Résumé
I.

L’état de la question du tirage au sort.

1.

Quels sont les liens de cette procédure avec les différentes formes démocratiques existantes ?

2.

Les avantages et inconvénients du tirage au sort dans la littérature politique

3.

Les différentes fonctions du tirage au sort

4.

Les valeurs d’usage du tirage au sort

5.

Des conceptions du tirage au sort allant à l’essentiel

6.

Le tirage au sort est l’instrument par excellence de la rotation des tâches entre égaux

7.

Petite parenthèse sur une utopie de la rotation des tâches

II.

Possibilités, promesses, et risques du tirage au sort.

1.

Utiliser le tirage au sort pour pourvoir des postes

2.

Le tirage au sort comme mode d’attribution des biens

3.

Créer des groupes de référence

4.

Le tirage au sort pour tempérer les marchés

5.

Les mauvaises pistes d’utilisation du tirage au sort

6.

Examen critique d’une proposition récente pour instituer le tirage au sort

7.

Résumé de quelques principes et constatations

III.

Conclusion

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Résumé

Le tirage au sort est une pratique ancestrale de sélection par le hasard, souvent associée à la Grèce antique. Aujourd’hui, son utilisation connaît une recrudescence qui peut être jugée surprenante. Pourtant, certains auteurs, qui n’ont pas manqué de remarquer ce retour, ont choisi de s’intéresser à cette technique de décision et aux possibilités d’utilisation qu’elle offre aujourd’hui. Ainsi, Gil Delannoi présente ici les vertus du tirage au sort, les raisons pour lesquelles il devient parfois le seul recours face au risque d’injustice inhérent à certains choix et les domaines dans lesquels son usage peut devenir pertinent. Les usages du tirage au sort sont multiples. En politique, dans certaines situations, son utilisation permet à un groupe de prendre des décisions ou de désigner des responsables. Elle s’inscrit dans une perspective à la fois égalitaire et libérale : le hasard, en effet, ne favorise aucun candidat et rend vaines toute tentative de corruption et d’abus de pouvoir. Il peut par ailleurs s’appliquer à toutes les échelles, du plus petit groupe à la nation entière.

Au-delà de son usage politique, le tirage au sort peut être employé pour résoudre des situations dans lesquelles la justification morale d’un choix est particulièrement difficile. Par exemple, face à la rareté des dons d’organe, le tirage au sort permet de choisir au sein d’un groupe de malades lequel d’entre eux bénéficiera finalement d’une transplantation. Cette note explique enfin quels sont les principes à respecter pour une bonne utilisation du tirage au sort et quelles sont les limites attachées à son usage.

Gil Delannoi,

Chercheur au Centre de recherches politiques de Sciences Po.

Notes

1.

Certains mots utilisés dans les démocraties modernes sont restés proches de leur sens initial antique – démocratie, politique, monarchie… –, d’autres s’en sont éloignés – ecclésial, ethnique… –, tandis que certains ont carrément disparu – psephos (vote), kleros (tirage au sort).

+ -

2.

Notre vocabulaire et notre théorie politiques remontant à l’Antiquité, il n’est pas étonnant que le tirage au sort ait été longtemps (au moins jusqu’au XIXe siècle) associé au souvenir de la démocratie antique.

+ -

La plupart des études politiques sur le tirage au sort font référence à la démocratie antique. Cette importante réalité historique peut induire en erreur sur l’utilisation du tirage au sort. La référence antique est nécessaire pour l’étymologie, la théorie et l’histoire de la démocratie. Elle compte moins pour sa définition moderne et sa pratique1. La démocratie athénienne faisait un usage fréquent du tirage au sort pour désigner la plupart des magistrats accomplissant les tâches politiques (pouvoir exécutif) et les nombreux membres des jurys populaires (pouvoir judiciaire). Quant au pouvoir législatif, il était exercé par l’ensemble du corps politique, autrement dit les citoyens adultes, ce qui est l’équivalent d’un vote des lois par la démocratie directe. Il est nécessaire de se rappeler la démocratie antique, mais peut-être illusoire de vouloir y revenir2. Faut-il en conclure que le tirage au sort était caractéristique du contexte antique et qu’il a disparu depuis ? Ce n’est pas dit. Il a d’ailleurs existé une forme intermédiaire de cette pratique, un usage plus restreint en étendue et en intensité dans certaines républiques de la Renaissance, notamment Venise et Florence. Si ces exemples nous éclairent, ils ne peuvent servir de référence pour imaginer un usage contemporain du tirage au sort. En fait, la question du tirage au sort, par son importance théorique et par son potentiel pratique, est bien plus vaste que ce que laisse penser l’expérience antique. En soi, le tirage au sort est, théoriquement et pratiquement, un des moyens toujours disponibles, en tout temps et tout lieu, pour s’orienter dans l’action et pour établir certaines règles d’organisation.

I Partie

L’état de la question du tirage au sort.

1

Quels sont les liens de cette procédure avec les différentes formes démocratiques existantes ?

Notes

3.

Celles-ci regroupent d’une part le référendum, soit comme vote d’approbation ou de désapprobation d’une loi déjà votée par d’autres instances, soit comme vote sur une proposition de loi émanant de l’exécutif et d’autre part des procédures encore plus directes, comme la votation (par emprunt de ce terme à la Suisse contemporaine), qui se définit comme choix entre plusieurs options législatives substantielles, soit par proposition gouvernementale, soit par initiative populaire.

+ -

L’usage du tirage au sort ne correspond pas davantage à une forme de démocratie qu’à une autre et peut servir à chacune d’elles, qu’elle soit directe ou indirecte. De même, il est possible de l’appliquer dans des procédures propres à chacun des trois pouvoirs, qu’il soit législatif, judiciaire ou exécutif. Le tirage au sort n’a jamais été conjugué avec le suffrage universel dans un emploi politique. Il n’a jamais été pratiqué sur une base aussi large que celle du suffrage universel. Cette conjugaison n’existe que dans le domaine judiciaire (jurys populaires des tribunaux d’assise en France par exemple), dans certaines expériences de politique consultative (démocratie délibérative ou participative) et dans certaines techniques de sondages d’opinion. Ces trois domaines touchent à la politique mais ne sont pas directement politiques, au sens où l’est un vote au suffrage universel comme procédure d’élection des dirigeants et des représentants. Le recours à un tirage au sort universel, effectué sur une base identique à celle du suffrage universel, est donc très marginal. De plus, l’usage politique n’est qu’une petite partie du potentiel procédural du tirage au sort. S’il fallait le qualifier comme procédure politique, on pourrait dire qu’il est une forme procédurale singulière, irréductible à toute autre et, jusqu’à un certain point, intermédiaire entre démocratie directe et démocratie indirecte. Il est proche de la démocratie directe, car il entraîne une participation plus active que dans la démocratie représentative et délègue moins les fonctions politiques que dans une procédure de représentation ou de députation, mais il n’est pas autant opposé à la démocratie indirecte que le sont les procédures de la démocratie directe3. Son rapport à l’égalité et à la souveraineté explique la position médiane du tirage au sort entre démocratie indirecte et directe. En démocratie indirecte, les citoyens qui forment le souverain élisent des représentants qui votent les lois. Les actes de ce souverain sont donc très limités, épisodiques et sporadiques, comme le remarquait Rousseau. La représentation retire d’une main ce qu’elle a donné de l’autre. L’égalité des citoyens est restreinte et fugace. Au contraire, dans la démocratie directe, tous les citoyens sont égaux, tous sont acteurs en même temps, quand ils forment le corps politique lors d’un référendum ou d’une votation. L’égalité, l’étendue et l’universalité de la procédure sont alors supérieures à ce que proposent la plupart des procédures de tirage au sort.

2

Les avantages et inconvénients du tirage au sort dans la littérature politique

Notes

4.

Barbara Goodwin, Justice by Lottery, 1992 (réed. Imprint Academic, 2005)

+ -

La question du tirage au sort occupe les théoriciens au moins depuis Aristote. Ce fut un sujet de controverses passionnées dans les républiques italiennes du Quattrocento. Dans Justice by Lottery4 , Barbara Goodwin résume très bien la question, en relevant notamment les avantages du tirage au sort généralement admis :

– un choix qui, échappant à toute intention, empêche la corruption (sauf fraude dans le mécanisme) ;

– personne n’est responsable, ne peut être blâmé ou loué pour le choix ;

– personne ne peut tirer vanité d’avoir été choisi ;

– personne n’a la charge de choisir ;

– tous les participants sont mis sur pied d’égalité ;

– la procédure est impartiale et équitable ;

– si la procédure peut être répétée de nombreuses fois, le fait même d’être choisi ne produit pas une forte inégalité entre les sélectionnés et ceux qui ne le sont pas.

J’ajoute à cette liste que la procédure du tirage au sort est facile, rapide, économique. Elle ne coûte pas cher, que ce soit en énergie, en moyens matériels ou en longueur de temps.

Barbara Goodwin relève aussi des inconvénients au tirage au sort :

– ce type de choix est indifférent aux besoins des personnes ;

– il ignore les mérites ;

– il expose les personnes à un haut degré de risque et d’incertitude ;

– il néglige la liberté individuelle et supprime la délibération ;

– il retire de la dignité aux personnes en les réduisant à n’être qu’une sorte de numéro ;

– il casse les élites et les traditions ;

– il entrave le contrôle des gouvernés par les gouvernants ;

– il crée une égalité artificielle.

Ces deux sommes sont précieuses car elles résument bien plusieurs siècles de discussion. On ne saurait pourtant en rester là, parce que la généralité de cette synthèse ignore la souplesse du tirage au sort. Ce qui est dit là est juste tant que l’on reste sur ce registre du général. Tirer au sort est en général plus égalitaire et plus impartial. Mais la diversité, la contradiction même des causes et des effets du tirage est infiniment plus complexe que ce qui apparaît dans ce premier tableau. Toutes les variations possibles de la procédure ouvrent un champ d’application très vaste et très varié. Ces variations potentielles résultent de toutes les conditions préalables et postérieures au simple mécanisme du tirage qui restent à définir dans chaque cas. Elles modifient considérablement les caractères généraux dans un sens ou dans un autre. Ainsi, si 1.000 candidats sont sélectionnés par des examens et que parmi les trois premiers, un seul est finalement choisi par tirage au sort, la procédure ne devient égalitaire que dans un second temps et sur une très faible échelle. Par ailleurs, si parmi 100.000 candidats forcés, 50.000 sont choisis, la procédure est plus égalitaire, mais l’impartialité du choix entre individus précédemment qualifiés et clairement identifiés est beaucoup plus faible. Ces considérations sur la flexibilité, voire l’équivoque, ne sont pas propres au tirage au sort. On pourrait en dire autant du vote et faire le même genre de liste : un vote peut être très égalitaire parce que tous votent et/ou parce que tous peuvent se présenter (en droit et en capacité), mais il est très inégalitaire si, par référence à toute une population concernée, seuls 2% remplissent les conditions d’éligibilité et seuls 10% sont autorisés à voter. Pour ces raisons, le vote s’imposera comme la procédure la plus évidente dans certaines situations, la plus absurde dans d’autres. Ces listes d’avantages et d’inconvénients n’en sont pas moins indispensables. Elles sont à la fois le résumé savant qu’il fallait faire et constituent un premier aperçu des réactions ordinaires, presque spontanées à la simple mention du tirage au sort comme procédure potentielle. Une autre présentation de la même question permet de poser autrement la question dans une autre perspective.

3

Les différentes fonctions du tirage au sort

Notes

5.

Pour une analyse plus détaillée de cette typologie, voir Delannoi & Dowlen (éd.), Sortition. Theory and Practice, Imprint Academic, 2010.

+ -

6.

L’intervalle de confiance dans un sondage aléatoire est de 1,4% pour un échantillon de 5000 personnes (chiffre fourni par D. Boy et J. Chiche, Analyse de données, Cevipof).

+ -

7.

Il serait possible de tester la représentativité de tels échantillons de population. Il suffirait d’en constituer deux ou trois par un mécanisme identique de tirage, puis de vérifier que leur représentativité est proche. Ensuite il serait possible d’étendre ce test comparatif aux résultats de la délibération. Trois échantillons de 3.000 personnes travailleraient isolément une semaine ensemble. On comparerait les résultats (de leurs votes, par exemple) à la fin de leur processus.

+ -

8.

Tel était le ressort du système athénien. Les Athéniens étaient tôt ou tard membres d’un jury de tribunal populaire et ils avaient une bonne chance de servir plusieurs mois dans un petit collège de magistrats tirés au sort afin d’accomplir des tâches relevant de la fonction politique exécutive.

+ -

La question du tirage au sort se pose aussi dans une autre perspective : à quoi peut-il servir ? Comment se sert-on du tirage ? Pour quelles raisons ? Repérer le «comment» revient à énoncer les diverses fonctions. Dans un second temps, repérer le «pourquoi» permet d’énoncer les valeurs d’usage5.

 

Le tirage au sort peut être utilisé dans le cadre des sondages

Le tirage au sort peut être utilisé statistiquement pour constituer un ou plusieurs échantillons en vue d’un sondage. Chose fascinante : il ne faut guère plus de quelques milliers d’individus pour qu’un sondage aléatoire (sans quota ni critères préliminaires) soit représentatif d’une population de la taille de la France6 : 10.000 personnes tirées au sort fourniraient un échantillon très représentatif, et le résultat qu’on en tirerait, qu’il s’agisse de la prédiction d’un vote grandeur nature ou du résultat direct en miniature, serait fiable pour obtenir une réponse simple. Cette technique permet donc de constituer des groupes de réflexion, des groupes de test ou des enquêtes qualitatives. Son usage est fréquent dans le marketing et dans les enquêtes d’opinion. Par la même technique de tri aléatoire, on peut instituer des groupes auxquels seront confiées des tâches politiques institutionnelles. Il est donc possible de constituer de façon aléatoire une sorte de corps politique qui peut être rassemblé physiquement en un lieu. On comprend facilement que ce corps aléatoire comprendrait une égale répartition des deux sexes, et que d’autres proportions seraient bien respectées également : l’âge, l’opinion politique ou encore les différences de richesse. A l’évidence, 10000 personnes ne peuvent participer chacune avec la même intensité à une délibération collective, mais elles peuvent se parler, s’écouter et travailler ensemble. La technique de l’échantillon réserve ainsi une première surprise : l’élection par vote n’est pas le seul instrument de démocratie représentative. Le tirage au sort peut être utilisé pour le même motif. Il l’est dans les jurys de cour d’assises. Il l’est, moins fréquemment, dans les expériences de démocratie consultative, délibérative ou participative, qui ont lieu en général à une échelle locale. Cette technique peut être aussi utilisée sur une échelle plus vaste, étatique par exemple, notamment dans des conférences de citoyens, sur un thème ciblé. L’usage de cette représentation par le sort varie considérablement selon la population source du tirage : cette source est quasiment complète, maximale, quand elle est l’équivalent du suffrage universel, mais elle peut être restreinte, par découpage, selon des critères de sélection ou encore par l’obligation de déposer une candidature. Ce qui compte avant tout, c’est qu’un échantillon ait été obtenu sur une base d’égalité et qu’il soit suffisamment représentatif de la population afin qu’on puisse en inférer des résultats réguliers. Les finalités de ce fonctionnement sont, par ailleurs, très différentes selon les cas. Un échantillon peut servir à un simple comptage (intentions de vote, par exemple) ou être institué en groupe de délibération rendant ses conclusions par des votes ou des rapports écrits7.

 

Le tirage au sort permet une rotation organisée

Pour obtenir une rotation organisée, le tirage au sort, quand il est utilisé à l’opposé d’une loterie qui donne un gros lot à peu de gens, peut donner le même lot à chacun et n’intervenir alors que pour désigner le moment de l’attribution de l’objet ou de la tâche à accomplir. Il sert alors uniquement à distribuer un ordre de passage dans le temps et organise une rotation8. Ce principe d’allocation du temps et du moment par le tirage au sort est fréquent, mais généralement dans des formes subalternes : on tire ainsi l’ordre de passage des candidats d’un concours, celui des candidats lors d’une campagne électorale pour leurs apparitions à la télévision ou sur les panneaux électoraux. A cet usage faible, mineur, s’ajoute néanmoins la possibilité d’un usage fort, majeur. Ainsi, le principe de distribution, lié à un principe de rotation, est destiné à organiser une participation démocratique quasi forcée. Il convient donc à toutes les tâches qui peuvent être simultanément considérées comme un droit et un devoir, un honneur et une corvée. Souvent la rotation des tâches repose sur une conception de la politique comme corvée irrécusable pour l’homme libre. Le tirage au sort crée des magistrats sans stratégie de carrière. De ce point de vue il est anticorrupteur. Il est impossible de soudoyer toute une population ou un très grand nombre de candidats. Mais faisons attention : si le tirage empêche la corruption ex ante, il ne garantit pas son inexistence ex post. L’absence de stratégie de corruption n’empêche pas que les élus du tirage au sort subissent ensuite des tentatives de corruption. Pour cette raison, la reddition des comptes était un moment crucial du parcours d’un magistrat (élu du sort) dans la démocratie athénienne. La collégialité des magistratures jouait également contre la corruption ou l’incompétence d’un seul, en la corrigeant par l’action en groupe. La rotation est très égalitaire. L’inégalité peut pourtant s’insinuer dans le résultat si l’attribution du moment prend un caractère décisif. Le « chacun son tour » laisse une marge appréciable au moment du tour. Entre être désigné par le sort comme soldat en temps de paix ou en temps de guerre, la différence est grande.

 

Le tirage au sort neutralise les procédures

La neutralisation des procédures que permet le tirage au sort a souvent pour but de supprimer la compétition, d’éviter le conflit d’intérêts. Le tirage au sort étant un mécanisme instantané, il supprime les diverses manœuvres qui précèdent habituellement la plupart des autres formes de désignation : déclarations, communications, jeux d’influence et tout autre stratégie ouverte ou cachée. La notion de transparence (ou d’opacité) n’a plus de sens quand on recourt au tirage. Le recours au tirage au sort annihile les ambitions extraordinaires et impose le sens ordinaire des responsabilités. Les effets qui sont recherchés sont, en fait, des non effets. Tout ce qui relève de l’intrigue et de la compétition est supprimé par le tirage dès lors qu’il est programmé. D’autres non-effets viennent seulement après le résultat. « Le tirage au sort n’afflige personne », remarquait Montesquieu. Il ne suscite pas de vanité chez le vainqueur ni de rancœur chez le vaincu. Il atténue l’arrogance et l’amertume. Il supprime tout soupçon de partialité chez les organisateurs de la procédure. Cet effet apaisant est à la fois individuel, collectif et systémique. On lui trouve peu d’exceptions. Peut-être le gagnant d’un gros lot s’estimera-t-il « aimé des dieux » mais une telle faveur est pour le moins spéciale, et jamais acquise avec certitude. Elle ne se compare pas au sentiment de son propre mérite.

 

Le tirage au sort peut être utilisé pour l’allocation de ressources

Dès lors que le tirage au sort est utilisé comme moyen d’allocation des ressources, le terme de loterie devient très approprié. L’effet de loterie ne se limite pas aux cas dans lesquels quelques biens exceptionnels sont attribués à peu de monde. Les lots et les biens peuvent être nombreux. Le tirage peut même consister à distribuer des lots d’égale valeur à chacun, même si ces lots présentent néanmoins quelques différences. Tous n’ont pas exactement les mêmes avantages ni les mêmes inconvénients. Deux raisons principales motivent généralement l’allocation de ressources par tirage au sort : la contrainte d’une rareté extrême des biens à attribuer ou l’exigence d’égalité dans le processus d’attribution. La rareté peut être celle d’une ressource médicale, lorsqu’il s’agit par exemple de désigner le bénéficiaire d’un don d’organe. Dans des cas moins tragiques, l’absence de favoritisme dans l’attribution est la priorité, tous les biens ne se valant pas exactement, ce qui est fréquent dans l’attribution d’une parcelle de terrain ou de jardin. Des terrains à cultiver furent ainsi distribués aux soldats romains ou aux colons américains. Dès lors, l’allocation de ressources par tirage est conçue comme réponse à la nécessité de distribuer des biens inégaux à l’ensemble d’une population d’égaux. Cette méthode reste assez peu fréquente aujourd’hui. Toutefois, dans l’Athènes contemporaine, lors des Jeux olympiques de 2004, on a tiré au sort la répartition des appartements du village olympique parmi les demandeurs. De même, devant l’afflux de demandes, il arrive que des places de concert, de voyage, de pêche soient attribuées par le sort dans certaines collectivités. Ce recours singulier au tirage au sort est important pour la théorie, car il constitue un mécanisme radicalement différent des autres procédures que sont l’allocation par le marché selon l’offre, la demande et les enchères ou par une politique dirigiste fondée sur des critères méritocratiques, fonctionnels ou traditionnels.

 

Le tirage au sort permet d’économiser des moyens

Par l’économie de moyens qu’il réalise, le tirage au sort permet une simplification et une accélération de la procédure. Cette simplicité peut être souhaitée en tant que telle, seulement pour elle-même. Mais on sait que la maxime « pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ? » ne l’emporte pas toujours sur sa rivale… Dans la plupart des cas, ce sont d’autres raisons qui viennent justifier cette recherche de simplicité et de rapidité. Souvent, on n’a justement pas le choix : on manque de moyens au sens concret du terme ou on manque de temps. Le manque de temps est la contrainte la plus fréquente : faute de temps pour organiser une autre procédure, il reste le tirage au sort. L’urgence le justifie ou l’impose. Il reste parfois seulement quelques instants pour désigner quelqu’un. Or si personne n’est volontaire, ou si tous le sont, le manque de temps ne permet plus autre chose que de procéder à un tirage au sort. Cette justification du tirage au sort par le manque de moyens se trouve étendue à de nombreux autres cas de manque : manque de place, manque d’information, manque de ressources. Quand ce n’est pas l’urgence qui entraîne le recours au tirage, cela peut être, à l’inverse, la « nécessité d’en finir », c’est à dire de trouver un terme dans le temps, quand d’autres procédures traînent en longueur. Il n’est pas rare que des procédures institutionnelles et constitutionnelles prévoient ce recours au tirage en situation de blocage des autres procédures. C’est là encore un effet d’économie, entendu différemment que dans l’urgence. L’effet d’égalité n’est ici qu’un effet secondaire du tirage au sort. Le tirage au sort est économe en moyens, en temps et en stratégies. Il peut être en effet plus facile de puiser dans la population disponible, afin de réaliser une économie de procédure et d’échelle. On retrouve en partie le fait (déjà constaté plus haut) qu’un échantillon prend moins de place et coûte moins cher.

 

4

Les valeurs d’usage du tirage au sort

Notes

9.

On peut, bien entendu, procéder à des votes dans lesquels toute la population des électeurs est également éligible et sans candidature. On constatera néanmoins que dans ce cas (rarissime), la probabilité d’être élu par un vote ne sera pas égale pour tous.

+ -

L’effet de consultation Le tirage constitue également une technique reconnue d’échantillonnage qui permet la représentation, le calibrage et l’extraction d’information. Les instances politiques peuvent y chercher un reflet de l’état de l’opinion sur un sujet ou prédire un comportement, notamment électoral. Toutefois, comme les échantillons tirés au sort ne sont fiables qu’au-delà d’une certaine taille, il peut se révéler trop grand et trop coûteux matériellement. Dans un usage politique non marchand, cet obstacle est moindre. La démocratie délibérative locale, par exemple, n’est pas contrainte par des impératifs de rentabilité. Au lieu de faire des calculs de quotas compliqués et discutables, il est alors plus simple de prendre un échantillon plus grand. Mobiliser une journée durant seulement 0,3% ou 0,5% d’une population ou aller jusqu’à 1% ne provoque pas de changement d’échelle insurmontable. Le triplement d’un échantillon de ce type vaut la peine d’être accompli s’il assure une meilleure représentativité. Par exemple, 1.000 personnes d’une population de 10.000 citoyens. Ce genre de consultation peut prendre des formes diverses : questionnaires, entretiens, groupes auxquels on confie une délibération et une synthèse à rendre. Les variantes sont nombreuses. Un groupe peut ainsi se voir confier un choix d’orientation générale (choisir une perspective au détriment d’une autre), une décision à prendre (pourcentage de budget à arbitrer), un moyen de contrôle à exercer pendant telle période, etc. Ces procédures ne sont pas incompatibles avec la nécessité de l’expertise. Non seulement le groupe s’informe en travaillant, mais il se procure de l’information lorsque des responsables extérieurs viennent s’expliquer publiquement devant lui. Une telle ressource collective, a priori, ne s’exerce pas en sens unique : elle peut produire des groupes utiles et agréables aussi bien qu’hostiles et encombrants pour les personnes qualifiées par d’autres procédures et qui traiteront avec elle, comme par exemple les élus du vote, les magistrats, les représentants professionnels ou les experts. Le fait qu’un échantillon très vaste (quelques dizaines de milliers de citoyens) ait, par simple tirage au sort, une représentation qui rend ses décisions potentielles quasiment identiques à celles de la population source pourrait, si l’on joint l’esprit d’économie à l’obsession de la représentation en miroir, mener à l’utopie tentante (et effrayante) du peuple en miniature. En effet, supposons qu’un gouvernement travaille un an durant avec 25.000 ou 50.000 citoyens et que ceux-ci soient renouvelés par tirage au sort chaque année. On concilie ainsi en théorie les avantages de la démocratie représentative – qui délibère et produit des représentants à plein temps ayant le temps d’être mieux informés que le citoyen ordinaire – et ceux de la démocratie directe – qui court-circuite les intermédiaires. Une telle procédure semble cependant très risquée : elle peut conjuguer les défauts respectifs des démocraties directe et indirecte au lieu d’associer leurs avantages. Dans une autre version moins délibérative, on pourrait aussi supposer, dans un cadre de taille comparable, de limiter le rôle de ce corps politique à quelques votes, soit l’équivalent de quelques référendums annuels et représentatifs, au moins statistiquement parlant. Finalement, il ne serait pas irrationnel, dans ces conditions, de remplacer le vote de toute une population par celui d’un vaste échantillon. Cela serait plutôt rationnel mais finalement peu raisonnable : le résultat, en comparaison d’un vote de toute la population, ne serait certes pas souvent faussé (il serait presque toujours identique), mais le symbole de l’égalité de participation et l’expérience collective de son incarnation en un seul moment de délibération et de choix s’évaporeraient. L’instrument démocratique deviendrait alors anti-civique.

 

L’effet d’impartialité

L’effet d’impartialité de l’échantillonage par tirage au sort se vérifie quasiment dans tous les usages qui permettent la neutralisation déjà évoquée. Dans certains cas, il existe pourtant une partialité, au sens d’inégalité, du résultat : attribuer un bien rare ou une fonction rare à très peu de personnes n’aboutit pas à une situation d’égalité. Néanmoins, cette inévitable partialité n’est le produit d’aucune intention. L’impartialité du tirage au sort se décompose en absence de partialité de la part des sélectionneurs et en partialité inexplicable et imprévisible à l’égard des sélectionnés, puisque seule la chance les départage. Quand l’impartialité n’est pas justifiée par une situation initiale, il reste facile de l’établir par une qualification ou un tri préalable. Quand la procédure de qualification est terminée, que ce soit parmi des candidats ou dans une population entière, après élimination des inaptes, des incompétents, l’impartialité s’applique entre options égales ou approximativement égales. Après ce tri préalable des compétences et leur égalisation par une procédure de qualification, l’impartialité est justifiée. Supposons par exemple trente candidats à une fonction de doctorant, de chercheur, de professeur ou d’artiste, la qualification de trois d’entre eux par examen permet ensuite de tirer au sort parmi les trois sélectionnés, ce qui est certainement la seule manière d’éliminer de ce choix final les effets de mode, de dogme, de chapelle, de camaraderie. Ainsi, l’impartialité recherchée ne doit pas être restreinte à la lutte contre différentes formes de favoritisme, ni même à l’effacement des conflits d’intérêt. Ces défauts sont, en un sens, les plus faciles à repérer, sinon à combattre. En revanche, tous les conformismes, au sens large, sont par nature plus inconscients. De ce point de vue, le tirage au sort assure la diversité des choix et, plus encore que la neutralité, il s’agit là d’une forme générale d’impartialité et d’une source de richesse dans l’expression des personnalités et l’épanouissement des comportements. Au contraire, les règles de cooptation très élaborées et très codifiées poussent en général à uniformiser les choix.

 

L’effet de participation

L’effet de participation varie considérablement, quasiment d’un extrême à l’autre, selon les détails de la procédure. Un tirage au sort peut être autant voire davantage élitiste qu’un vote. Choisir trois personnes sur mille par tirage dans une population qualifiée a un effet plus élitiste que d’en élire 10 dans la même population. L’effet mécanique est plus élitiste dans son résultat parce que moins nombreux sont ceux qui sont distingués. Le contenu de ce choix est-il plus élitiste ? Cela dépend. Il l’est si tous les membres sont approximativement égaux. Il peut l’être encore, si l’on admet qu’un vote ne désigne pas forcément les meilleurs ou les plus aptes. Il est moins élitiste (et moins cohérent, voire absurde) si l’on se trouve en présence d’une population très hétérogène quant à la compétence, à la valeur, etc. En revanche, à la différence du vote, on peut utiliser le tirage au sort à des fins de participation très étendue, très inclusive, voisinant avec l’obligation. C’est alors une conception d’un devoir civique, professionnel, social ou autre. Là où le vote ne peut être obligatoire que pour les votants, le tirage va jusqu’à créer l’obligation d’être élu et d’accepter la charge9. Ce n’est cependant qu’un cas limite et pas le plus fréquent, même dans la démocratie antique. Les modulations potentielles du tirage sont nombreuses et par conséquent elles le restreignent, le précisent, le concentrent. S’il faut faire acte de candidature, l’effet d’inclusion de la population est moins étendu. Quand tous sont concernés, l’effet d’inclusion ne vient pas seulement du fait qu’il y a des élus du sort qui ont une chance égale, mais du fait que chacun sait qu’il peut être ou qu’il pourrait avoir été élu. Sans candidature et obligation d’accepter la sélection, la forte participation est rendue automatique. Cette obligation, par son caractère autoritaire et forcé, est, selon les cas, admirable ou détestable. Pour ces mêmes raisons, dans la plupart des cas, l’utilisation la plus flexible et la plus variée exigera soit la présélection d’un échantillon d’éléments compétents ou méritants, soit la candidature. La nécessité de candidature s’impose parfois : elle permet de distinguer les plus volontaires, les plus concernés et les plus disponibles. Avantage : l’implication des sélectionnés est acquise. Inconvénient : seuls les plus militants ou les plus intéressés par des fins discutables se manifestent. Rappelons que l’absence de candidature ou de qualification n’équivaut pas toujours à la contrainte maximale. Pour la tempérer, il suffit d’accorder après tirage la possibilité de récuser le choix. L’effet obtenu est moins contraignant, plus libéral, moins organique. Dans certains cas, il cumule les avantages puisqu’il a inclus les hésitants ou les timides qui ne se seraient pas portés candidats, mais il les conserve et les renforce pour peu que ceux-ci n’usent pas du droit de se retirer. Ces ajustements, ces limites et ces corrections ne discréditent pas le tirage insignifiant mais, au contraire, indiquent qu’il est susceptible d’être ajusté aux finalités requises.

 

Le tirage au sort permet de répondre à la rareté

L’effet de réponse à la rareté doit être mesuré en rapport à différentes formes de rareté. La rareté peut être une contrainte absolue : le manque de temps, par exemple. Aucune procédure longue n’est possible sous la pression de l’urgence, et de ce fait, le tirage apparaît comme la moins arbitraire des formes de sélection. Lorsque le bien à allouer est très rare ou qu’il est trop coûteux en temps et en moyens matériels d’examiner tous les bénéficiaires possibles. Mieux vaut donner à un seul qu’à personne, alors mieux vaut l’inégalité plutôt que l’égalité générale dans la pénurie ou l’absence. Certains cas sont marqués par un degré extrême de rareté et d’urgence. Il arrive également, cette fois en dehors de toute urgence, qu’un manque de moyens induise une rareté extrême. Si un seul bien est disponible pour une foule de demandes qui paraissent également justifiées, ce serait une conception très nihiliste de l’égalité que de ne l’attribuer à personne. Pratiquer une loterie dont le processus est égalitaire et l’effet inégalitaire devient alors défendable. Un tel usage permet d’éviter que le bien rarissime soit accordé au plus offrant. Ce dernier type s’apparente parfois au pis-aller, au moindre mal : le choix du tirage au sort est justifié parce que toutes les autres procédures possèdent des inconvénients plus grands.

5

Des conceptions du tirage au sort allant à l’essentiel

Notes

10.

Oliver Dowlen, The Political Potential of Sortition. A Study of the Random Selection of Citizens for Public Office, Imprint Academic, 2008.

+ -

Il existe une autre façon de théoriser la question du tirage au sort, qui consiste à repérer la particularité du tirage au sort sur un seul point au lieu de disperser l’attention sur des aspects contradictoires. Ce genre d’approche est un bon contrepoint au relevé de la diversité des formes. Si elle rétrécit le sujet, elle permet de saisir le potentiel du tirage au sort sous des angles particuliers, qui peuvent se révéler centraux pour son étude.

 

Le blind break (ou fenêtre aveugle)

Ce qui est le plus spécifique au tirage au sort est son caractère a-rationnel, comme le remarque le politologue Oliver Dowlen10. Le tirage au sort n’est pas rationnel, mais il n’est pas non plus antirationnel (ou irrationnel) : il est arationnel. Il consiste en une sorte de « fenêtre aveugle ». « Fenêtre aveugle », parce que je vois qu’il se passe quelque chose, à savoir l’acte du tirage, mais je ne vois pas ce qui se passe puisque je ne peux prédire le résultat ni l’influencer. Le mécanisme, en effet, ne permet pas d’exercer une influence sur les éléments une fois qu’ils sont entrés dans l’opération matérielle de sélection, ni de prévoir ce qui va en sortir. Pour Dowlen, l’arationnalité de cette fenêtre aveugle (blind break) étant la caractéristique par excellence du tirage au sort, elle sera le bon critère à considérer quand il s’agira de décider d’employer ou non le tirage au sort. Quand les calculs en tous genres, des plus rationnels aux plus passionnels, apparaîtront plutôt comme des obstacles que comme des atouts, alors le tirage au sort devra au minimum être considéré comme une procédure disponible et efficace. Cet effet de blind break ne se produit d’ailleurs, notons-le, que dans un second temps, après qu’ont été prises les décisions relatives à la taille et à la nature de la population concernée (the pool), et naturellement avant que soit connu le résultat obtenu. C’est à ce moment précis que s’effectue la rupture avec les facultés humaines de calcul, de choix ou de différenciation. Si ce moment de rupture est gâté par des préparatifs ou des manipulations, la procédure n’est plus un tirage au sort digne de ce nom. La présence d’une distorsion dans le mécanisme en vue d’une fraude a supprimé l’effet de fenêtre aveugle. Ce que le tirage exclut de son mode opératoire, ce n’est donc pas seulement le calcul «rationnel» mais tous les autres types de calculs qui peuvent entrer dans une prise de décision : ni émotion, ni préjugé, ni amour, ni haine, ni désir, ni jugement moral, ni penchant religieux ne déterminent le résultat d’un tirage au sort. Et cette liste est infinie. Le tirage au sort exclut aussi bien les mauvaises raisons que les bonnes. Mais ici s’arrête l’absence de rationalité. Alors même que le tirage est en soi arationnel, la volonté de l’utiliser peut s’inscrire dans une procédure plus vaste, dont les principes comme les finalités seront rationnelles et fonctionnelles. C’est pourquoi il convient que la vertu du blind break ait été bien identifiée en fonction de la situation et que ses avantages apparaissent supérieurs au processus de décision rationnel ou conventionnel. Puisque le tirage au sort évacue tous les calculs humains de son mode opératoire, il ne peut donc départager ceux-ci. Tous ces calculs sont exclus en bloc et, inévitablement, les avantages mêmes. Par exemple, nous utiliserons le tirage au sort parce qu’il garantit que la décision sera impartiale – ce que nous voulions –, mais nous devons admettre alors qu’elle sera imprévisible ; or nous ne le souhaitions pas. Pour cette raison il faudra parfois corriger les effets indésirables par l’adjonction d’autres mécanismes et d’autres considérations. Ainsi, il est juste que la sélection d’un jury par tirage au sort soit soumise devant une cour de justice à l’éventuelle contestation des représentants de l’accusation et de la défense. Le tirage au sort avait permis d’écarter toute intervention dans la sélection initiale des jurés. La contestation permet de rectifier l’éventuelle désignation aléatoire de personnes ayant des intérêts liés à la cause qui sera jugée. Selon Oliver Dowlen, c’est cette combinaison du rationnel et de l’arationnel qui compte par-dessus tout dans la conception des procédures utilisant le tirage au sort. On a toujours dit à l’encontre du tirage au sort en politique que les personnes ainsi sélectionnées n’auraient pas les compétences requises par les fonctions en question. Bien que cette critique ait été constamment répétée, il faut dire, au contraire, que les conséquences du tirage en matière d’incompétence sont dues aux décisions prises en amont de la procédure : des décisions relatives à la nature de la population où s’effectue le tirage ainsi qu’à la nature des fonctions attribuées. Dans un cas requérant une compétence, toute procédure bien conçue restreindra la population concernée, simplifiera la fonction ou prendra toute mesure requise pour ajuster la compétence à la tâche.

 

Le degré d’information

D’autres théories parviennent à des conclusions proches. Au lieu de se pencher sur les exemples historiques, de synthétiser ce qu’ils ont en commun, comme l’a fait Dowlen, Peter Stone a choisi une approche par la théorie de la connaissance. Son analyse étudie le type de rapport à l’information qui entoure une procédure de sélection. Dans le cas de certaines procédures, l’information est trop réduite : on ne sait presque rien de ce qu’on voudrait/devrait savoir. Elle peut aussi être lacunaire lorsqu’on n’a accès qu’à une partie de l’information; trop vaste, quand on n’a pas le temps de tout connaître; ou trop encombrante : on sait trop de choses qui ne devraient pas entrer en ligne de compte dans la procédure. Dans ces conditions, le tirage au sort est une option digne d’être considérée. Il constitue une approche soigneusement sceptique, au sens philosophique du mot, et techniquement antiseptique, au sens médical cette fois. Or c’est bien un même aspect fondamental qui rend dans un cas le tirage au sort absurde et dans l’autre recommandable. Toutes ces précautions sont nécessaires : l’impartialité n’équivaut pas à un refus de considérer les différences, même quand celles-ci sont minimes. L’impartialité du tirage au sort n’a donc de sens qu’en présence d’options parfaitement égales et extrêmement proches de l’égalité en valeur. Selon Peter Stone, en termes d’économie politique, le tirage au sort devient valable quand un processus en est au point où le coût marginal du recours à une autre procédure est plus élevé.

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Le tirage au sort est l’instrument par excellence de la rotation des tâches entre égaux

La forme d’égalité spécifique apportée par le tirage au sort tient à l’implication pratique des personnes concernées, surtout quand la chance qu’elles soient choisies par le sort est supérieure à la moyenne ; quand, autrement dit, il s’agit plutôt de déterminer par le sort le moment auquel une charge sera attribuée que le fait de l’attribuer ou non. Dans ce cas il existe une certitude ou une forte probabilité d’être désigné à un moment ou à un autre. Cela n’a rien à voir avec l’idée de chance infime associée au sens courant du mot loterie. Pour mettre en place une rotation, il faut qu’il existe une évidente égalité entre les personnes pouvant être tirées au sort. Prenons l’exemple de certaines fonctions mi-administratives, mi-académiques dans le domaine universitaire. Celles-ci s’exercent entre égaux diplômés, aux professions similaires, et moyennant un peu d’ancienneté, d’expérience équivalente. Il n’y a pas d’obstacle énorme pour un tirage au sort. Si l’on voulait éviter de forcer les universitaires à remplir ces fonctions, la possibilité de récuser le tirage après la sélection laisserait le loisir aux plus apolitiques de continuer à travailler en ermite. De toute façon, si la rotation est rapide, les mandats ne dépasseront pas deux ou trois ans au maximum. Le sacrifice ne serait pas exorbitant.

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Petite parenthèse sur une utopie de la rotation des tâches

Terminons cette première partie par une hypothèse plus radicale. Barbara Goodwin, dans un chapitre de son livre déjà cité, a constitué le tirage au sort en instrument d’une alternative utopique concernant l’ensemble d’une société. Cette alternative foncièrement égalitaire remplacerait l’économie de marché et l’attribution bureaucratique des emplois ou, au moins, viendrait les corriger. Seules la famille et l’éducation échapperaient au mécanisme du tirage au sort. Celui-ci interviendrait partout ailleurs pour égaliser les chances. Nous sommes là dans l’univers de la conception de l’égalité comme égalité des chances. Le type d’égalité qui s’y trouve imposée à la population est une égalité rotative des chances dans une distribution inégale des ressources. La plupart des fonctions sociales et des avantages matériels seraient ainsi distribués par le sort. Pour que ce mécanisme ne dégénère pas en inégalité, les cartes seraient redistribuées un bon nombre de fois lors d’une vie humaine, une dizaine, peut-on penser. De nombreux emplois seraient donc pourvus par le tirage au sort, moyennant une période préalable de formation dès que l’attribution par le sort aura été effectuée. Ainsi, chaque citoyen exercerait successivement plusieurs emplois, et ce renouvellement égaliserait, du moins en partie, les différences de résultat. Il s’agit, on le voit, d’une loterie généralisée fonctionnant à moyen terme. Le risque d’incompétence ? Goodwin l’écarte avec une ironie plaisante en postulant que, dans les sociétés de compétition, la possession d’une place confère aussi souvent une apparence de compétence à son détenteur que l’inverse. De plus, les méritants n’y ont pas toujours ce qu’ils méritent. La compétition à outrance profite aux combattants plus qu’aux méritants. Au fond, ce remède radical ne vise plus à supprimer toutes les inégalités; au contraire, il en enregistre la fatalité pour en corriger ensuite mécaniquement l’inégalité d’attribution. N’est-ce pas préparer une nouvelle forme de tyrannie ? objectera-t-on. Goodwin répond que la chance n’est pas vraiment tyrannique puisqu’il lui manque le motif, bienveillant ou malveillant, qui caractérise le tyran. Certes, en ce sens, la chance est innocente, mais l’arbitraire est aussi une forme de tyrannie et une tyrannie sans tyran serait, à juste titre, inquiétante et oppressive. Goodwin qualifie cette ébauche de système aléatoire de « socialiste, individualiste et anarchiste ». Que celui-ci suscite l’horreur ou l’intérêt, on concédera, au bénéfice de la théorie, qu’il éclaire les mécanismes de l’allocation de ressources par tirage au sort et, utopie mise à part, laisse entrevoir ce que serait, dans le même esprit, un usage similaire mais beaucoup plus restreint, ce qui est bien le but de l’auteur du livre. Parvenus ainsi à l’extrême de la théorie, nous pouvons passer à quelques réflexions positives, constructives et critiques sur les pratiques.

II Partie

Possibilités, promesses, et risques du tirage au sort.

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Utiliser le tirage au sort pour pourvoir des postes

Le tirage au sort pourrait trouver une application dans le monde universitaire. Deux formules très différentes viennent à l’esprit. Pourrait-on recruter un professeur par tirage au sort ? On peut le penser sans pour autant tourner la profession en dérision. Il ne s’agit pas, bien entendu, de tirer au sort un professeur parmi tous les voyageurs d’une rame de métro. Il est en revanche facile d’imaginer qu’une partie des avantages énumérés plus haut se trouveraient réunis de façon plausible si, parmi une trentaine de candidats ayant les diplômes requis et des dossiers en règle, on procédait d’abord à une sélection cooptée par d’autres professeurs, pour finir par tirer au sort l’élu parmi les trois personnes estimées les meilleures. Sur un autre registre, on peut considérer que certaines responsabilités universitaires mi-scientifiques, mi-administratives sont autant des corvées que des faveurs et qu’elles emploient leurs occupants à des tâches qui les éloignent du métier pour lequel ils sont les plus qualifiés et les plus irremplaçables, la recherche au premier chef. Néanmoins, le caractère partiellement scientifique ou érudit de ces tâches empêche de les déléguer à de purs administrateurs. Dans ce cas, les compétences sont approximativement égales ainsi que les diplômes obtenus. Chacun fait le même métier. Quelles seraient les conditions et règles optimales d’un usage du tirage au sort, si l’on décidait de pourvoir ce type de poste de la sorte ? Pratiquement, il conviendrait d’exiger quelques années d’expérience préalable afin de bien connaître le métier. Plusieurs années de présence qualifieraient donc tous les professeurs et chercheurs. Le tirage au sort serait employé pour désigner les commissions d’évaluation ou certains postes d’administration de la recherche. On n’exigerait pas de candidature afin d’impliquer même les moins ambitieux voire les plus désintéressés. Selon le cas, la fonction serait effectuée immédiatement ou alors après une brève période de formation. On ménagerait une possibilité de récuser le tirage au sort pour laisser une liberté d’abstention ou de priorité à d’autres motivations. Si l’on replace cet exemple dans une généralisation, il s’agit là d’un usage appartenant au modèle d’une aristocratie sans intrigue. Le même raisonnement est extensible aux diverses institutions de contrôle, à certaines fonctions syndicales, à des organes professionnels ou locaux. Parenthèse générale importante : ici on voit bien se dessiner les situations pour lesquelles les modalités du tirage, comme le fait de se porter candidat ou non ou la possibilité de refuser son élection ou non, prennent leur sens.

2

Le tirage au sort comme mode d’attribution des biens

Les biens pouvant être sélectionnés par tirage sont infiniment divers. Et pour un même bien, les situations possibles sont elles-mêmes très diverses. Prenons l’exemple des logements. On peut avoir recours au tirage dans des cas où la demande est très supérieure à l’offre et quand la mise aux enchères est exclue. Se présentent aussi des cas où la demande équivaut à l’offre, mais il s’agit cette fois d’attribuer la singularité des lots (tel appartement dans tel immeuble), comme les résidences universitaires à Dartmouth University ou les logements du village olympique d’Athènes en 2004. La Green Card, aux États-Unis, est attribuée par tirage au sort. Quelles sont les raisons qui ont poussé vers cette procédure ? En fait, on ne voulait pas effectuer de tri entre les demandes d’immigration. Le faire eût été attaqué comme discriminatoire et, par ailleurs, le choix des critères de tri aurait été épineux, long, contestable. Or il est établi qu’on ne peut accepter toutes les demandes. Dans ces conditions, il est facile de déduire pourquoi le tirage au sort devient acceptable. Aux États-Unis encore, mentionnons une utilisation potentielle du tirage plusieurs fois discutée (mais jamais appliquée jusqu’à présent). Elle concerne l’organisation des primaires. Différents États ont fait surenchère de précipitation afin d’être parmi les premiers à organiser leur primaire, dans l’espoir de peser plus que leur poids respectif dans le processus d’ensemble ou, au moins, pour attirer l’attention des médias et des partis. Si l’on n’arrête pas cette tendance, constatent certains, le calendrier d’ensemble des primaires tendra de plus en plus à être décalé vers le début de l’année de l’élection présidentielle. De là vient la proposition suivante : pour empêcher chaque Etat de fixer ses dates de primaire à sa seule convenance, mais aussi pour n’en léser aucun, il suffirait de tirer au sort l’ordre chronologique des primaires chaque année d’élection présidentielle. Outre l’arrêt du décalage vers le début de l’année, cette solution permettrait à des Etats différents d’être les premiers à voter selon les années. Quant à l’avantage de voter en dernier dans le processus (avantage plus restreint puisqu’il ne joue que dans les cas de compétition très serrée et indécise jusqu’au bout du processus), il serait, du même coup, lui aussi réparti égalitairement par le sort.

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Créer des groupes de référence

Notes

11.

James S. Fishkin, Democracy and Deliberation. New Directions for Democratic Reform, Yale University Press, 1991.

+ -

12.

Robert A. Dahl, After the Revolution? Authority in a Good Society, Yale University Press, 1990.

+ -

13.

Michael Walzer, Thinking Politically. Essays in Political Theory, Yale University Press, 2008

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Les fonctions visées sont ici la représentation, la consultation, la délibération. Le but est de faire participer les citoyens, les habitants, les usagers ou encore les professionnels. Comme on a beaucoup parlé récemment de la démocratie participative, soyons plutôt brefs. Celle-ci a de nombreux modèles et différents initiateurs11. Elle est pratiquée jusqu’en Chine. Sur cette voie, des expériences ont été faites en Allemagne : des décisions à l’échelle municipale sur des options budgétaires ont été confiées à des groupes délibératifs tirés au sort parmi les habitants. Sur un registre de consultation démocratique, Robert Dahl imaginait dans After the Revolution12 que le président des Etats-Unis et des parlementaires étaient amenés à rencontrer périodiquement une assemblée consultative de citoyens sélectionnés par tirage au sort. Sous cette forme consultative la discussion ou délibération entre citoyens ne rencontre guère d’opposition de principe, mais elle reste peu pratiquée. Ainsi, Michael Walzer note que « si le rôle des jurys de citoyens est de fournir leurs propres contributions parmi les propositions et les idées en circulation dans le débat politique, ils seront alors aussi utiles que le sont les cercles de réflexion et les commissions. Leur conférer une autorité démocratique, par contre, transforme la nature de tout échantillon et rendrait ces jurys dangereux. »13 Ces mécanismes consultatifs peuvent être organisés sous deux formes assez différentes : comme publicité forcée, si la consultation est publique et filmée, ou au contraire comme audience privée, avec obligation de réserve de tous les participants. La conversation serait plus libre, quoique son secret finalement peu plausible.

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Le tirage au sort pour tempérer les marchés

Notes

14.

Gil Delannoi et Oliver Dowlen (dir.), Sortition. Theory and Practice, Imprint Academic, 2010.

+ -

15.

Ibid..

+ -

Dans le cas de l’attribution des marchés publics14 ou, plus généralement, concernant les entreprises passant un contrat avec l’Etat ou d’autres partenaires publics, Barbara Goodwin a proposé l’utilisation du tirage au sort à un moment de la procédure15. Le but affiché est de multiplier le nombre des propositions en pratiquant un tirage au sort entre toutes les candidatures qualifiées après une première sélection de conformité avec la demande. Le motif est la lutte contre le monopole, l’oligopole, la collusion ou les déséquilibres de diverses natures. Une telle procédure pourrait profiter à un plus grand nombre d’entreprises, par exemple. Elle couperait court à d’intenses campagnes de lobbying et diminuerait les coûts d’entrée sur certains marchés. Sur ce point, des exemples très divers, historiques ou virtuels, concernent les concessions et les franchises dans l’audiovisuel, le rail ou les services publics. Ce que viserait une telle procédure serait la combinaison, et non l’opposition, du tirage au sort et du marché. Goodwin mentionne néanmoins un inconvénient à considérer : le choix final par le sort peut restreindre la compétition entre entreprises sélectionnées. Cependant, ce mécanisme peut aussi limiter du même coup les aspects néfastes d’une concurrence exacerbée : promesses intenables, calendriers accélérés, baisse de qualité pour obtenir les coûts les plus faibles. Un tel système serait également applicable pour des opérations et contrats entre entreprises privées.

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Les mauvaises pistes d’utilisation du tirage au sort

Marquons un temps d’arrêt : présenter l’intérêt potentiel du tirage au sort ne doit pas conduire à tomber dans l’utopisme ou le prosélytisme. On a parfois envisagé certaines pistes qu’on peut juger confuses, mal conçues, voire dangereuses.

 

L’utilisation du tirage par le marketing d’opinion

Il existe aujourd’hui une tendance managériale dans la politique qui tend à promouvoir la gouvernance au détriment du gouvernement. Le management est censé remplacer la décision, que celle-ci soit hiérarchique ou partisane, individuelle ou collective, élitiste ou démocratique. Fondé (ou non) sur le tirage au sort, un marketing consultatif tiendrait ainsi lieu de décision populaire. Voilà un moyen, sous camouflage démocratique grâce au thème égalitaire du tirage, de « faire passer » bien des choses en manipulant l’opinion et cela sans contrainte précise de responsabilité clairement identifiable. Gouverner en fonction des sondages est critiqué à juste titre. Non seulement parce qu’il est facile d’orienter préalablement un sondage, mais parce que son résultat est imparfait, passager et ne comporte pas la solennité, voire le sérieux d’un acte politique. Mais manipuler le fonctionnement d’un groupe, orienter puis interpréter ses conclusions semblent des actions tout aussi, sinon davantage, pensables et possibles. C’est moins l’égalité ou l’impartialité qu’un réservoir d’opinion manipulable, sous la forme séduisante d’ « expertise populaire », qui est ainsi sollicité.

 

Le «soviétisme» non partisan

C’est la manipulation précédemment décrite mais pratiquée dans un contexte autoritaire. Cette manipulation non démocratique consiste à trier les bons citoyens par les candidatures et la présélection et à garder ensuite l’apparence de la libre discussion. La délibération sera donc assez libre puisque sans risque majeur, mais ne sera pas représentative de la population et subira de fortes contraintes. La politique choisie après une délibération, qu’elle le soit par des bureaucrates ou des « citoyens représentatifs », serait peut-être très élaborée. Elle serait cependant beaucoup moins démocratique qu’un vote arbitrant entre des partis opposés ou qu’un référendum arbitrant entre des options législatives. C’est là une aubaine pour un régime autoritaire habile. Un échantillon de citoyens est, au mieux, plus représentatif que démocratique, au moins par comparaison avec la démocratie directe dans laquelle tous participent sans exception. Les votants de la démocratie directe ne délibèrent pas directement ensemble, mais la campagne référendaire leur procure un lieu d’argumentation collective auxquels tous ont accès, parfois en acteurs et, toujours au moins, en spectateurs. Ces aperçus nous rappellent une fois encore à quel point un processus, qu’il s’agisse de vote ou de tirage, ne peut être compris que selon son règlement et son encadrement. Le fait de placer des citoyens désarmés sous la coupe d’habiles meneurs de débats n’est pas qu’une hypothèse. Parfois, les jeux sont faits d’avance. Cela dit, il subsiste une marge de manœuvre jusque dans ces cas. Un effet positif local se produit parfois : ainsi, en Chine, le déplacement d’une usine polluante après consultation ouverte. La procédure délibérative de groupe est utilisée par l’actuel régime chinois, ce qui ouvre deux perspectives, l’une sur son avenir potentiel et l’autre sur son équivoque démocratique.

 

Le tirage au sort ne peut être substitué à la démocratie représentative

Pourrait-on instituer des assemblées législatives (chambres, sénats, conseils…) tirées au sort ? Les quelques propositions de ce genre sont stériles et dangereuses, parce qu’elles confondent deux logiques particulièrement opposées. La démocratie représentative a été conçue pour créer une élite choisie et contrôlée par le peuple, et non pour en donner l’image presque exacte d’une population. La représentation est affaire de volonté, non d’identité. Les représentants sont une émanation plus qu’un miroir. Ce sont des intermédiaires, non des prolongements. Ils agissent « au nom de », pas « à la place de ». Ce système comporte de gros défauts, mais aussi de grands avantages. Les démocrates devraient avoir en mémoire que ce sont les régimes autoritaires, traditionnels ou dictatoriaux, qui d’ordinaire prétendent représenter proportionnellement les différences sociales, soit par des quotas de profession dans le cas du corporatisme, soit par des blocs d’identités ou d’intérêts institués. La représentation indirecte ne représente, au contraire, que des courants de volontés divergentes, des options générales, auxquelles tous peuvent s’identifier par la volonté individuelle en passant d’une option à une autre, de l’opposition à la majorité, d’un camp à l’autre sans frein identitaire. Vouloir confondre ces deux logiques, c’est prendre le risque d’accumuler les défauts propres à ces deux conceptions divergentes tout en Un échantillon de citoyens est, au mieux, plus représentatif que démocratique, au moins par comparaison avec la démocratie directe dans laquelle tous participent sans exception. Les votants de la démocratie directe ne délibèrent pas directement ensemble, mais la campagne référendaire leur procure un lieu d’argumentation collective auxquels tous ont accès, parfois en acteurs et, toujours au moins, en spectateurs. Ces aperçus nous rappellent une fois encore à quel point un processus, qu’il s’agisse de vote ou de tirage, ne peut être compris que selon son règlement et son encadrement. Le fait de placer des citoyens désarmés sous la coupe d’habiles meneurs de débats n’est pas qu’une hypothèse. Parfois, les jeux sont faits d’avance. Cela dit, il subsiste une marge de manœuvre jusque dans ces cas. Un effet positif local se produit parfois : ainsi, en Chine, le déplacement d’une usine polluante après consultation ouverte. La procédure délibérative de groupe est utilisée par l’actuel régime chinois, ce qui ouvre deux perspectives, l’une sur son avenir potentiel et l’autre sur son équivoque démocratique. Le tirage au sort ne peut être substitué à la démocratie représentative Pourrait-on instituer des assemblées législatives (chambres, sénats, conseils…) tirées au sort ? Les quelques propositions de ce genre sont stériles et dangereuses, parce qu’elles confondent deux logiques particulièrement opposées. La démocratie représentative a été conçue pour créer une élite choisie et contrôlée par le peuple, et non pour en donner l’image presque exacte d’une population. La représentation est affaire de volonté, non d’identité. Les représentants sont une émanation plus qu’un miroir. Ce sont des intermédiaires, non des prolongements. Ils agissent « au nom de », pas « à la place de ». Ce système comporte de gros défauts, mais aussi de grands avantages. Les démocrates devraient avoir en mémoire que ce sont les régimes autoritaires, traditionnels ou dictatoriaux, qui d’ordinaire prétendent représenter proportionnellement les différences sociales, soit par des quotas de profession dans le cas du corporatisme, soit par des blocs d’identités ou d’intérêts institués. La représentation indirecte ne représente, au contraire, que des courants de volontés divergentes, des options générales, auxquelles tous peuvent s’identifier par la volonté individuelle en passant d’une option à une autre, de l’opposition à la majorité, d’un camp à l’autre sans frein identitaire. Vouloir confondre ces deux logiques, c’est prendre le risque d’accumuler les défauts propres à ces deux conceptions divergentes tout en perdant leurs qualités respectives. Rien ne prouve, pour prendre un seul exemple, que des représentants élus du sort et, de surcroît, non rééligibles ne seraient pas moins une proie pour des lobbies et autres mécanismes d’influence. Les différentes logiques démocratiques doivent coexister, se compléter, qu’il s’agisse de démocratie indirecte ou directe, qu’elles se fondent sur le contrôle constitutionnel ou sur le tirage au sort. Le pire serait de croire qu’elles peuvent être confondues. À l’échelle nationale, une assemblée d’une taille conforme à celle des parlements, et de surcroît tirée au sort, ne peut être justifiée que comme organe consultatif parallèle. Et ne devrait probablement pas être établie sur une base aussi large que le suffrage universel, mais sur une base assez large tout de même, comportant une qualification par un minimum de sélection de compétence et de motivation. Discutons à présent un exemple de proposition récente.

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Examen critique d’une proposition récente pour instituer le tirage au sort

Notes

16.

Voir Hubertus Buchstein, « Randomizing Europe. The lottery as a political instrument for a reformed European Union », in G. Delannoi et O. Dowlen, op. cit..

+ -

Hubertus Buchstein a suggéré la création d’une seconde assemblée, choisie par tirage au sort, pour l’Union européenne : 200 membres pour deux ans (une seule fois) parmi tous les citoyens de l’UE16. Cet organe aurait la possibilité de se saisir des lois du Parlement européen dans un délai de plusieurs semaines après chaque vote. Il posséderait un veto suspensif et la possibilité de faire des propositions de loi. Il travaillerait en petits groupes, eux aussi formés par tirage au sort. Il ne s’agirait pas de légiférer mais d’exercer une pression sur le Parlement européen. Les réserves émises précédentes sur la confusion entre démocratie représentative d’assemblée et usage du tirage au sort ne sont pas primordiales ici, car cette house of lots ne détient pas de grands pouvoirs. Des critiques constructives s’imposent : quitte à créer un groupe issu du tirage, un effectif de 200 personnes semble vraiment trop faible. Un tel groupe n’est pas assez vaste pour être représentatif par tirage au sort, ni selon les critères sociaux ni pour chacun des Etats membres de l’UE. La désignation de ce petit nombre réclamerait de plus une qualification assez forte, afin de concentrer des compétences. A l’inverse, une assemblée plus importante, de 2.000 membres par exemple, permettrait de desserrer l’exigence de qualification, voire de la supprimer. Pourrait s’y ajouter un groupe réservoir d’environ 10.000 membres où puiseraient comités et commissions. Le contexte européen pose d’autres problèmes. Quelle serait la langue de travail ? Si c’est une langue unique permettant des échanges formels et informels, il faudrait soit une qualification, forcément élitiste, par la langue, soit une période d’apprentissage de plusieurs années entre le tirage et la prise de fonction, ce qui suppose de surcroît le caractère facultatif de l’acceptation de son élection par l’élu du sort. La question de la formation mérite d’ailleurs d’être étendue. Faudrait-il envisager une formation d’un an aux questions et mécanismes européens ? Si nécessaire, cette période exposerait, par conséquent, les futurs « députés du sort » à toutes sortes d’influences autres que la formation stricto sensu. Quelles que soient ces importantes réserves, de telles réflexions imaginatives ont le mérite de ne pas se complaire dans la conviction que le déficit démocratique de l’Union européenne n’existe pas ou que son « Objet Politique Non Identifié » est un bricolage sublime. Elle se situe également loin des critiques purement négatives de l’UE. Il faudra bien faire des propositions de ce genre ou d’un tout autre type. Le statu quo politique européen semble exprimer le désir d’une grande collégialité acéphale et consensuelle, qui s’apparenterait au système suisse, mais sans la démocratie directe qui le caractérise. Or, ce qui est collégial sans être aussi démocratique n’est qu’oligarchique. Doit-on conclure que, faute de démocratie possible, donc dans une vision plus élitiste, c’est une sorte de république de Venise que devrait être le gouvernement de l’Europe ? Rappelons alors que le tirage au sort aristocratique jouait à Venise un rôle qu’il pourrait rejouer.

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Résumé de quelques principes et constatations

Contrairement à quelques apparences, le tirage au sort est une procédure au moins aussi variée et aussi souple que le vote. L’usage, la finalité, le règlement, l’insertion d’un tirage laissent d’importantes marges de manœuvre pour définir les modalités du tirage. Répétons au risque d’être fastidieux que le tirage n’est pas le même selon que la procédure ne concerne que des candidats ou s’applique à toute une population; ou encore, selon qu’un «élu» du sort a la faculté de récuser son élection ou est forcé de l’accepter. Ces deux points sur le caractère facultatif ou non de la participation se présenteront dans presque tous les cas : avant le tirage, soit des candidats doivent se déclarer, soit toutes les personnes d’une population sont obligatoirement concernées. Après le tirage, soit le résultat s’impose comme une obligation, soit il est récusable par la personne élue par le tirage. Rien que ces deux choix de définition de la procédure donnent une grande élasticité à tout usage du tirage au sort. Généralement, le caractère plus ou moins obligatoire du tirage dépend du type de situation. Quand la participation est obligatoire ainsi que l’acceptation du résultat, il s’agit souvent d’une tâche simple, prenant peu de temps, accomplie une seule ou peu de fois dans une vie, et pour laquelle une part importante de la population sera mobilisée tour à tour. La conscription en est l’exemple historique le plus connu. Nombre de tâches civiques ou administratives se rapprochent de ce type. A l’inverse, pour les tâches plus spécialisées, plus longues, impliquant une moindre part de la population, la notion de candidature qui implique compétence et motivation prévaudra ainsi que, dans la plupart des cas, la possibilité de récuser individuellement le résultat faute de motivation ou de disponibilité. Dans l’établissement de telles procédures, il faut tenir compte aussi des échelles : très petit groupe, groupe local, échelle régionale, nationale ou mondiale. Un autre point à éclaircir est l’évaluation de la difficulté de la tâche à accomplir. La compétence est parfois la question décisive, mais n’est pas toujours la question la plus épineuse : le tirage au sort repose en général sur le postulat que cette compétence requise est approximativement égale, soit dès le départ, soit par effet rétroactif de la pratique, au sens où la pratique contraint à devenir compétent. Il n’en reste pas moins nécessaire de considérer les procédures en fonction des niveaux de compétence supposés ou constatés :

– si la compétence est égale ou approximativement égale, alors le tirage au sort se fonde sur des principes et des pratiques d’égalité, de justice, de rotation des tâches et des fonctions ;

– si la compétence est inégale, la brutalité du tirage au sort substitue au mieux une inégalité à une autre et un arbitraire à un autre ;

– si la compétence est sans lien avec la question, le critère de compétence devient inopérant : ces cas relèvent de la loterie, parfois de l’allocation de ressource. Ce qui est attribué ici ne pose aucun problème de compétence ;

– il existe enfin des cas où la compétence ne peut être attribuée à un genre de procédure parce qu’elle varie selon le contenu et non la forme de la procédure. Dans les sondages, par exemple, la compétence n’est pas liée au sondage comme procédure mais à tel et tel contenu, puisque la compétence varie selon la nature et la formulation des questions posées.

La dernière question qu’il faut éclaircir porte sur l’usage qu’on souhaite faire de cette procédure et sur l’usage qui en aura été fait à l’expérience, sur l’effet atteint, qu’il soit prévu ou imprévu, volontaire ou involontaire. On peut ainsi dire qu’un usage modéré respecte une égalité préexistante ou la recrée par une procédure de filtrage, de qualification. La qualification consiste à créer d’abord l’égalité approximative par une forte sélection. L’effet prévisible sera le suivant : égalité qualifiée + tirage au sort = résultat ne comportant pas beaucoup d’inégalité. Alors le tirage est un moyen de renforcer l’aspect égalitaire entre égaux. Au contraire, un usage radical consiste à imposer l’égalité par le tirage au sort dans une situation d’inégalité. L’effet recherché est : inégalité + tirage au sort = égalité renforcée. Cette égalité forcée, selon les nombres en jeu, sera égalitaire à des échelles très différentes. Obliger la moitié des citoyens à faire un service militaire revient à leur attribuer une « chance sur deux » d’être des soldats approximativement égaux ensuite dans leur service. Tirer un gros lot sans vendre de ticket donne une chance égale mais infime à tous et produit une nouvelle inégalité individuelle. A la fin de ce développement, on peut se demander si les populations seraient désireuses ou non de recourir au tirage au sort. C’est un autre sujet à développer. Une réponse en bloc serait certainement simpliste. En tout cas, le recours à la démocratie directe et indirecte serait justifié pour fonder le processus de manière générale et plus encore dans le cas où la participation serait obligatoire.

Notes

17.

Pour une bibliographie complète et commentée des travaux, les plus anciens comme les plus récents, se reporter à la bibliographie synthétique proposée à la fin de l’ouvrage de G. Delannoi et O. Dowlen, op. cit.

+ -

Plusieurs principes généraux seront toujours à considérer avant toute théorie et pratique du tirage au sort. Le premier point sera : le tirage au sort domine-t-il l’ensemble de la procédure ou bien est-il seulement incorporé dans une procédure reposant tout autant sur d’autres mécanismes ? La deuxième question concerne le motif principal de son usage. Est-il plutôt démocratique ou plutôt libéral ? L’usage est démocratique quand on insiste sur l’égalité, la participation, la suppression du conflit d’intérêt. L’usage est libéral quand on insiste sur l’impartialité, la neutralité, la lutte contre l’abus de pouvoir. La troisième question porte sur le niveau de référence, notamment la taille de la population concernée. A son niveau mécanique de pratique, le tirage au sort est toujours égalitaire et impartial, mais selon son niveau de référence l’usage devient plus élitiste que démocratique s’il est appliqué dans des groupes restreints, présélectionnés. Réglementer le fonctionnement d’une élite par certaines procédures égalitaires internes n’en supprime nullement le caractère élitiste. Parfois même, il pourrait l’accentuer en soudant cette élite. Ce qui montre, une fois encore, la diversité des usages possibles.

Dans les études renouvelées du tirage au sort qui se profilent, il serait dommage de fermer le jeu, dès la reprise, en imposant une problématique trop péremptoire. Cet objet de réflexion et d’expérimentation permet à la fois d’oeuvrer dans un cadre bien précis tout en gardant une pluralité d’approches. Le tirage au sort peut être un instrument politique, mais aussi social ou économique. Son usage peut être démocratique, libéral, mais aussi élitiste ou démagogique. Il peut servir des fins de consultation, de délibération, d’exécution, d’allocation. L’utiliser suppose de l’imagination, de la détermination et de la précaution. Pourvu qu’il ait été bien adapté à son contexte, ses résultats seraient inévitables et intéressants mais ne seraient, faisons le pari, ni aberrants ni miraculeux. Ainsi, en raison de ces multiples emplois, c’est à ses concepteurs et ses utilisateurs que reste entièrement dévolu le choix d’un usage démocratique ou libéral, radical ou modéré, exclusif ou hydride17.

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