission des Affaires économiques de l’Assemblée nationale a publié, quant à elle, un « livre bleu du lobbying en France64 », nouveau plaidoyer pour la reconnaissance et l’encadrement des groupes d’intérêt. Invitant à « favoriser le lobbying au lieu de le craindre65 », le rapport loue, dans son préambule, les vertus des groupes d’intérêt et la valeur ajoutée qu’ils apportent – notamment en termes d’expertise – aux débats législatifs. Prenant à témoin les modèles américain, britannique et allemand, il atteste que « les pays performants et modernes développent, eux, le lobbying66 ». À cette aune, Jean-Paul Charié, son rapporteur, propose, entre autres, de créer un registre national des lobbyistes pour faciliter leur identification et leurs échanges avec les parlementaires, de mettre en place un code éthique et, plus symboliquement, d’ouvrir une salle réservée au lobbying au sein même du palais Bourbon67.

Bien que ses propositions soient finalement restées lettre morte, les nombreux échos suscités par ce livre bleu ont incité les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat à se saisir de la question quelques mois après sa publication ; le premier en confiant au député Marc Le Fur la présidence d’une délégation spéciale sur le lobbying, le second en chargeant cinq sénateurs68 de mener des réflexions visant à encadrer les activités d’influence au palais du Luxembourg.

Résultat de ce « lobbying pro-lobbying », en 2009, les deux assemblées ont modifié à quelques mois d’intervalle leur règlement intérieur. De concert, elles ont instauré, entre autres, la création d’un registre des lobbyistes69 leur facilitant l’accès aux couloirs du Parlement ainsi que la mise en place d’un code éthique. Derrière ce corset réglementaire finalement peu contraignant, cette reconnaissance inédite du lobbying par le législateur constitue une véritable révolution au pays de Rousseau.

Dans ce sillage, en 2013, face aux  insuffisances  manifestes  du  registre  de l’Assemblée nationale où seuls 173 représentants d’intérêt étaient accrédités70 lors de la précédente législature, le député Christophe Sirugue, successeur de Marc Le Fur à la présidence de la délégation chargée des représentants d’intérêt, publie un nouveau rapport destiné au président de l’Assemblée nationale assorti de quinze propositions visant à encadrer plus en profondeur les relations entre députés et lobbyistes71. Mis en place le 1er octobre 2013, le nouveau dispositif vient notamment renforcer les obligations déclaratives imposées à ces derniers et instaure l’obligation pour les députés de mentionner dans leurs rapports d’information les noms de l’ensemble des groupes d’intérêt auditionnés au cours de leurs travaux. Cette « empreinte législative », promue par des associations telle que Transparency International72, renverse dès lors la responsabilité en déplaçant le curseur réglementaire des lobbyistes vers les parlementaires, invités à leur tour à plus de transparence.

Malgré les avancées notables que porte en lui cet aggiornamento73, ce cadre normatif n’en demeure pas moins insuffisamment adapté à l’architecture institutionnelle hexagonale. En effet, en encadrant uniquement le jeu parlementaire, ces règles nouvelles font abstraction des autres lieux de pouvoir autour desquels gravitent les groupes d’intérêt : cabinets ministériels, administrations centrales et autorités administratives indépendantes au niveau national, ainsi que, sur le plan local, services déconcentrés de l’État et collectivités territoriales, entre autres. Les enjeux ne sont pourtant pas minces, puisque – certes à des degrés variables – le lobbying y est omniprésent. La preuve en est donnée par Mourad Attarça selon qui les lobbyistes français ne passeraient pas plus de 30% de leur temps au Parlement74. La réglementation des arènes politiques auxquels les représentants d’intérêt consacrent les 70% restants – soit la majorité de leur activité – reste donc encore à écrire.

 

Pour une réforme du lobbying en France

La France doit regarder la réalité en face : les lobbies sont désormais omniprésents dans l’espace public. Dans un contexte national où la défiance à l’égard des responsables politiques est inversement proportionnelle à la vitalité électorale – en témoigne la progression constante de l’abstention observée depuis maintenant plusieurs décennies –, les groupes d’intérêt bousculent notre conception de l’intérêt général et la notion même de démocratie. Sous les coups de butoir de la mondialisation et de l’intégration européenne, force est de reconnaître que le modèle de gouvernance jacobin tout comme le concept de « volonté générale » tel que théorisé par Rousseau ont vieilli et font figure aujourd’hui de cartes postales un peu jaunies.

Canal d’expression désormais privilégié par une partie de la société civile, le lobbying constitue dès lors – dans une vision pluraliste du fonctionnement politique – un outil d’aide à la prise de décision, susceptible de rapprocher les citoyens de la chose publique et, chemin faisant, de contribuer à raviver une démocratie aujourd’hui moribonde. Parce qu’ils sont à la fois les porteurs légitimes de revendications catégorielles mais qu’ils suscitent en même temps des préoccupations dans l’opinion publique, les lobbies ne peuvent demeurer à la périphérie des processus décisionnels ni à l’ombre du régulateur. Bien que l’Assemblée nationale et le Sénat aient tenté ces dernières années de répondre à ce double enjeu, ces initiatives parlementaires demeurent encore trop lacunaires pour clore les débats.

Or, dans ses vœux aux Corps constitués, le président de la République a déclaré le 20 janvier 2015 que « pour rendre encore plus claire la confection des lois et des règlements, il faudra un meilleur encadrement des groupes de pression ». Le prenant aux mots, nous formulons ci-dessous quelques pistes de réformes se proposant de mieux encadrer le lobbying sans pour autant l’entraver. L’émergence d’un lobbying institutionnalisé, plus transparent et éthique, contribuera dès lors, à sa mesure, à renouer progressivement la confiance à la fois avec les corps intermédiaires et, plus largement, avec la vie publique.

Notes

75.

inciter également le Sénat – qui en est aujourd’hui dépourvu – à se doter de l’« empreinte normative » mise en place par l’Assemblée nationale.

+ -

76.

Conseils régionaux, conseils départementaux, intercommunalités, métropoles, grandes villes.

+ -

77.

Cabinet du préfet de région et/ou de département, Secrétariat général aux affaires régionales (SGAR), Secrétariat général aux affaires départementales (SGAD), Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte), Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), Direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (Draaf), Agence régionale de santé (ARS), etc.

+ -

proposition no 1

Charger la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) – en lien avec les différentes institutions publiques concernées – d’une mission de surveillance et de contrôle des activités de lobbying et nommer, au sein de son collège, un vice-président dédié sur le modèle du commissaire au lobbyisme québécois. Dans cette optique, renforcer les missions assignées à la Haute Autorité en matière de relations entre titulaires de la charge publique et représentants d’intérêt, et faire de celle-ci l’organe référent pour l’ensemble des acteurs parties prenantes.

proposition no 2

Compte tenu du renforcement du rôle des commissions parlementaires, rendre obligatoire la publication par chacune des commissions de l’Assemblée nationale et du Sénat d’un rapport annuel sur le lobbying, faisant notamment état de l’ensemble des organisations ou personnalités auditionnées lors de l’examen des textes législatifs.

proposition no 3

La grande majorité des textes de loi examinés par le Parlement étant de l’initiative du pouvoir exécutif, étendre l’« empreinte normative » récemment mise en place par l’Assemblée nationale au gouvernement en rendant obligatoire la publication par celui-ci des organisations ou personnalités consultées lors de la préparation des projets de loi75.

proposition no 4

Dans le sillage de l’extension de l’« empreinte normative » au gouvernement, créer un registre des représentants d’intérêt et établir un règlement intérieur en matière de lobbying au sein des cabinets ministériels, des autorités administratives indépendantes et d’une partie des directions des administrations centrales des ministères. Rendre obligatoire la publication annuelle d’un rapport mentionnant les organisations ou personnalités consultées par ces différents organes publics.

proposition no 5

Inciter les collectivités territoriales76 et obliger les principaux services déconcentrés de l’État77 à se doter d’un registre des représentants d’intérêt, d’un règlement intérieur encadrant les activités de lobbying ainsi qu’à publier chaque année un rapport mentionnant les organisations ou personnalités consultées par les autorités délibératives locales ainsi que par les hauts fonctionnaires d’État et territoriaux lors de la production d’une série de textes définis (contrat de plan État-Région, schéma régional de développement économique, d’innovation et d’internationalisation, schéma régional d’aménagement et de développement durable du territoire, plan local d’urbanisme intercommunal…).

proposition no 6

Sur le modèle du dispositif mis en place par la Commission européenne   et les États-Unis, imposer aux représentants d’intérêt accrédités auprès des différentes institutions publiques (Parlement, autorités administratives indépendantes, collectivités locales…) de déclarer de bonne foi les dépenses engagées pour leurs activités d’influence, tous types de financements publics perçus ainsi que, dans le cadre de cabinets spécialisés, la liste des clients pour lesquels ils opèrent.

 

 

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