France : Les juifs vus par les musulmans. Entre stéréotypes et méconnaissances
Une société de communautés
Introduction
Bricolage identitaire et antisémitisme
Entre animosité de fond et relative tolérance du quotidien
Conclusion
“Les juifs sont mal vus, mais je ne sais pas pourquoi”
Avertissement
Des préjugés et une animosité qui ne sont pas partagés
L’importance des préjugés
Un discours politique qui va au-delà des préjugés
Les juifs ne sont pas des Français
Une influence forte
Les juifs tiennent les médias
Une vision conspirationniste
Face à l’antisémitisme
Conclusion
“Entre juifs et Arabes, on est cousins éloignés, mais on est cousins”
Les stéréotypes jugés de manière plutôt positive
Les stéréotypes jugés de manière plutôt négative
« Deux poids deux mesures »
Conclusion
L’Antisémitisme dans l’opinion publique française. Nouveaux éclairages.AJC / Fondation pour l’innovation politique, novembre 2014, 48 pages et en version anglaise Anti-semitic attitudes in France : new insights, AJC / Fondation pour l’innovation politique.
Préface
En France, la résurgence de l’antisémitisme est une évidence. Pourtant, un trop grand nombre de personnes continuent de ne pas voir cette réalité. Certains la contestent ou veulent minimiser l’ampleur du mal. D’autres encore cherchent à le requalifier de façon pernicieuse en un « antisionisme » dont la portée réelle ne saurait tromper. La résurgence de l’antisémitisme dans un cadre politique démocratique n’est pas le propre de la France. La Belgique, le Royaume-Uni ou les États-Unis sont également touchés. Le retour, ou la réaffirmation, des préjugés haineux en général et de l’antisémitisme en particulier est l’une des manifestations les plus saillantes de la crise que traversent nos démocraties aujourd’hui.
L’observation, la mesure et l’étude de ces préjugés sont redevenues nécessaires. Universités, think tanks, partis politiques, syndicats, organisations internationales, organisations religieuses, ONG et médias peuvent contribuer à une meilleure intelligence de telles menaces, pour mieux les conjurer. Il s’agit de mobiliser les esprits. À ce titre, l’initiative du président François Hollande de décréter la lutte contre l’antisémitisme « grande cause nationale » en 2015 avait été singulièrement bienvenue. Ce geste doit être salué.
Obsession à la fois caractéristique et constitutive de l’extrême droite, l’antisémitisme ne s’y limite pas cependant. Les chemins de l’antisémitisme sont pluriels, depuis longtemps. On retrouve une triple expression, d’extrême droite, d’extrême gauche et religieuse, dans des proportions et avec une intensité qui varient sensiblement, comme nous le montrions dans une précédente étude *. Nous identifions trois foyers d’antisémitisme : le premier, parmi les sympathisants de Marine Le Pen et les électeurs du Front national ; le deuxième parmi les sympathisants du Front de gauche et les électeurs de Jean-Luc Mélenchon ; enfin, le troisième, au sein de la population française de culture musulmane, où la proportion de personnes partageant des préjugés hostiles aux Juifs était deux à trois fois plus élevée que la moyenne nationale, tandis que la disponibilité à partager de tels préjugés apparaissait d’autant plus grande que la personne interrogée déclarait un engagement plus grand dans la religion. Enfin, nous montrions que le triptyque formé par les réseaux sociaux, les forums de discussion et le partage de vidéos constituait un monde médiatique particulièrement propice à l’expression, à la radicalisation et à la propagation des préjugés antisémites.
Notre étude confirmait que les années 2000 étaient bien marquées par l’affirmation d’un « nouvel antisémitisme », dans une réactivation au sein d’une partie de la communauté immigrée de culture musulmane. Le Web et ses réseaux sociaux servaient de catalyseur. À un moment donné, le discours de Dieudonné en a fourni l’expression la plus systématique.
Les nouveaux travaux proposés ici se situent dans le prolongement de cette première enquête. Il apparaissait que l’engagement religieux de la personne interrogée constituait l’un des marqueurs possibles de la vision antisémite, mais il était cependant impossible de comprendre comment celui qui se dit musulman ou de culture musulmane construisait sa perception du Juif. C’est ainsi qu’il nous est apparu nécessaire d’étudier les mécanismes intellectuels et les systèmes de représentation qui mènent ou, pour le moins, qui se combinent à l’expression de préjugés antisémites : s’agit-il principalement d’un antisémitisme cultuel issu d’une lecture littérale et d’une interprétation identitaire du Coran ou d’un antisémitisme culturel, fruit de revendications nationalistes parfois institutionnalisées par le pays d’origine depuis la fin de l’époque coloniale ? S’agit-il de la persistance de préjugés conspirationnistes conduisant à la construction de l’image d’un ennemi, un Feindbild, tel qu’il fut imaginé et instrumentalisé durant l’ère nazie, où le Juif était tenu responsable de tous les maux de la société et de tous les malheurs de chacun ? S’agit-il d’un antisémitisme politique, exprimé au nom du panarabisme dont le conflit israélo-palestinien serait la clé de voûte ou s’agit-il d’une résurgence du négationnisme relancé par l’activisme numérique, à l’image d’un Alain Soral ? Enfin, ces préjugés négatifs sont-ils le fruit de rapports personnels conflictuels avec les Juifs au quotidien?
Nous savons que ces interrogations sont trop nombreuses et complexes pour que l’on puisse y répondre tout à fait, mais pour contribuer à y voir plus clair nous avons voulu réaliser une étude complémentaire en mobilisant une méthode alternative. Cette méthode est qualifiée de « qualitative » parce qu’elle repose non pas sur l’interview d’un échantillon de nombreuses personnes représentatives de la population étudiée et auxquelles on soumet un ensemble de questions, mais sur le principe d’entretiens approfondis menés avec un nombre d’individus limité. Ici, l’intérêt des réponses ne tient pas à leur fréquence mais à la manière dont elles sont énoncées. C’est pourquoi les résultats d’une enquête qualitative ne se présentent pas sous la forme de données chiffrées mais sous la forme d’extraits d’entretiens, de « verbatim », accompagnés par une analyse et une interprétation.
La sélection des personnes interrogées et la conduite des entretiens ont été confiées à l’Ifop. Au total, trente-six personnes se déclarant musulmanes ou de culture musulmane ont été interrogées. Elles résident en région parisienne, à Marseille, Lille, Nice et Strasbourg. Précisons à l’adresse du lecteur qui ne serait pas habitué aux enquêtes qualitatives que le nombre de personnes interrogées, trente-six, est parfaitement satisfaisant dans le cadre de cette méthode qui porte le regard sur les énoncés, sur les propos, et non sur la quantité de réponses faites à une même question posée. Dans son texte, l’un des auteurs de ce document, Medhi Gouirghate, adresse une série de critiques à la manière dont le panel a été construit. On les lira avec profit. Pour nous, ces remarques bienvenues appellent la nécessité de prolonger le travail. Il n’en demeure pas moins que les entretiens sont pleins d’enseignements et d’informations.
Ces trente-six entretiens ont été menés entre le 28 octobre 2015 et le 29 janvier 2016. On peut donc souligner que l’enquête s’est déroulée en grande partie durant une période où ont eu lieu les attentats du 13 novembre 2015. La parole des personnes interrogées a pu être bridée, certaines d’entre elles hésitant à évoquer des sujets sensibles tels que leur rapport à la religion, à la France ou aux Juifs. Ce fut notamment le cas des hommes, dont la parole semble avoir été plus contrôlée que celle des femmes, en général plus spontanée. On doit noter enfin qu’il a été particulièrement difficile de convaincre des personnes très pratiquantes d’accepter le principe d’un entretien. Nombre d’entre elles ont redouté une mauvaise interprétation de leur propos et ont préféré décliner notre invitation.
Il est nécessaire de lire cette étude en tenant compte de la manière d’éprouver l’appartenance à la nation française exprimée par les interviewés. À distance de la vision républicaine, à laquelle nous sommes tellement habitués que nous l’imaginons spontanément partagée par tout le monde, les personnes interrogées portent le plus souvent une vision communautariste de la France. Le Juif est perçu comme l’une des communautés composant le pays. Pour la personne interrogée, la manière de percevoir le Français juif est en relation avec la place qu’il lui attribue dans une sorte d’échelle des différentes communautés de l’Hexagone. Ainsi, la perception du Français juif défini par son appartenance à sa communauté, va s’exprimer tantôt de manière positive, tantôt de manière négative selon que sa communauté d’appartenance apparaîtra entretenir une relation positive ou négative avec la communauté de la personne interrogée. Il faut évidemment se garder de sombrer dans une vision essentialiste, culturaliste ou globalisante du musulman, ce que disent chacun à sa manière Medhi Gouirghate, Iannis Roder et Dominique Schnapper, que nous avons sollicités pour l’analyse des entretiens.
Enfin, on trouvera ici des extraits des entretiens qui ont été retenus par les auteurs pour illustrer ou appuyer leurs propos. L’ensemble des propos constitue un matériau très riche. C’est pourquoi, sur les sites de chacune de nos institutions, nous mettons à la disposition de tous l’ensemble des retranscriptions. Il appartiendra à qui le souhaite d’apporter à son tour sa contribution.
Dominique Reynié,
Professeur des universités à Sciences Po et directeur général de la Fondation pour l’innovation politique.
Auteur, entre autres, du Triomphe de l’opinion publique. L’espace public français du XVIe au XXe siècle (Odile Jacob, 1998), du Vertige social nationaliste. La gauche du Non (La Table ronde, 2005) et des Nouveaux Populismes (Pluriel, 2013). Il a également dirigé l’ouvrage Où va la démocratie ? (Plon, 2017) et Démocraties sous tensions (Fondation pour l’innovation politique, 2020), deux enquêtes internationales de la Fondation pour l’innovation politique.
Simone Rodan-Benzaquen,
Directrice AJC Europe.
Mehdi Ghouirgate,
Maître de conférences Université Bordeaux-Montaigne études orientales et extrêmes-orientales.
Iannis Roder,
Professeur d’Histoire-Géographie à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) et formateur des enseignants au Mémorial de la Shoah.
Dominique Schnapper,
Sociologue, membre honoraire du Conseil constitutionnel et présidente du musée d’art et d’histoire du judaïsme et de l’Institut d’études avancées de Paris.
Règles orthographiques
On utilise la majuscule uniquement pour désigner des noms d’habitants, de peuples ou d’ethnies : les Allemands, les Marseillais, les Juifs, les Arabes, les Tsiganes, etc.
Dans les autres cas, il n’y a JAMAIS de majuscule (ni pour les pratiquants d’une religion, ni pour les membres d’une secte ou adhérents d’un parti politique).
Le mot « juif » prend donc une minuscule uniquement quand il s’agit de parler des pratiquants de la religion juive.
Dans les textes qui suivent, du fait du caractère oral des déclarations et de la conception confuse dans l’esprit des interviewés de la population juive, il n’a pas toujours été possible de définir si les interlocuteurs faisaient référence à l’origine ethnique ou à la confession religieuse, eux-mêmes faisant souvent l’amalgame. Ainsi, dans le doute, nous avons pris le parti d’uniformiser et de n’écrire le mot « juif » qu’en minuscule, en référence à l’appartenance religieuse.
Citations utilisées dans le texte
Les citations surlignées en bleue ont été choisies par les auteurs.
Les citations surlignées en orange ont été ajoutées par l’équipe de la rédaction. Ces citations sont issues de la même enquête.
AJC :
Jéremy Sebbane et Vincent Zappia
Fondation pour l’innovation politique :
Natasha Caillot, Jules Duribreu, Anne Flambert et Elizaveta Turgeneva
Fondation pour l’innovation politique :
Natasha Caillot, Jules Duribreu, Anne Flambert et Elizaveta Turgeneva
Une société de communautés
Mehdi GHOUIRGATE
Maître de conférences Université Bordeaux-Montaigne Études orientales et extrêmes-orientales
Introduction
Pour commencer, il convient de préciser que la lecture d’un panel ne constitue en aucun cas une enquête générale et systématique qui serait à même de prendre le pouls de l’opinion d’une catégorie de la population française qualifiée de « musulmane » quant à l’antisémitisme. En effet, rien ne serait plus faux que de considérer l’islam comme un bloc monolithique qui serait demeuré essentiellement inchangé depuis le temps de sa genèse jusqu’à aujourd’hui, tant il est manifeste que l’islam ne peut être appréhendé que dans la diversité des peuples se reconnaissant comme musulmans, qui diffèrent tant du point de vue de leurs trajectoires historiques ou de leurs structures anthropologiques que du point de vue de l’histoire de leurs relations avec les pays européens. Et il est aussi nécessaire, en plus des contingences historiques nationales, de prendre en compte les trajectoires familiales et individuelles.
Tout d’abord, il faut noter que les personnes interrogées ici l’ont été, par l’Ifop, sur la base d’une origine géographique permettant de supposer qu’ils étaient d’origines musulmanes. Or, du seul point de vue de la répartition géographique, il faut remarquer la surreprésentation de l’Île-de-France, qui totalise plus du tiers des interrogés, précédant les grandes agglomérations que sont Marseille, Strasbourg et Lille. On ne peut que déplorer qu’une enquête plus exhaustive n’ait pas été menée dans les villes d’importance moyenne, tout comme nous déplorons la quasi-absence de capitales régionales telles que Lyon, Toulouse ou Bordeaux, où l’histoire régionale particulariste pèse de tout son poids. De même, les zones rurales n’ont pas été prises en considération. Cette absence est à déplorer car elle aurait permis de voir dans quelle mesure les zones les moins connectées étaient touchées par l’antisémitisme. De plus, l’enquête aurait gagné en clarté en précisant le lieu de résidence exacte des personnes interrogées (banlieue pavillonnaire, cité HLM, centre-ville…) ou encore en mentionnant les spécificités des quartiers à majorité « musulmane », par exemple.
Ensuite, il faut déplorer que le panel n’a pas établi une distinction entre fils d’immigrés venus en France au cours des Trente Glorieuses, personnes qui sont nées et qui ont grandi dans un pays étranger de confession musulmane ou celles qui sont venues récemment dans le cadre d’un rapprochement familial ou à la recherche d’un travail. De fait, il n’a été choisi que des catégories socio-professionnelles de type « ouvriers » ou « services », c’est-à-dire en majorité des personnes modestes qui, généralement, n’ont pas de niveau d’études au-delà du baccalauréat. Par ailleurs, aucune personne issue des classes moyennes supérieures aux revenus estimés à plus de 30.000 euros par an n’a été interrogée. Dans ce contexte, le revenu mensuel aurait pu être une variable à considérer. Ainsi il aurait été intéressant, entre autres, de voir s’il existait un lien entre le niveau d’études et l’antisémitisme, et, plus généralement, au-delà de ce simple constat, d’appréhender dans sa complexité ce qui détermine le rapport des personnes « musulmanes » à la société en général et aux juifs en particulier. En outre, c’est probablement à cette complexité que l’on doit le fait que, d’un point de vue méthodologique, les entretiens ont été menés de façon libre afin d’amener les personnes interrogées à faire état de leurs opinions sur leurs rapports aux juifs, après s’être sommairement présentées.
Pour ce qui a trait à l’origine des personnes interrogées ou à celle de leurs parents, voire de leurs grands-parents, elles sont, à l’exception de quelques personnes d’origine turque, originaires des anciennes colonies françaises où la population était majoritairement de confession religieuse musulmane sunnite (de rite malékite). L’Algérie constitue le plus grand pourvoyeur de membres de ce groupe (la moitié), puis viennent les pays d’Afrique subsaharienne et le Maroc. En conséquence, le groupe n’a pas pris en compte les Français « de souche » convertis à l’islam. L’origine historico-géographique des personnes interrogées, telle qu’elle est mentionnée dans l’enquête, met en relief le fait que les immigrés des Trente Glorieuses du Maghreb et de Turquie sont originaires de zones rurales. Or ce que l’on nomme depuis la fin des années 1990 l’« islam de France » correspond très majoritairement à des descendants de ces immigrés, ce qui a nécessairement un impact sur les relations de ces personnes avec les membres des autres religions. Il convient d’attirer l’attention sur le biais qui consisterait à considérer l’islam comme un bloc qui ne connaîtrait ni variante familiale, nationale ou régionale, ni variante culturelle en fonction des aires d’origine. De plus, différentes contingences, culturelles évidemment, mais également historiques, par exemple, peuvent entrer en ligne de compte dans l’appréhension du sentiment religieux de chacun, en fonction de son histoire familiale mais aussi en fonction de son ancrage, plus ou moins fort, dans une ou des aires culturelles précises.
Du point de vue de la répartition par genre du panel, on identifie environ deux tiers d’hommes pour un tiers de femmes, les hommes étant donc surreprésentés. Malheureusement, la situation familiale n’est qu’insuffisamment mise en valeur, ce qui est dommage dans la mesure où il semblerait que les femmes divorcées ou séparées sont celles qui tiennent les propos antisémites les plus virulents, davantage encore ou presque que les « jeunes » d’Île-de-France, les propos les plus outranciers revenant à une jeune mère de famille (Nacira) résidant en banlieue parisienne. En revanche, les athées sont très minoritaires.
Cette étude ne peut prétendre donner un instantané de l’état d’esprit des musulmans vis-à-vis des juifs et de l’antisémitisme. Néanmoins, à titre personnel, en tant qu’enseignant à l’université dans une UFR d’arabe depuis 2007, d’abord en tant que chargé de cours puis comme maître de conférences et directeur de section, je peux affirmer que l’on identifie dans les propos tenus à l’encontre des juifs par les personnes interrogées des préjugés et des idées reçues sur les juifs que l’on retrouve chez nombre d’étudiants se définissant comme musulmans.
Bricolage identitaire et antisémitisme
En tant que spécialiste de l’histoire de l’Occident musulman et, tout particulièrement, du Maghreb, il me paraît important de souligner que transparaissent dans les propos tenus dans les interviews des divergences de fond entre les personnes qui sont nées et qui se sont structurées à l’étranger, notamment en y suivant des études, et les autres qui sont nées et ont grandi en France. Le choix a été fait dans le groupe de mettre l’accent sur des personnes d’origine algérienne. Or, dans les propos tenus, transparaît l’antisémitisme d’État qui a longtemps caractérisé ce pays. Nulle part ailleurs, on ne trouve cela mieux exprimé que chez Sadeg (H, 46 ans, d’origine algérienne, chauffeur de taxi, pratique symbolique) qui raconte que « Quand on était en Algérie […], on s’est mis cette idée dans la tête que les juifs c’est des méchants, mais quand je suis venu en France mon esprit s’est bien ouvert, j’ai vu des gens, j’ai fréquenté des gens et j’ai dit “c’est pas possible”, il ne peut pas être méchant ce monsieur ».
Très clairement, dans cette vision du monde, les juifs sont assimilés non pas à une religion ou, à la rigueur à une communauté, mais à une nation différente de la France, comme l’exprime Fadia (F, 41 ans, d’origine algérienne, salariée dans une entreprise de produits cosmétiques) : cette « nation » aurait été soudée par les souffrances endurées au cours de la Seconde Guerre mondiale. Fadia est également l’une des rares personnes interrogées à faire explicitement référence à Hitler, qui plus est dans un sens positif. Ses propos sont à relier au fait qu’elle se réfère aussi au FLN, à qui elle attribue tous les ratages de l’Algérie indépendante, à commencer par le mal-développement. Sa vision du monde est en cela tout à fait symptomatique de cette génération qui a atteint la maturité dans les années 1990. Fadia a tendance à valoriser le passé colonial par effet miroir vis-à-vis de la faillite de l’État indépendant. C’est dans ce contexte qu’il faut, me semble- t-il, replacer le fait que, plus que n’importe qui, elle passe en revue, de façon quasi exhaustive, tous les préjugés relatifs aux juifs : « Ils sont solidaires, c’est des bosseurs. Comme ils disent en rigolant : “Pour faire une blague contre un juif, il faut avoir un bon avocat.” » Elle surenchérit sur le thème du « juif dominateur » : « Les juifs ici aiment bien qu’une deuxième personne, si elle n’est pas juive, qu’elle soit en dessous. » Enfin, elle est celle chez qui l’occurrence « juif » revient avec la plus grande insistance, pas loin d’une trentaine de fois sur vingt-deux pages. La force du conditionnement du pays d’origine apparaît également chez les personnes d’origine turque qui ont grandi en Turquie avant la prise du pouvoir par l’AKP, comme Tekim (H, 47 ans, d’origine turque, maçon, pratique modérée), de Strasbourg, qui ne voit « pas de différence entre chrétiens, arabes, juifs ». Elles émettent toutes des jugements qui tranchent avec l’antisémitisme plus ou moins virulent, plus ou moins latent des autres personnes interrogées.
En revanche, l’immense majorité des interrogés se rejoint sur un point : le bricolage identitaire qui, comme le fait valoir Jean-Pierre Le Goff, est l’une des composantes de l’individualisme contemporain. Ce bricolage consiste à emprunter à différentes cultures, courants de pensées ou doctrines des bouts de valeurs, d’idées, de représentations, extraites de leur cadre global dans lesquels ils trouvaient leur signification, pour les recomposer en un patchwork assorti à chacun selon ses centres d’intérêt, sa sensibilité, voire ses états d’âme du moment. Cette communication informe se caractérise par un flux de paroles passant rapidement d’une idée à une autre sans se soucier de distinction et d’ordonnancement. Il est patent que pratiquement aucune des personnes interrogées ne se revendique d’une idéologie clairement constituée, et, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elles ne pratiquent pas le name dropping. C’est à peine si elles sont capables de citer un ou deux noms propres par interview, tout au plus Tariq Ramadan, qui revient avec le plus d’insistance sans toutefois susciter un enthousiasme débordant.
De même, la plupart des noms d’institutions restent inconnus ou extrêmement vagues comme l’exprime une jeune Marseillaise : « CCIF ? Je ne connais pas du tout. Crif ? Ça me dit vaguement quelque chose, mais ce que c’est, je ne pourrai pas le dire » (F. d’origine marocaine, employée d’une grande enseigne de distribution, peu pratiquante). Djaoued (H, d’origine algérienne, mécanicien, non pratiquant) abonde également dans ce sens : « Qu’est-ce que vous pensez des associations qui luttent contre l’islamophobie, l’antisémitisme ? D’ailleurs, c’est le même combat antisémitisme/islamophobie ? – Bonne question, je ne sais pas ce qu’ils font. Je ne peux pas vous parler des associations, je ne sais pas. Après, peut-être que c’est efficace, peut-être qu’ils ont aidé des personnes par rapport à ça, mais je ne me suis jamais renseigné, je n’ai jamais suivi ça ».
Les personnes interviewées ne pratiquent pas non plus de façon significative la reductio ad hitlerum ou, de façon allusive, les événements de la Seconde Guerre mondiale, ni le nazisme. Cet élément est imputable au fait que ces personnes n’ont elles-mêmes aucune maîtrise de l’histoire. Ce qui semble avant tout caractériser l’ensemble du groupe, c’est l’ignorance dont font preuve ces personnes. Cette ignorance est à relier à leur niveau d’études, qui ne dépasse jamais le niveau bac + 2, et les détenteurs d’un bac ont pour la plupart des bacs technologiques ou professionnels. Les propos frôlent parfois l’absurde : « Vous ne portez pas le voile ? – Non, même dans ma famille, non. – Pourquoi ? – Parce que je trouve que le monde a évolué. Ils avaient leurs raisons de le porter dans le désert » Fadia (F, 41 ans, d’origine algérienne, salariée dans une entreprise de produits cosmétiques, pratique symbolique). Ou encore : « Bejaïa, par rapport à d’autres départements comme Alger, Constantine, Oran, la ville de Bougie reste quand même très civilisée et les Français ont beaucoup vécu là-bas. D’ailleurs, c’est le général de Gaulle qui l’a surnommée Bougie tellement elle est belle. »
Dans ce contexte, tout demeure flou, et rares sont les références sérieuses, celles de la culture livresque et bien étayées, dont peuvent se prévaloir les personnes interrogées. Le plus souvent, elles se contentent d’étoffer leurs vécus par des emprunts faits à la télévision pour les plus de 50 ans et à Internet, pour les plus jeunes. À ce titre, la mise en perspective reste exceptionnelle et plutôt vague, même quand il s’agit de leurs propres trajectoires familiales. Seule une personne fait référence à un passé colonial où Arabes et juifs cohabitaient pacifiquement en Algérie. Le plus souvent, les personnes nées en France ou venues enfants du Maghreb se réfèrent à une pratique cultuelle musulmane se voulant discrète, comme l’évoque Chérif (H, 64 ans, d’origine algérienne, pratique régulière) : « Mon père faisait sa prière quand il rentrait du travail. On ne le voyait pas, il passait inaperçu, et quand il rentrait il faisait des ablutions, ses prières. Il a fait son pèlerinage pas loin de la retraite. On ne le remarquait pas. » Dans un contexte où le nationalisme avait, au cours des Trente Glorieuses, le vent en poupe, c’était l’appartenance nationale qui était mise en avant et non pas l’appartenance religieuse. À aucun moment, les interrogés n’attribuent à leurs parents des opinions antisémites ou favorables à un islam radical. Le plus souvent, ils opposent les comportements et opinions de la jeune génération, celle de leurs enfants, à ceux de leurs parents, comme le met en avant Chérif : « Il [son père] aurait ça en horreur. Il ne supporte pas les situations comme ça, les abus, les extrêmes et tout ça. Lui, ce qu’il voulait, c’était un gars calme, il avait sa famille, il subvenait aux besoins de sa famille, il avait son travail, il ne cherchait pas autre chose. À l’époque, la religion c’était moins que maintenant. Ce n’était pas aussi intense et aussi grandiloquent que maintenant. » In fine, il faut comprendre que, de leur point de vue, les actes antisémites seraient, avec un islam ostentatoire, une caractéristique de la nouvelle génération.
En raison du faible niveau initial de leurs parents et grands-parents, majoritairement des ruraux analphabètes qui occupèrent des postes de maçons ou d’ouvriers, les jeunes originaires du Maghreb affirment le plus souvent ne pas évoquer le rapport aux juifs dans un cadre familial ou, d’une façon plus globale, l’actualité en général. Ils sont, en effet, peu diserts sur la question, étant entendu soit que les propos tenus ne sont pas avouables, soit que la communication entre les générations est réduite à la portion congrue. Il faut noter qu’Internet constitue pour les plus jeunes la seule source d’accès à un savoir ou presque, avec parfois les chaînes d’info en continu, tant les références à l’école sont inexistantes. La très grande dépendance vis-à-vis d’Internet constitue là une caractéristique que les jeunes s’identifiant ou étant identifiés comme musulmans partagent avec les autres jeunes les moins diplômés, tout comme la syntaxe approximative, voire hasardeuse, de la plupart des interrogés, sans parler de la pauvreté du vocabulaire. Par ailleurs, il n’est pas rare que les interviewés affirment ne rien savoir sur tel ou tel sujet, y compris sur le conflit israélo-palestinien qui n’est que vaguement évoqué, et toujours de façon anhistorique et très peu documenté, comme l’atteste cette Alsacienne (F, d’origine algérienne, non pratiquante) d’environ 50 ans dont le père était algérien : « J’ai toujours connu que les musulmans n’aiment pas les juifs ou le contraire aussi. J’ai plutôt entendu que c’était les musulmans qui n’aiment pas les juifs, par mes oncles, ça date de beaucoup d’années et je n’ai jamais compris pourquoi. Mais mon père ne pensait pas comme ça, ça arrivait qu’on en parle, ce n’était pas tabou, il les aimait bien, il aimait bien les acteurs juifs. – Des éléments historiques marquants ? – Non. »
Cette méconnaissance peut aussi expliquer pourquoi on retrouve dans les interviews un nombre conséquent de platitudes, de redondances et d’énonciations de lieux communs : « Non je ne fais pas le lien, ce qui se passe là-bas c’est là-bas. Tout le monde a sa part de responsabilité. Le juif c’est le juif, Israël c’est Israël, la Palestine c’est la Palestine » (F, d’origine algérienne, employée dans une enseigne de grande distribution, pratique régulière). Il n’est pas non plus impossible qu’il s’agisse d’une stratégie d’interviewé cherchant ainsi à ne pas répondre à des questions jugées embarrassantes car elles pourraient contribuer à la faire passer pour antisémite. Dans tous les cas, la confusion entre science et opinion est totale.
Entre animosité de fond et relative tolérance du quotidien
Parmi les griefs énoncés à l’encontre des juifs, nous pouvons en identifier trois principaux : la proximité entretenue entre les juifs, le pouvoir et l’argent, ainsi que la supposée fermeture communautaire, les juifs étant, de l’avis des interviewés, les tenants d’un communautarisme le plus intransigeant qui soit.
Avant tout, il faut observer que l’ignorance de la plupart des membres du groupe leur interdit toute référence précise au Coran ou à n’importe quel autre texte sacré. On en reste presque toujours à des généralités qui, le plus souvent, associent quasiment de façon indissoluble éthique et religion. Rien n’indique qu’ils aient connaissance de l’existence de sourates hostiles aux juifs, comme l’observe une aide-soignante de Marseille, dont la mère est d’origine turque (F, 45 ans, aide- soignante, non pratiquante) : « Le Coran, je ne l’ai jamais lu. Je ne pense pas qu’ils parlent des juifs, ils n’attaquent personne. »
A contrario, quand des griefs sont invoqués à l’endroit des juifs, il s’agit de préjugés antisémites qui prennent peu ou pas en compte la variable religieuse et que l’on pourrait aisément retrouver dans d’autres segments de la société française, et ceci depuis le XIXe siècle. C’est ainsi qu’un peu plus du tiers des membres du groupe évoquent la solidarité et l’entraide supposées des juifs. Prompts à lever des fonds pour « une cause inavouable », comme l’avancent Kada (H, 29 ans, d’origine algérienne, opticien, pratique modérée) ou Chérif (H, 64 ans, d’origine algérienne, pratique régulière) qui affirment en avoir été témoins. Cette fermeture supposée des juifs se marquerait par une spatialisation et des institutions spécifiques, comme semble l’indiquer Yassine (H, 25 ans, d’origine algérienne, plombier, pratique épisodique) : « La communauté juive, ils ont des quartiers à eux […]. Ils ne vivent qu’entre eux, ils ont des écoles spéciales que pour eux, ils font leur vie ensemble dans leur coin en fait. »
Quant à Nacira (F, d’origine algérienne, auxiliaire de vie, pratique intense) de Paris, quand on la questionne, elle n’hésite pas à les qualifier de clan : « Si on reparle des juifs, vous dites qu’il y a pas mal de juifs à côté de chez vous ? – Oui. – Vous en connaissez ? – Oui, beaucoup. – Vous avez des amis ? – Non, parce qu’ils sont entre eux. C’est un clan. » Une Alsacienne, de père algérien (F, non pratiquante), la rejoint sur ce point : « Oui, ma fille est coiffeuse dans un quartier juif, ils sont sympathiques, très ouverts et n’imposent pas leur religion, les musulmans sont plus dans les propagandes, même dans la rue, les magasins ou autre. » Elle surenchérit sur le même thème en gardant en tête une forme de comparaison qui se veut systématique entre communautés musulmane et juive, où cette dernière serait la plus solidaire mais aussi la plus efficace : « On dit souvent que les juifs sont très puissants, est- ce le cas en France ? – Oui, d’ailleurs la dernière fois avec ma fille on se disait qu’on a jamais vu un pauvre ou un riche pousser une porte sociale car ce sont des personnes qui ont de l’entraide, pour l’avoir déjà vu, les riches ne sont pas radins, ils donnent et prêtent entre eux, c’est ce qui fait leur force. C’est leur choix donc ça ne me gêne pas, je ne dirai pas que c’est bien. Je pense qu’ils doivent choisir leur communauté avant la France, je n’ai jamais discuté de cela avec eux mais je pense que ça doit être le cas. »
À aucun moment il n’apparaît dans les conversations que les juifs puissent être laïcs et indétectables au sein de la société française, étant donné que le plus souvent les juifs sont appréhendés d’un seul tenant et qu’à ce titre ils sont forcément religieux, donc avec des signes religieux ostentatoires et vivant dans des quartiers spécifiques. De ce point de vue, les juifs constitueraient le pendant des Arabes/musulmans, ou tout au moins leur seraient comparables car eux-mêmes un peu maghrébins, comme l’affirment une jeune Marseillaise ou encore Dalila (F, 61 ans, d’origine algérienne, non pratiquante), à Paris : « Les chansons, la cuisine c’est la même que nous. On se comprend. Tout est fait pour qu’il y ait la guerre alors qu’on devrait être unis. » À ceci près que les juifs seraient un peu plus discrets que les Arabes/musulmans et feraient preuve de davantage de tenue, comme le note une femme alsacienne : « Les juifs, selon moi, sont moins imposants, beaucoup plus discrets, ils ont leur synagogue, ils ont le chabbat, mais c’est énormément discret. À Strasbourg, il y a beaucoup de juifs mais ça reste une communauté très discrète, c’est vrai qu’ils ont leur tenue, certains sont vêtus différemment mais aujourd’hui on ne distingue plus trop, avec les modes qui changent beaucoup, mais ça ne va pas jusqu’à l’extrême à porter une burka, etc. C’est vrai que leurs tenues ne passent pas inaperçues mais je n’ai jamais eu ou entendu un conflit avec un juif » (F, d’origine algérienne, non pratiquante). Toujours sur le plan de la symétrie invoquée entre les deux supposées communautés, il existerait d’après Amine (H, 17 ans, en filière pro, d’origine algérienne, pratique régulière) et sa mère un parallèle entre les « sionistes » et les terroristes se réclamant de l’islam : « Des terroristes. C’est comme nos intégristes à nous […] parce qu’ils tuent gratuitement. »
Cela dénote de manière forte que les personnes interrogées conçoivent la société française en termes non pas d’individus, mais en termes de communautés plus ou moins juxtaposées et antagonistes, même si la réalité traduit un métissage qui va croissant dans la société française. Preuve en est l’évocation de mariages mixtes, comme cette femme de 42 ans résidant à Nice, sénégalaise et cap-verdienne (non- pratiquante) qui évolue dans une famille catholique et musulmane et qui est mariée à une personne issue d’une famille de confession juive.
Il convient d’observer que, généralement, à l’exception de Fadia (F, 41 ans, d’origine algérienne, salariée dans une entreprise de produits cosmétiques) qui mélange antisémitisme importé d’Algérie et frustrations sociales, les rapports entretenus avec les « juifs » quand ils sont incarnés relèvent de la cohabitation pacifique. C’est là un paradoxe qu’il est nécessaire de garder à l’esprit. Par exemple, Dalila (F, 61 ans, d’origine algérienne, non pratiquante), à Paris, semble éprouver une véritable compassion pour les victimes de l’Hypercacher car cela a touché l’une de ses amies : « Elle faisait ses courses mais elle était cachée. Après, quand elle est partie se recueillir en Israël, c’est ma fille qui a gardé son garçon. Mes filles ont toujours fait du baby-sitting chez elle. » Cependant, cette compassion affichée ne l’empêche pas de reprendre à son compte les clichés afférents aux rapports supposés entretenus entre les juifs et l’argent : « C’est des travailleurs, ils s’unissent. Je pense que c’est des économistes. » Le cas échéant, la rencontre avec des juifs a pu contribuer à faire évoluer l’opinion des personnes interrogées, comme dans le cas de Kada (H, 29 ans d’origine algérienne, pratique modérée, opticien), qui explique que sa vision des juifs « a beaucoup évolué depuis que je suis arrivé à Paris. Les seules personnes qui m’ont tendu la main en arrivant à Paris étaient juifs et pour moi ça a été hyperpositif et tout ce que j’avais entendu dans la communauté musulmane à Saint-Étienne a été oublié, j’ai tout remis à zéro. »
Cette cohabitation n’empêche nullement les préjugés antisémites de s’épanouir, en particulier celui sur les juifs qui seraient nécessairement riches et, ce faisant, contrôleraient la finance et l’économie, comme l’assure une Marseillaise de 45 ans (F, d’origine turque, aide-soignante, non pratiquante): « Les juifs, ils sont beaucoup dans le domaine de la banque, boursiers, médicaux, ils ont des situations assez hautes. » À la base de ce contrôle de l’économie, on trouverait l’idée que les juifs pousseraient leurs enfants à faire des études de la façon la plus poussée possible, alors même que les Arabes/musulmans adopteraient une position opposée, surtout vis-à-vis des filles : « Les juifs, ils sont instruits, ils font des études. Nous, c’est nos parents qui nous ont empêché de faire des études. Je m’en rappelle, dès que j’ai commencé à grandir, mon père m’a dit : “C’est fini l’école, tu restes à la maison et tu apprends à faire le ménage pour te marier.” » Tout comme dans nombre de cas, ce qui apparaît en toile de fond, c’est la comparaison entre « communauté musulmane » et « communauté juive », et, dans l’ensemble, cette analogie tourne systématiquement à l’avantage des juifs, mettant en exergue l’inanité supposée des musulmans, comme l’explique la même personne : « Moi, je leur dis chapeau. Ils font tout leur possible pour faire des études, lire. […] Les études c’est les études pour eux. Dans des familles juives où j’ai travaillé, c’était toujours comme ça. »
C’est là un trait partagé quand on demande aux interviewés d’établir une comparaison (F, d’origine algérienne, non pratiquante) : « Non, moi je les admire, je les appelle les discrets. Il y a une école juive pas loin du salon de ma fille, je les vois aller récupérer leur enfant, il n’y a rien à dire, par contre si on met une école musulmane, on verra tout de suite la différence, commençant par la tenue vestimentaire, les comportements, les regards vous vous promenez main dans la main avec votre conjoint ou vous vous embrassez, tout de suite on vous fait des réflexions, que les juifs ne font pas. Il y a peut-être aussi cette discrétion du ressenti. » Par-delà l’admiration, les juifs peuvent constituer, le cas échéant, un modèle de réussite dont les minorités gagneraient à s’inspirer, comme le dit un jeune Strasbourgeois alévi, Husseyn (H, 39 ans, d’origine turque, salarié dans une pharmacie, non pratiquant) : « Moi je me dis musulman, moi je me sens proche en tant qu’alévi des juifs car on étudie, on éduque nos enfants. »
Dans le cadre d’une compétition victimaire qui a, selon toute vraisemblance, eu un impact important sur la population, il existe une unanimité des interrogés sur le fait que les Arabes/musulmans se sentent lésés face aux juifs.
Les personnes interrogées considèrent que les juifs bénéficient d’un traitement de faveur auprès des médias, soutien qu’ils auraient obtenu grâce à l’argent, comme l’indique Djaoued (H, d’origine algérienne, mécanicien, non pratiquant) : « C’est avec l’argent que les juifs ont réussi à avoir tout ça, c’est-à-dire à contrôler les politiques et les médias. » Une Niçoise de 42 ans (d’origine sénégalaise et cap-verdienne, non pratiquante) va également dans le même sens quand elle affirme : « C’est parce qu’il y a beaucoup de juifs dans les médias et dans la politique qui fait qu’on ne veut pas trop les heurter pour faire en sorte qu’ils restent au pouvoir », et d’ajouter que cela ne la dérange pas mais qu’elle « constate qu’au niveau du pouvoir il y a beaucoup de juifs ». La plupart de nos dirigeants seraient des juifs, ce qui leur assurerait la mainmise sur l’exécutif, comme le prétend Mohamed (H, 34 ans, d’origine franco-marocaine, ambulancier, pratique intense), de Lille : « C’est facile d’être un juif, c’est un avantage car pas mal de personnes d’origine juive ou de confession juive sont au gouvernement. » C’est ainsi que, pour cette aide-soignante marseillaise de 45 ans (F, d’origine turque, aide-soignante, non pratiquante), Nicolas Sarkozy est juif : « On est gouverné aussi par des juifs. Sarkozy, c’est un juif ; Valls, il a épousé une juive. Ils sont partout. Même aux États-Unis, ils sont partout. La plupart des présidents étaient juifs, sauf Obama, qu’ils ont traité de musulman. »
On reconnaîtra sans peine un avatar du conflit ayant opposé Manuel Valls à Dieudonné, notamment lors de la tentative d’interdiction de ses spectacles. Selon toute vraisemblance, c’est à cela que fait allusion Marina (F, 19 ans, étudiante, d’origine guinéenne), originaire de banlieue parisienne : « Après, sur les réseaux sociaux, on entend dire que Manuel Valls serait de confession juive. Que tout ça c’est par intérêt. Il y a beaucoup de gens qui ont des idées sur les choses qui se passent dans le monde, que c’est lié aux juifs, qu’il y aurait un ordre mondial. Que c’est par intérêt qu’ils font ça. »
Les propos les plus outranciers – et ce n’est pas un hasard – sont ceux d’une jeune mère de famille de la banlieue parisienne, Nacira (F, d’origine algérienne, auxiliaire de vie, pratique intense), qui affirme : « En fait, ils ne m’agacent pas mais on dirait qu’ils veulent le pouvoir. Ils veulent être au pouvoir. Ils se montrent trop. Je pense qu’avec leur argent, parce qu’ils ont les moyens, c’est pour ça qu’ils en font un peu trop. – Qu’est-ce qui vous fait penser ça ? – Ils sont présents partout, ont leur mot à dire. Ça, c’est un peu un risque – Ils ont leur mot à dire ? – Oui, ils sont – Et ça, c’est un risque de quoi ? – C’est un risque pour tout le monde, un risque pour l’État. C’est un État français et c’est les juifs qui vont prendre le pouvoir, c’est un peu incompréhensible. – Vous pensez que c’est ce que les juifs veulent, au fond ? – Oui, comme ils l’ont fait en Amérique. Le juif doit rester juif, le musulman pareil et le chrétien reste chrétien. Là, on a connu la France avec les Français, vous voulez qu’un jour la France soit un État musulman ? Ça vous toucherait. – Mais vous dites qu’il ne faut pas que les juifs prennent le pouvoir ? – Ils veulent prendre le pouvoir. Ils sont partout, dans la politique, ils financent certaines choses. Ils montrent qu’ils sont là jusqu’à ce que, petit à petit. »
À l’évidence, le fait que ces propos, de loin les plus outranciers relevés dans le panel, aient été tenus en banlieue parisienne semble indiquer une forme de communautarisation plus poussée, plus exacerbée qu’ailleurs. Elle a pour visée de donner à la communauté musulmane cohérence et consistance. En effet, l’exécration de la « communauté juive », liée au combat pour la Palestine, tient lieu à la « communauté musulmane » (en fait des fils d’immigrés et des convertis) de cohésion qui n’existait nullement à l’origine. Comme le remarque assez justement une femme d’origine turque résidant à Nice, même pour les Turcs, qui ont pour réputation d’être soudés et de ne pas se mélanger avec les « Maghrébins » et les « Africains », il n’existe aucune unité, car la Turquie est percluse de divisions internes entre Turcs et Kurdes, entre sunnites et alévis, entre laïcs kémalistes et néoreligieux. Ce qui n’empêche nullement Nacira (F, d’origine algérienne, auxiliaire de vie, pratique intense) de souligner en réponse à une question sur les Turcs : « [Les Turcs ne se mélangent pas] parce que les mamans ne parlent pas bien français. Mais quand on est à la mosquée, c’est l’arabe que tous les musulmans comprennent, et pourtant ils ne viennent pas faire la prière avec nous. Ils ne vont pas se mélanger à nos fêtes. Beaucoup de fêtes de l’Aïd, ils font des fêtes avec la Turquie, soit un jour avant, soit un jour après. » Il apparaît donc que, face aux divisions originelles qui recoupent les divisions d’un monde musulman plus fractionné que jamais, la recherche d’un ennemi proche, d’un bouc émissaire, soit de rigueur.
Cette hostilité est d’autant plus virulente que les juifs sont censés jouir du soutien médiatico-politique, ce qui expliquerait en quelque sorte le « deux poids deux mesures ». L’antisémitisme intéresserait bien davantage les médias que l’islamophobie, car les juifs bénéficieraient de relais puissants au sein de l’État. Yassine (H, 25 ans, d’origine algérienne, plombier, pratique épisodique) traduit cela à sa manière : « Et en France, ils [les juifs] sont puissants ? – Ils sont toujours défendus donc ils sont quand même puissants. Quand on a ce sentiment d’être toujours protégé, au final on sait qu’on ne risque rien. » Dalila (F, 61 ans, d’origine algérienne, non pratiquante) pense aussi que les juifs ont tort de se sentir menacés par les musulmans qui, eux, pour le coup, auraient véritablement tout à craindre de l’extrême droite : « Ils ont raison d’avoir peur des musulmans ? – Non. – Qui a le plus raison d’avoir peur entre musulmans et juifs ? – Aujourd’hui les musulmans. Peut-être pas des juifs mais en général. Parce qu’y a l’extrême droite. Les juifs ne feront peut-être pas ce que l’extrême droite risque de faire. »
Enfin, on ne peut éluder la question du conflit israélo-palestinien tant il joue, à l’évidence, un rôle fondamental dans les rapports entre musulmans et juifs. Comme évoqué précédemment, du point de vue musulman, ce conflit n’est en général compris que de loin, d’une façon anhistorique qui ne permet pas d’appréhender la complexité de la situation. C’est ce que l’on retrouve énoncé chez Saïd Mohammed (H, 45 ans, non pratiquant), originaire de Mayotte et résidant à Salon-de-Provence : « Il y a eu l’intifada, la guerre entre l’Égypte et Israël. J’ai un peu appris le machin, mais bon, je n’ai pas approfondi, ce n’est pas ma spécialité, l’histoire. J’ai toujours entendu parler de ce conflit. » Dans la plupart des cas, les prises de position des interviewés indiquent qu’il s’agit d’une adhésion de principe à la cause palestinienne sans que, le plus souvent, cette adhésion soit vraiment réfléchie ou qu’elle soit suivie d’effets. Nous entendons par là que le soutien reste de pure forme, tout comme l’évocation de ce conflit entraîne en général chez les personnes interrogées, quasi automatiquement, des invocations rituelles pour la paix.
En revanche, ce conflit, en particulier chez les jeunes entre 17 et 40 ans, a des répercussions sur le sol français. Par exemple, quand Yassine (H, 25 ans, d’origine algérienne, plombier, pratique épisodique) évoque la cohabitation entre juifs et musulmans dans le quartier Saint-Laurent, à Marseille, il le fait dans les termes suivants : « Cette tension [entre juifs et musulmans à Marseille] est un peu fondée aussi parce qu’il y a toujours le débat Israël-Palestine.
C’est un peu normal parce que tout le monde prend la défense d’Israël alors qu’ils tirent et que les Palestiniens leur envoient des pierres. C’est sûr qu’il y aura toujours des tensions parce qu’il y a certaines personnes qui voient ce qu’ils font réellement, en fait. » Il est clair qu’il existe un effet générationnel qui joue à plein dans certains segments de la société française où la prise de position contre les « juifs » plus qu’en faveur des Palestiniens relève, finalement, pratiquement d’un marqueur identitaire. Et il est manifeste que c’est désormais une norme partagée par des jeunes venus d’horizons différents, comme Marina, de parents guinéens, ou Nacira, quatrième génération d’Algériens installés en France.
Conclusion
Nous sommes en mesure d’établir une ébauche et non pas un tableau exhaustif d’une situation donnée portant sur les rapports qu’entretiendraient les musulmans de France vis-à-vis des juifs et de l’antisémitisme. Il apparaît que le conflit israélo- palestinien est le catalyseur d’une nouvelle forme d’antisémitisme qui reprend parfois à son compte les anciens poncifs de l’antisémitisme tel qu’il est apparu dans la seconde moitié du XIXe siècle : amour de l’argent, liens consubstantiels établis entre juifs, médias et le pouvoir, théories qui ont parfois transité depuis les pays d’origine des personnes interrogées, comme c’est le cas de l’Algérie et de son antisémitisme institutionnalisé depuis les années 1960.
Dans ce cadre, il faut remarquer que la Toile et le flot de boue conspirationniste qu’elle charrie est au cœur de la production et de la diffusion des catégories de perception des jeunes, souvent d’origines immigrées. À l’évidence, dans les propos tenus transparaissent nombre de thèses conspirationnistes qui font florès sur les réseaux sociaux. À travers la virulence des prises de position, on peut y entrapercevoir un mouvement de fond : certains jeunes se définissent désormais comme musulmans et non plus comme Marocains, Algériens, etc. Ils cherchent ainsi à donner vie, cohérence et consistance à une communauté musulmane qui n’est pour l’heure qu’une vue de l’esprit, une fiction. À ce titre, la prise de position contre Israël ou encore l’hostilité déclarée aux « juifs » constituent, entre autres, des marqueurs d’une identité musulmane en devenir.
Il convient, néanmoins, de nuancer le tableau esquissé à grands traits. En effet, bon nombre de musulmans se montrent indifférents ou éprouvent une sympathie réelle pour les personnes d’origines juives rencontrées. Les préjugés véhiculés par les musulmans eux-mêmes peuvent également, le cas échéant, servir par effet miroir à renvoyer les musulmans à leur incapacité chronique à sortir de leurs conditions de prolétaires, souvent précarisés. De plus, les divisions initiales liées à l’appartenance à des États-nations différents, à des « ethnies » différentes (par exemple, kurdes et berbères pour l’essentiel, lesquelles sont elles- mêmes divisées entre kabyles, rifaines, soussis, etc.), ou encore entre laïcs et religieux, ou bien encore entre religieux traditionnels (sunnites de rite malikite dans leur immense majorité) et néo- religieux largement influencés par le wahhabisme restent de mises.
Les conditions actuelles ne permettent donc pas d’entrevoir une évolution positive à plus ou moins long terme.
“Les juifs sont mal vus, mais je ne sais pas pourquoi”
Iannis RODER
Professeur d’Histoire-Géographie à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) et formateur des enseignants au Mémorial de la Shoah
Avertissement
L’analyse qui suit concerne principalement des personnes d’origine culturelle musulmane habitant dans de grandes agglomérations françaises. Cependant, il convient d’attirer l’attention sur le biais qui consisterait à considérer l’islam comme un bloc qui ne connaîtrait ni variante familiale, régionale ou nationale, ni variante culturelle en fonction des aires d’origine. À cela s’ajoutent différentes contingences, culturelles évidemment, mais également historiques, par exemple, qui peuvent entrer en ligne de compte dans l’appréhension du sentiment religieux de chacun, en fonction de son histoire familiale mais aussi en fonction de son ancrage, plus ou moins fort, dans une aire culturelle précise.
De plus, mais cela est une évidence, le rapport aux juifs en général et à l’antisémitisme en particulier relève de contingences qui touchent aussi bien au conscient qu’à l’inconscient, à l’histoire de chacun, à une perception de ces questions qui peut être liée à un vécu culturel, social, économique et politique. Enfin, il convient de dire un mot sur la manière dont se sont déroulés les entretiens. La plupart d’entre eux sont le fruit d’interrogations ouvertes non systématisées dans un schéma qui aurait été rigide. Les sondeurs ont guidé les entretiens vers les sujets qui les intéressaient : le rapport à la religion, aux musulmans, aux juifs, aux chrétiens, à la France, etc., mais dans un cadre souple.
Cette note ne peut donc prétendre à une vision scientifique du rapport des personnes, qui sont perçues ou qui se définissent comme musulmanes, aux juifs et à l’antisémitisme. Mais si 36 personnes ne constituent pas un échantillon assez représentatif pour nous permettre de parler de cette approche des juifs par les musulmans, ce dernier nous permet néanmoins de dégager des grandes lignes et de tirer des enseignements qui nous éclairent sur la vision que ces personnes, c’est-à-dire des musulmans, mais aussi des personnes d’origine culturelle musulmane qui ne se considèrent pas ou plus comme musulmanes, peuvent avoir des juifs. De fait, si nulle généralité ne peut scientifiquement être dégagée de cette étude, des lignes de force apparaissent clairement, lesquelles peuvent être mises en relation avec les observations que j’ai pu faire depuis dix-huit ans dans le cadre de mon poste de professeur d’histoire-géographie dans un collège de la banlieue parisienne, établissement dont la majorité des élèves se présentent comme musulmans ou de culture musulmane, ou bien sont issus de familles elles-mêmes originaires de l’aire culturelle musulmane.
Des préjugés et une animosité qui ne sont pas partagés
Je me permettrai d’utiliser ici le terme « musulmans » entre guillemets pour signifier qu’il s’agit du point de vue de l’Ifop qui a ciblé ces personnes en tant que musulmane ou d’origine musulmane mais dont toutes ne se présentent pas comme musulmanes.
Une première observation importante doit être faite car elle permet d’emblée d’éviter tout discours généralisateur et globalisant sur l’attitude des « musulmans1» vis-à-vis des juifs. Il s’agit ici d’écarter toute vision essentialiste et culturaliste que ne reflète guère la réalité de l’ensemble des discours. De plus, l’essentialisation est régulièrement utilisée comme chef d’accusation principal pour disqualifier tout propos qui viserait à éclairer le degré, la nature et la forme des discours antisémites tenus par des populations « musulmanes ». Cette disqualification classique empêche de réfléchir sur une éventuelle spécificité de ce type de discours, aussi bien en termes de contenus que d’origine, ce qui reviendrait, de fait, à nier, sous couvert de vision universaliste, toute dimension culturelle particulière à l’aire géographique dont sont issues, depuis plus ou moins longtemps, les personnes interrogées. Cette incapacité des tenants de cette reductio ad hitlerum, pour reprendre la catégorie définie par Leo Strauss, à se décentrer et à penser que le monde entier n’est pas culturellement aligné sur la vision du monde propre à l’Occident judéo- chrétien témoigne, de fait, de leur négation de la culture des autres populations et civilisations. Or si, peu à peu, les générations se succédant, les populations arrivées d’aires culturelles différentes intègrent les exigences de valeurs et les modes de vie qui sont les nôtres, rien ne permet d’affirmer que les spécificités culturelles, liées entre autres à une culture religieuse, s’effacent systématiquement et totalement dans les familles pour disparaître à jamais. Il semble donc intéressant de s’interroger sur une éventuelle absence de spécificité des discours tenus sur les juifs par une population « musulmane », aussi bien sur le fond que sur l’étendue de la pénétration de ces discours que l’on peut considérer comme problématiques au regard des valeurs républicaines.
Ainsi, plus de la moitié des membres du panel ne tiennent aucun propos de nature antisémite, c’est-à-dire qui stigmatiserait les juifs en tant que tels pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire juifs, en leur accolant des dispositions particulières à telle ou telle tâche ou bien en les soupçonnant, par tel ou tel agissement, d’une recherche d’intérêts particuliers, c’est-à-dire communautaires. De fait, il conviendra de nuancer l’accusation d’antisémitisme afin d’en faire apparaître les différents degrés.
Les discours des personnes interrogées pour qui on ne relève aucune animosité contre les juifs, ni propos relevant de catégories antisémites, concernent donc un peu plus de la moitié des personnes sondées. Ainsi, pour Sadria, « les juifs sont comme nous, il y a des gens qui sont gentils » (F, née en France, algérienne, femme de ménage, pratique régulière), tout comme Simplice, qui déclare que, pour lui, « les juifs, ils sont très bien » et ne comprend pas « pourquoi on les attaque » (H, camerounais, en France depuis 6 ans, étudiant en BTS, non pratiquant), Cherif (H, 64 ans, d’origine algérienne, arrivé à 4 ans, conciliateur, pratique régulière) lui, précise qu’il a « beaucoup d’amis juifs » qui sont « comme des frères », sans jamais tenir de propos qui pourraient être considérés comme relevant de l’antisémitisme. C’est également le cas de B. Kada, qui explique que sa vision des juifs a beaucoup évolué depuis qu’il est arrivé à Paris : « Les seules personnes qui m’ont tendu la main en arrivant à Paris étaient juives et pour moi ça a été hyperpositif, et tout ce que j’avais entendu dans la communauté musulmane à Saint- Étienne a été oublié, j’ai tout remis à zéro. » (H, 29 ans, opticien, français d’origine algérienne, pratique modérée) Au contact de la réalité professionnelle et quotidienne, il s’est ainsi dégagé des discours qu’il entendait dans sa ville d’origine. Quant à Sofia, elle dit que les juifs « sont mal vus, mais je ne sais pas pourquoi » (F, 17 ans, né en France, d’origine malienne, lycéenne, pratique intense).
Nous pouvons remarquer, sans être capable de donner à cette remarque une quelconque valeur scientifique pour les raisons déjà évoquées, qu’une majorité marquée des hommes interrogés n’a aucune remarque ni propos de nature antisémite, alors qu’une majorité, également bien marquée, de femmes interrogées tient des propos qui relèvent de catégories antisémites. Il est également difficile de conclure quoi que ce soit de l’origine des sondés, si ce n’est que la plupart des personnes se déclarant d’origine algérienne et marocaine tiennent des propos problématiques alors que la plupart des personnes Ainsi, plus de la moitié des membres du panel ne tiennent aucun propos de nature antisémite, c’est-à-dire qui stigmatiserait les juifs en tant que se déclarant d’origine turque n’en tiennent pas, tout comme les personnes se présentant comme originaire de l’Afrique subsaharienne. Nous pourrions donc éventuellement noter une propension plus importante des « musulmans » d’origine maghrébine à tenir des propos de nature antisémite, quel qu’en soit le degré. Toutefois, le panel est trop peu important pour nous permettre de l’affirmer.
La répartition par tranches d’âge, relativement équilibrée, ne permet pas non plus de dégager des tendances significatives, tout comme la pratique religieuse déclarée ne laisse pas apparaître de tendance permettant de tirer des conclusions sur le poids de la religion dans l’absence ou, au contraire, la tenue de propos de nature antisémite. Ce qui ressort en revanche très clairement des propos tenus par les interviewés, c’est la volonté de ne distinguer personne en fonction de son appartenance à un peuple ou à une religion. Ce discours revient régulièrement, par exemple celui de Tekim (H, 47 ans, turc, maçon, pratique modérée), qui ne voit « pas de différence entre chrétiens, Arabes, juifs », ou de Sadeg (H, 46 ans, d’origine algérienne, français depuis 5 ans, chauffeur de taxi, pratique symbolique), qui raconte que « quand on était en Algérie […] on s’est mis cette idée dans la tête que les juifs c’est des méchants, mais quand je suis venu en France mon esprit s’est bien ouvert, j’ai vu des gens, j’ai fréquenté des gens et j’ai dit : « C’est pas possible, il ne peut pas être méchant ce monsieur » avant d’affirmer qu’il n’y a pas de différences. Ou encore Arzu (F, 24 ans, turque d’origine, née en France, hôtesse d’accueil, non pratiquante), qui déclare qu’elle n’a « jamais rien eu contre les juifs ». Ces gens n’accordent donc aucune importance au fait que les gens soient juifs. De fait, pour ces cas-là, les réponses apportées aux questions posées témoignent d’une adhésion aux discours universalistes. Néanmoins, il convient de noter que certains entendent ou entendaient autour d’eux des propos contre les juifs, mais qu’ils ont réussi à s’extraire de ces visions pour se construire un avis personnel sur la question. D’autre part, si les propos ne sont pas de nature antisémite, cela n’exclut pas des représentations sur les juifs qui, si animosité il y avait, pourraient éventuellement être considérés comme relevant de cette catégorie. Ainsi Bruno (H, 42 ans, né en France, d’origine turque, ingénieur électricien, non pratiquant), est convaincu que son nom de famille a aidé son frère dans la finance ou encore Semani (H, 54 ans, d’origine marocaine, né en France, chauffeur de taxi, n’est plus musulman), qui affirme « qu’on sait qu’il y a beaucoup d’hommes politiques qui sont juifs, des médias, des journalistes » mais n’en tire aucune conclusion négative. Pour lui, les juifs réussissent et cela ne va pas plus loin.
En ce qui concerne les autres personnes constituant le panel, il est intéressant de noter que les propos, qui peuvent être qualifiés d’antisémites dans le sens où ils catégorisent l’ensemble d’une population en l’affublant de traits qui lui seraient spécifiques, relèvent principalement de préjugés que pourraient partager d’autres pans de la population française.
L’importance des préjugés
Les juifs sont solidaires
Le plus répandu des préjugés tient à l’entraide supposée des juifs entre eux, à leur prétendue solidarité, notamment professionnelle et financière. Marina (F, 19 ans, née en France, origine guinéenne, BTS, pratique intense) affirme ainsi que les juifs « s’entraident […], ils ne restent qu’entre eux », en prenant l’exemple du quartier juif de Sarcelles ; une jeune femme de Strasbourg (F, née en France, père algérien, mère française, non-croyante) relève également « qu’on n’a jamais vu un juif pauvre pousser une porte sociale car ce sont des personnes qui ont de l’entraide […], ils donnent et prêtent entre eux, c’est ce qui fait leur force », allant jusqu’à ajouter « qu’ils doivent choisir leur communauté avant la France ». De la même manière, pour une jeune Niçoise (F, 24 ans, née en France, origine algérienne, aide-soignante, pratique intense), « les juifs ont des sous, ils sont solidaires entre eux », ce que confirme Yassine de Marseille (H, 25 ans, plombier, né en France, d’origine algérienne, pratique épisodique) qui affirme lui aussi qu’« ils sont beaucoup solidaires entre eux ». Enfin, Fadia (F, 41 ans, née en Algérie, arrivée en France il y a 16 ans, vendeuse, pratique symbolique), après avoir affirmé la solidarité des juifs, ajoute : « Entre eux, c’est entre eux. C’est une communauté », finissant par préciser : « Nous, dans notre travail, même si c’était comme mes parents, ils ne m’ont jamais donné un poste que je méritais […]. Il y en avait qui avaient trente ans de boîte, elle [la patronne] ne leur a jamais donné un poste important, elle a préféré ramener quelqu’un qui était juif ». Dans ce dernier témoignage, le ressentiment social, très clair, induit une explication communautaire – les juifs se réserveraient les bons postes – pour donner du sens à ce qui, pour l’interviewée, n’en a pas.
Cette vision des choses nous permet d’avancer l’idée que ces interviewés ont une approche communautarisée des juifs et, peut-être au-delà, de la société. Plusieurs mettent ainsi en miroir cette supposée solidarité avec l’absence de cette même solidarité chez les musulmans. Les individus sont donc envisagés comme appartenant à un groupe, à une communauté, dont ils sont nécessairement acteurs, et non comme des individus exempts d’attaches communautaires. Quand on est juif, on est donc nécessairement inclus dans une communauté dont on est solidaire par tel ou tel acte ou moyen. C’est de cette manière que devraient agir les musulmans, également envisagés dans un aspect collectif et non individuel.
Nous pouvons constater que cette perception n’appelle pas nécessairement une jalousie ou un ressentiment et relève souvent d’un simple constat.
Les juifs ne se mélangent pas
À l’entraide et à la solidarité il convient d’ajouter l’idée que les juifs resteraient entre eux, ne se mélangeraient pas. À Marseille, Yassine (H, 25 ans, plombier, né en France, d’origine algérienne, pratique épisodique) constate que « la communauté juive, ils ont des quartiers à eux […] Ils ne vivent qu’entre eux, ils ont des écoles spéciales que pour eux, ils font leur vie ensemble dans leur coin, en fait ». À Strasbourg, Husseyn (H, 39 ans, né en France, d’origine turque, pharmacien, non pratiquant), qui dit n’avoir « aucun problème avec les juifs, car ils travaillent, sont éduqués », voudrait néanmoins qu’ils soient « plus ouverts car si les juifs pouvaient partager, j’ai l’impression qu’ils sont entre eux, les juifs restent entre les juifs comme leurs enfants » . Le ressentiment, notamment social ou professionnel, peut être à l’origine de cette idée, comme nous l’avons déjà vu pour Fadia (F, 41 ans, née en Algérie, arrivée en France il y a 16 ans, vendeuse, pratique symbolique), qui affirme ainsi que « les juifs aiment bien qu’une deuxième personne, si elle n’est pas juive, qu’elle soit en dessous ».
Toutefois, il faut également constater que les personnes interrogées n’identifient comme juifs que ceux qui sont visibles, c’est-à-dire les juifs religieux. Souvent, d’ailleurs, c’est la seule image qu’ils ont des juifs et ils ne les envisagent pas autrement que comme les tenants d’une religion. L’idée que les juifs puissent être un peuple au- delà de la croyance et de la pratique religieuse est quasiment absente des discours. C’est ainsi que certains envisagent même le sionisme comme un radicalisme religieux, allant jusqu’à comparer l’islamisme au sionisme comme le font Amine (H, 17 ans en filière pro, né en France, d’origine algérienne, pratique régulière) et sa mère, laquelle définit les sionistes comme « des terroristes. C’est comme nos intégristes à nous […] parce qu’ils tuent gratuitement ».
Mais cette vision des juifs, au-delà de l’ignorance, peut également témoigner d’une visibilité accrue des juifs religieux et donc d’une affirmation identitaire et communautaire qui devient visible et identifiable. C’est ainsi que certains interrogés parlent de « quartiers juifs », tels Yassine (25 ans), à Marseille, ou Marina (19 ans), à Sarcelles, témoignant peut-être là d’un phénomène de concentration géographique et donc d’une communautarisation accrue des juifs en France.
Les juifs et l’argent
Autre préjugé largement répandu dans l’ensemble de la population française et repris ici : les juifs seraient riches. Il n’y a rien de très original dans ce type de propos, et ce préjugé est largement répandu aussi bien dans les établissements scolaires que dans une partie conséquente de la population. Les juifs seraient donc nécessairement riches et très au fait de la finance et de l’économie. C’est l’idée de cette habitante de la région lilloise, qui a 53 ans et assure que « les grandes industries en France, ce sont des juifs ; ils ont un pouvoir économique », (F, d’origine algérienne, secrétaire de direction, pratique modérée) ou encore d’une Marseillaise (F, 45 ans, née en France, origine franco-turque, aide-soignante, n’est plus croyante) qui affirme que « les juifs ils sont beaucoup dans le domaine de la banque, boursier, médicaux, ils ont des situations assez hautes ».
Certains mettent en avant la volonté de réussir qui caractériserait les juifs, insistant sur le fait que les familles juives pousseraient à la réussite et aux études quand leur propre famille n’a jamais eu conscience de l’importance de cela. C’est, par exemple, ce qu’explique Sadria (dont les enfants vont à l’université), qui note que les juifs « sont instruits, ils font des études. Nous, c’est nos parents qui nous ont empêché de faire des études. Je m’en rappelle, dès que j’ai commencé à grandir, mon père m’a dit : “C’est fini l’école, tu restes à la maison et tu apprends à faire le ménage pour te marier”. » Une forme d’admiration, voire d’envie, peut alors poindre, toujours chez Sadria (F, née en France, algérienne, femme de ménage, pratique régulière), qui l’exprime ainsi : « Moi je leur dis chapeau. Ils font tout leur possible pour faire des études, lire. […] Les études, c’est les études pour eux. Dans des familles juives où j’ai travaillé, c’était toujours comme ça ».
Cette volonté de réussir se vérifierait également dans leur capacité à travailler, à consacrer un temps très important à leur vie professionnelle et donc à la réussite. Selon certains des interrogés, les juifs seraient des travailleurs, parfois avec un brin d’admiration. Pour Dalila (F, 61 ans, d’origine algérienne, non pratiquante), « c’est des travailleurs, ils s’unissent. Je pense que c’est des économistes. C’est des gens qui ont tellement souffert qu’ils n’ont qu’un but, c’est réussir et apporter ». Fadia (F, 41 ans, née en Algérie, arrivée en France il y a 16 ans, vendeuse, pratique symbolique) pense ainsi que les juifs « sont des bosseurs » et qu’ils ont « le pouvoir des affaires parce qu’ils ont de l’argent » et que ce serait « dans leur nature […], ils sont là à travailler et travailler ».
Cette vision n’est pas négative mais relève néanmoins de préjugés, dans la mesure où des traits de caractère et des manières de faire catégorisent une population dans son ensemble, qui est alors considérée comme particulièrement intéressée non seulement par la réussite mais évidemment aussi par l’argent. C’est ce que précise ainsi Dalila, qui avance que les juifs « veulent le pouvoir et donc l’argent », associant argent et pouvoir, tout comme le fait Djaoued (qui a moins de 30 ans), qui affirme que « c’est avec l’argent que les juifs ont réussi à avoir tout ça », c’est-à-dire à contrôler les politiques et les médias. (H, né en France, d’origine algérienne, mécanicien, non pratiquant).
Un discours politique qui va au-delà des préjugés
La recherche du pouvoir
Cette volonté d’avoir de l’argent s’inscrirait donc dans une recherche du pouvoir, financier, économique et politique. De fait, un nombre conséquent de gens interrogés insistent sur la puissance supposée des juifs, laquelle reposerait en premier lieu sur une puissance économique qui influencerait la politique des gouvernements. Certains considèrent que les juifs influencent la politique de la France ; d’autres, qu’ils « sont au gouvernement » ou « au pouvoir ». Ainsi, cette Niçoise (F, 42 ans, origine capverdienne et sénégalaise, mariée à un juif, cuisinière, non pratiquante) qui « pense que c’est parce qu’il y a beaucoup de juifs dans les médias et dans la politique qui fait qu’on ne veut pas trop les heurter pour faire en sorte qu’ils restent au pouvoir » et d’ajouter que cela ne la « dérange pas mais je constate qu’au niveau du pouvoir il y a beaucoup de juifs ». Plusieurs fois, le Premier Ministre Manuel Valls est cité nommément, non pas comme étant juif lui-même (une personne interrogée le qualifie néanmoins de juif) mais comme étant marié à une femme juive, ce qui, nécessairement, influerait sur la politique qu’il mène, et donc la politique de la France. Ainsi, pour cette aide-soignante marseillaise (F, 45 ans, née en France, origine franco-turque, aide-soignante, n’est plus croyante), « on est gouverné par des juifs […], Valls a épousé une juive. Ils sont partout. Même aux États-Unis ils sont partout. La plupart des présidents étaient juifs, sauf Obama, qu’ils ont traité de musulman », et d’ajouter, avec le plus grand sérieux : « On fait vite l’amalgame, on catalogue vite les gens ». Pour Mohamed de Lille (H, 34 ans, origine franco- marocaine, ambulancier, pratique intense), « c’est facile d’être un juif, c’est un avantage car pas mal de personnes d’origine juive ou de confession juive sont au gouvernement » ou encore pour cette Lilloise (F, 53 ans,d’origine algérienne, secrétaire de direction, pratique modérée), qui pense que « de toute façon, au niveau politique, il y a beaucoup de juifs ». Et, de fait, pour Marina (F, 19 ans, née en France, origine guinéenne, BTS, pratique intense), « Valls serait de confession juive ». Bien que n’étant plus au pouvoir, Nicolas Sarkozy est cité plusieurs fois comme étant juif lui-même afin d’illustrer la prétendue omniprésence juive au sein de la classe politique française.
C’est ce que pense l’aide-soignante marseillaise pour qui « Sarkozy c’est un juif ». L’idée évidemment généralement sous-jacente est qu’il existe un groupe constitué, les juifs en l’occurrence, imaginé comme un bloc soudé (on retrouve ici l’idée de l’entraide et de la solidarité supposées) par des intérêts nécessairement communs. Il est donc frappant de constater qu’une partie importante du groupe considère les juifs comme étant mus par une volonté de pouvoir, de puissance, qui n’aurait pour but que la gestion de leurs intérêts propres, dont on ne sait pas très bien d’ailleurs ce qu’ils sont, si ce n’est gagner de l’argent. Marina se demande « pourquoi le gouvernement fait tant de choses pour la communauté juive » et s’interroge pour savoir « s’ils ne se sentent pas redevables », mais elle ne sait pas de quoi, et semble alors convaincue que « tout ça c’est par intérêt ». Et d’ajouter qu’« il y a beaucoup de gens qui ont des idées sur les choses qui se passent dans le monde, que c’est lié aux juifs, qu’il y aurait un ordre mondial. Que c’est par intérêt qu’ils font ça. » Les juifs auraient donc du pouvoir et chercheraient à gouverner la France. C’est ce qu’avance aussi Nacira (F, d’origine algérienne, auxiliaire de vie, pratique intense, mère de trois enfants, qui ont entre 16 et 25 ans), qui pense savoir que les juifs, à travers le Crif, « veulent le pouvoir. Ils veulent être au pouvoir. Ils se montrent trop. Je pense qu’avec leur argent, parce qu’ils ont les moyens, c’est pour ça qu’ils en font un peu trop. […] Ils sont présents partout, ont leur mot à dire. » « Ça, c’est un peu un risque », ajoute-t-elle, précisant que « c’est un État français et c’est les juifs qui vont prendre le pouvoir, c’est un peu incompréhensible ». Ils exerceraient ainsi une pression, voire un chantage, sur l’État et sur les politiques, fonctionnant comme un véritable lobby.
C’est ainsi que Nacira pense que le gouvernement protège davantage les juifs qui « ne sont pas menacés comme nous maintenant », et le gouvernement agirait ainsi car au service des juifs qui le noyauteraient. Pour une femme de Lille, (F, 53 ans, d’origine algérienne, secrétaire de direction, pratique modérée), les juifs exerceraient « un chantage économique » qui lui déplaît. En effet, selon elle, les juifs jouent de leur « pouvoir économique, quand ils menacent de tout retirer en France pour aller s’installer en Israël, c’est des menaces. C’est ce qu’il s’est passé quand Manuel Valls a dit “Ne partez pas on va vous mettre les militaires”. Je me suis dit “marchands de tapis” là. S’ils veulent partir, qu’ils partent ». Ce discours, s’il n’est pas toujours aussi vindicatif, apparaît plusieurs fois et témoigne d’une analyse totalement erronée de la présence des militaires protégeant les institutions juives. De fait, le danger antisémite semble inexistant ou alors équivalent à celui qui menacerait les musulmans, ce qui entraîne une incompréhension des mesures de protection prises pour les uns et pas pour les autres, comme si des musulmans avaient été pris en otage, menacés d’attentats les visant expressément ou tués comme tels. On se rend bien compte ici que la réalité est ignorée ou n’est pas prise en compte, que la spécificité des attentats antisémites, par exemple à Toulouse ou à Paris, est totalement incomprise ou du moins ne veut pas être perçue. Il est donc frappant qu’une partie non négligeable des personnes interrogées mettent en avant le danger qui menacerait les « musulmans » de France, à l’égal de celui qui touche les juifs, et peu importe que les événements contredisent cette vision des choses. La mère d’Amine (H, en filière pro, né en France, d’origine algérienne, pratique régulière) explique ainsi que « quand on regarde bien par rapport aux attentats qu’il y a eu, on ne va pas protéger les églises, on ne va pas protéger les mosquées mais les synagogues et les écoles juives sont protégées. On ne va pas protéger les écoles publiques. Pourquoi on protège certains lieux et on n’en protège pas d’autres ? » Elle ajoute, comme pour donner une apparence universaliste à son questionnement : « Cette question, je ne me la pose pas en tant que musulmane, je me la pose en tant que Française ».
Ils sont ainsi plusieurs à ne pas comprendre la spécificité des attaques ayant visé les juifs, pouvant même aller jusqu’à considérer que l’attaque contre l’Hypercacher de la porte de Vincennes aurait pu avoir lieu dans n’importe quelle épicerie. Se sentant eux-mêmes stigmatisés, voire en danger, certains dénoncent la protection des lieux de culte ou communautaires juifs alors que les lieux musulmans ne sont pas protégés. Il est intéressant de noter que certains voient bien le danger antisémite venir de l’extrême droite, dans une sorte d’insécurité équivalente avec celle que vivraient les musulmans, mais que ce danger n’est jamais envisagé comme pouvant venir de personnes s’identifiant comme musulmanes.
Les juifs ne sont pas des Français
Cette équivalence se retrouve également dans la propension à dénationaliser les juifs de France, comme s’ils étaient dans la même situation que la majorité des « musulmans », à savoir originaires d’un autre pays et seraient donc nécessairement des immigrés ou des descendants d’immigrés en France, le pays d’origine ou « leur pays » étant Israël. Cherif (H, 64 ans, d’origine algérienne, arrivé à 4 ans, conciliateur, pratique régulière) considère ainsi que les juifs de France, dans le cadre du conflit israélo- palestinien, ne peuvent « pas être contre leur propre pays, ce n’est pas possible » ou encore monsieur S. (H, 46 ans, d’origine algérienne, français depuis 5 ans, chauffeur de taxi, pratique symbolique), très touché par les attentats antisémites, qui explique à ses clients juifs « qu’il ne faut pas avoir peur parce que si vous retournez à Tel-Aviv je pense que c’est plus dur là-bas qu’en France » comme si les juifs en France étaient citoyens israéliens en France. Lors d’une autre interview, une femme (F, 56 ans, fille de harkis, employée à La Poste, pratique moyenne) explique qu’à Marseille, « sur la rue de Rome, il y a beaucoup de boutiques de téléphonie, elles sont tenues par des juifs et vous regardez c’est des juifs qui y travaillent, c’est rare que ce soit des Français ». Fadia (F, 41 ans, née en Algérie, arrivée en France il y a 16 ans, vendeuse, pratique symbolique), très explicite, préfère ainsi que « le gouvernement soit français ; ni juif, ni musulman, ni quoi que ce soit. » À la question qui lui est posée de savoir s’il y a des juifs dans le gouvernement elle répond : « Je suis contre. La France c’est aux Français ».
Cette vision des juifs comme citoyens originaires d’un autre pays rejoint l’idée qu’un « Français » est nécessairement « blanc » et d’origine chrétienne. Le vocabulaire régulièrement employé par les élèves des collèges de banlieue dans lesquels je travaille témoigne de cet état de fait. Ils font ainsi la distinction entre les « Français » et eux- mêmes (alors qu’ils sont majoritairement français), considérant que s’ils le sont administrativement, ils sont d’abord autre chose. Il leur arrive ainsi de dire qu’en France il n’y a plus de Français, dans le sens où les espaces du vécu quotidien sont majoritairement peuplés d’immigrés ou de descendants d’immigrés. Les juifs deviennent ainsi une communauté parmi d’autres communautés immigrées ou étrangères à la France. Ces considérations peuvent s’avérer socialement importantes, car dénationaliser les juifs français, c’est leur enlever une part de leur légitimité à être là et, peut-être, au-delà du discours qui consisterait à dénoncer un traitement politique et social les favorisant, à se servir de cette dénationalisation pour se nationaliser soi-même, les juifs étant alors inconsciemment (ou consciemment, d’ailleurs) compris comme les agents empêchant l’intégration à la communauté nationale française. Il faut donc prendre la place et faire en sorte qu’ils ne soient plus « protégés ».
Une influence forte
Cette idée de la protection des juifs se double donc de celle qui accorde à ceux-ci un poids particulier, une capacité d’influence hors norme, qui pousseraient donc les gouvernants à accéder à leurs intérêts et à leurs demandes. Cette manière de penser met en lumière des mécanismes propres aux visions conspirationnistes et, de fait, considérer que les juifs influencent la politique du pays relève de cet imaginaire fantasmé propre aux considérations de type paranoïaque. Mais certaines personnes interrogées ont une vision politiquement plus structurée qu’une simple description imaginée comme un état de fait. Cette conception reprend l’idée de la recherche et de la volonté de puissance et de pouvoir sur un espace plus étendu (« ils gouvernent le monde »).
Sofia K. (F, 19 ans, née en France, d’origine algérienne et marocaine, étudiante en LEA, pratique intense) affirme ainsi que « les juifs ont du pouvoir […]. Ils prennent des décisions qui seront acceptées. Tout monde le sait. C’est eux, pas qui dirigent le monde mais presque. Comme ils sont riches, ils vont donner de l’argent pour que les gens fassent ce qu’ils veulent. » Au-delà de ces paroles, elle explique que ces idées sont diffusées « quand on parle avec des amis à l’école, pas spécialement des musulmans, de tout, des non-croyants, des croyants, etc. ». Elle est donc convaincue que « les juifs ont le pouvoir dans le monde » et « ils savent qu’ils sont puissants ». Fadia (41 ans) considère que les juifs « sont un peu partout dans le monde, un peu comme tout le monde mais eux plus. Ils sont attirés par le pouvoir, par l’argent, c’est entre eux », et elle ajoute qu’une amie lui a expliqué « qu’ils tiennent le monde, qu’ils sont partout et qu’ils ont un pouvoir ». Semani (H, 54 ans, d’origine marocaine, né en France, chauffeur de taxi, n’est plus musulman) explique que « beaucoup de Français, beaucoup de musulmans croient que c’est les juifs qui tiennent vraiment le monde. Ils sont dans les médias, les banques etc. ». Cette vision de la marche du monde relève bien d’une conception complotiste, les juifs dirigeant le monde et cherchant, par tous les moyens, à influencer la politique mondiale en leur faveur. Il est très intéressant de noter que le complot est donc bien juif et non autre chose, ce qui donne aux juifs et à la place qui serait la leur, dans l’esprit des quelques personnes qui expriment cette idée, un caractère obsessionnel inquiétant.
Les juifs tiennent les médias
Penser que les juifs dirigeraient ou chercheraient à diriger le monde révèle la construction d’un discours politique qui fait sens. Ils sont beaucoup plus nombreux à ne pas aller aussi loin et à ne pas construire un discours politique qui relève de cette cohérence, mais ils affirment néanmoins sans problème que les juifs utilisent les médias, notamment en France, pour faire passer leurs intérêts. Ils sont nombreux à considérer que les juifs tiennent les médias. Pour Amine (H, 17 ans, en filière pro, né en France, d’origine algérienne, pratique régulière), « la plupart des chaînes télévisées, ça leur appartient » ; pour une femme marseillaise (F, 45 ans, née en France, origine franco-turque, aide- soignante, n’est plus croyante), « les juifs tiennent les médias, beaucoup de secteurs » ; pour cette femme niçoise (F, 42 ans, origine capverdienne et sénégalaise, mariée à un juif, cuisinière, non pratiquante), « dans les médias ou même dans la politique il y a pas mal de juifs » ; pour cette autre Niçoise (F, 24 ans, née en France, origine algérienne, aide-soignante, pratique intense), « les juifs sont souvent favorisés par les médias, ils sont toujours victimisés par les médias. Les médias sont tenus par les juifs. Pour moi, c’est clairement tenu par les juifs, BFM TV tout ça ». Ce que confirme Djaoued (H, né en France, d’origine algérienne, mécanicien, non pratiquant) pour qui, « en France, c’est eux qui ont le monopole par rapport aux médias et tout ça, quand tu regardes c’est eux qui ont tout », et d’ajouter que « c’est avec l’argent qu’ils ont réussi à avoir tout ça » et qu’il le voit aux « chaînes de télévision déjà, on ne les voit pas mais quand on regarde qui est à la tête. Canal+ je crois que c’est un juif, TF1 aussi, M6 je crois aussi ». Ces juifs sont « quand même des personnes importantes, ils sont en place dans toute la France, ils ont des contacts, il faut connaître des ministres, ils connaissent du monde ».
Enfin, pour arrêter cette liste de citations qui pourrait être bien plus longue, évoquons cette femme de Marseille (F, née en France, d’origine marocaine, employée dans un supermarché, pratique modérée) qui considère qu’« ils en rajoutent les médias, des fois ils mentent. Sur les attentats, il y a des éléments je suis sûre à 6.000 % qu’il y a des trucs trafiqués. Des pistes qui se sont envolées mais non ça a brûlé des pistes. Je sais qu’il n’y a pas tout de bien vrai dans tout ça, il y a une part de mensonge, on cache des trucs. Je me fais une idée mais ils peuvent mentir, le présentateur il peut avoir un coup de fil qui lui dit “ça, tu ne le dis pas”. Cachés par le gouvernement, même le président de la République. Moi j’ai des doutes. » Toutefois, elle ne cite pas explicitement les juifs, elle dit ainsi, parlant des juifs dans les médias : « Je ne sais pas mais ça peut être vrai ».
Une vision conspirationniste
Ces considérations relèvent d’une vision complotiste dans laquelle les juifs, toujours considérés comme un bloc unitaire et non comme des individus indépendants les uns des autres, poursuivraient un ou plusieurs buts évidents ou cachés. Si certains font simplement état de propos tenus par d’autres, dans leur entourage immédiat ou professionnel, une partie conséquente des sondés tient elle-même aussi des propos de cette nature. Si certains n’argumentent pas au-delà de la simple recherche du pouvoir pour le pouvoir, donc d’un état de fait qu’ils n’inscrivent pas nécessairement dans un schéma plus général, d’autres vont plus loin en considérant qu’il s’agit de légitimer la politique israélienne vis-à-vis des Palestiniens ou de tromper la population sur les réels agissements supposés d’Israël ou des juifs. C’est ce qu’affirme une aide-soignante marseillaise (F, 45 ans, née en France, origine franco-turque, aide-soignante, n’est plus croyante) en disant que « les médias sont faits par des juifs, donc forcément ils ne sont pas pour l’État palestinien. Alors ils cachent, ils mentent », ce que corrobore une Niçoise (F, 42 ans, origine capverdienne et sénégalaise, mariée à un juif, cuisinière, non pratiquante) en affirmant que « quand il se passe des choses en Israël, on a l’impression que les médias prennent des positions où forcément les musulmans ont tort, alors que je pense qu’ils ont tort tous les deux. Je pense que c’est parce qu’il y a beaucoup de juifs dans les médias et dans la politique qui fait qu’on ne veut pas trop les heurter pour faire en sorte qu’ils restent au pouvoir ». Par conséquent, pour une partie non négligeable des interviewés, une vision du monde qui fait sens permet de donner des explications à ce qu’ils pensent ou croient voir et savoir.
Cette perception du monde et cette lecture des événements n’a rien de très original si l’on pense au développement, notamment sur les réseaux sociaux et Internet, des théories du complot au sein desquelles les juifs occupent une part conséquente de l’imaginaire conspirationniste. De fait, une partie importante des personnes interrogées fait ici référence à Internet comme outil d’information. Le discours complotiste de type paranoïaque dans lequel s’inscrivent finalement les propos rapportés n’est guère nouveau et nous avons une parfaite connaissance des discours idéologiques véhiculés non seulement par une partie de l’extrême droite française mais également par les islamistes radicaux, depuis la confrérie des Frères musulmans, avec Sayyid Qutb dans les années 1960, en passant par les propos de Ben Laden dans les années 2000 ou ceux tenus par l’État islamique aujourd’hui. Toutefois, si ces discours qui reprennent tous les mêmes invariants – d’une part, vision eschatologique, guerre finale entre l’islam d’une part et « les juifs » et, parfois, « les Croisés » ; d’autre part, antisémitisme rédempteur et vision obsidionale –, il n’en est pas de même des interviewés qui sont très peu nombreux, à l’image des élèves collégiens que je fréquente depuis dix- neuf ans, à avoir une pensée politique structurée de type idéologique, laquelle permet de donner un sens certain, et donc une grille de lecture, aux événements. Si quelques-uns tiennent des propos qui remettent en cause la véracité des événements de janvier ou novembre 2015, ils ne vont pas plus loin et ne proposent pas une lecture globale de type conspirationniste. Ainsi, B. Kada (H, 29 ans, opticien, français d’origine algérienne, pratique modérée), qui par ailleurs ne tient aucun propos qui pourrait être qualifié d’antisémite, avoue qu’il s’est « posé quelques questions, notamment sur un journal qui est très sécurisé, qu’il soit attaqué tout ça… ». Il y voit alors « peut-être une façon de créer une terreur sur un peuple pour pouvoir plus manipuler les gens par la peur » afin de « faire passer des lois souterraines ». L’aide-soignante marseillaise (F, 45 ans, née en France, origine franco-turque, n’est plus croyante), quant à elle, met « en doute l’histoire des kamikazes dans le Bataclan » et, plus en amont dans l’entretien, elle affirme longuement que les faits du Bataclan sont « étranges », tout comme ce qui s’est déroulé à l’Hypercacher, ajoutant qu’ « il y a un survivant qui n’a jamais vu le tueur, que ce n’était pas Coulibaly, qu’il ne l’a jamais vu, alors ça remet quand même en doute beaucoup de choses. Celui qui a dit ça, c’est un juif, il ne va pas mentir… ». Elle finit par ajouter que « les médias attisent tous cette haine » et pense que « c’est voulu par les juifs, je n’en démordrai pas. C’est politique. C’est fait pour que les gens se tapent dessus. De toute façon, les médias sont tenus par des israélites. Quand vous voyez des directeurs de chaîne, ce sont tous des juifs, les médias sont tenus par des juifs […]. Eux, ils attisent. Ils ne peuvent pas s’en passer, c’est comme ça ».
Si seuls deux des interviewés laissent ainsi entrevoir une vision idéologique qui rejoint les discours véhiculés par la propagande islamiste ou d’extrême droite, il est néanmoins frappant de constater qu’un nombre conséquent de personnes fait état de considérations de type conspirationnistes sans s’inscrire dans une vision globale et idéologique mais en véhiculant toutefois des pans entiers de ce type de pensées et de considérations : les juifs et les médias, les juifs et l’argent, la finance et/ou l’économie, les juifs et la politique et/ou le monde politique…
Face à l’antisémitisme
La question de l’antisémitisme, de son actualité, de sa réalité en France est un sujet abordé lors des entretiens. Les réponses à la question de savoir s’il est plus facile ou plus difficile d’être juif ou d’être musulman en France aujourd’hui permettent de tirer quelques enseignements intéressants.
Antisémitisme versus islamophobie
Tout d’abord, une partie du panel considère qu’antisémitisme et islamophobie sont équivalents en termes de présence et de danger dans la société française. Certaines personnes disent ne pas comprendre – au sens d’« accepter » – les manifestations d’antisémitisme ou vont même jusqu’à dénoncer les clichés véhiculés sur les juifs. Certaines disent avoir été touchées et émues par les agressions antisémites, notamment celle perpétrée par Mohammed Merah à Toulouse, en mars 2012, ou encore par le meurtre d’Ilan Halimi.
On trouve également parmi les gens qui mettent l’antisémitisme et l’islamophobie sur un pied d’égalité en termes de danger, des personnes qui véhiculent par ailleurs des préjugés antisémites, voire un discours plus construit politiquement. Ils ne nient donc pas la réalité de l’antisémitisme tout en tenant des propos qui pourraient en relever. De fait, cela confirme l’idée que les discours antisémites ne sont pas tous, loin s’en faut, idéologiquement et politiquement structurés, ni même conscientisés, et semblent souvent relever de préjugés ou d’idées reçues qui ne forment pas un bloc discursif politique affirmé et solide.
D’autre part, et c’est un second point très intéressant, nous notons qu’une partie importante des gens interrogés considère que ce que qu’ils nomment l’« islamophobie » est plus importante en France et plus gravement implantée que l’antisémitisme. Le sentiment que la situation des musulmans de France s’est aggravée depuis janvier 2015 est partagée par une grande majorité des interviewés. Certains ont peur d’être agressés ou se sentent en danger, d’autres parlent d’une véritable stigmatisation de l’islam et certains sont convaincus qu’il y a de nombreuses agressions, dont ils ont entendu parler et que la presse ne relaterait pas. L’idée que les regards réprobateurs, voire agressifs, notamment visant les femmes voilées, se sont multipliés, revient souvent. Ils sont ainsi nombreux à considérer qu’un musulman est plus en danger en France aujourd’hui que ne le serait un juif, et certains considèrent qu’on ne dit pas tout sur l’islamophobie, que les médias cacheraient ou minimiseraient la réalité. Parmi ces personnes, un peu moins de la moitié estiment que les juifs en font trop, qu’ils en rajoutent quant à l’antisémitisme et à la victimisation.
Il n’y a pas la même liberté d’expression
Il est donc logique que l’idée du « deux poids deux mesures » soit très présente. Ainsi, Yassine, de Marseille (H, 25 ans, plombier, né en France, d’origine algérienne, pratique épisodique) dit que ce n’est pas nécessairement de l’antisémitisme quand un juif est agressé mais que « c’est sûr qu’au niveau des juifs, la moindre des choses, on va parler d’acte antisémite », et d’en conclure « qu’ils sont défendus, protégés » car « si la même chose arrive à quelqu’un d’autre, personne ne va en parler ». Pour une autre interlocutrice (F, 45 ans, née en France, origine franco-turque, aide-soignante, n’est plus croyante), « dès qu’un juif est agressé, alors là c’est la cata, c’est l’horreur, tout le monde saute au plafond, mais un arabe est agressé, rien ».
Pour Djaoued (H, né en France, d’origine algérienne, mécanicien, non pratiquant), les politiques sont soumis à l’influence des juifs qui, eux-mêmes, chercheraient à détourner ceux-ci des musulmans. Il affirme ainsi que Manuel Valls « a un double visage, surtout depuis qu’il est rentré au gouvernement. Avant, quand il était juste maire d’Évry, ça se voyait, quand il venait dans les cités pour dire “Je suis avec vous les musulmans etc.”, et après quand il a vu qu’il commençait à avoir un peu d’importance, il est passé à l’extrême directement. Il a oublié les musulmans, il est parti. Il a fait des promesses à certains, mais après il va de l’autre côté […]. Il les a abandonnés. […] Quand je dis de l’autre côté, c’est du côté des juifs et tout ça, pour en avoir encore plus ».
Ainsi, les juifs seraient mieux vus que les musulmans en France, et cette situation serait liée au fait que les juifs seraient protégés ou soutenus par l’État et/ou les médias. Ils feraient en sorte d’attirer l’attention sur les actes antisémites afin que les pouvoirs publics prennent plus en compte les juifs que les autres. Ces considérations peuvent ici rejoindre l’idée de la mainmise des juifs sur les médias et répondraient alors à un des buts que se seraient fixés les juifs : obtenir ce qu’ils veulent par un entretien de leur victimisation. Ainsi, pour cette jeune Niçoise (F, 24 ans, née en France, origine algérienne, aide-soignante, pratique intense), « les juifs sont souvent favorisés, par les médias, ils sont toujours victimisés par les médias », et elle explique ce constat par le fait que « les médias sont tenus par les juifs. Pour moi c’est clairement tenu par les juifs, BFM TV et tout ça ». Une personne interrogée, Nacira (F, d’origine algérienne, auxiliaire de vie, pratique intense), va jusqu’à affirmer ainsi que les juifs auraient peur de la menace que feraient peser les musulmans sur leur situation politique et sociale. Elle considère ainsi que « le juif se protège des musulmans parce qu’ils respectent très bien leur religion, veulent avancer dans la vie alors ils ont toujours peur d’eux parce que le musulman a un potentiel ». « Le juif » chercherait alors à l’empêcher d’arriver là où il veut aller.
Le Proche-Orient
Le sujet du Proche-Orient et de la Palestine, amené par les questions, est très présent dans les interviews comme élément explicatif des tensions en France, et la plupart des interviewés font état d’un soutien, ne serait-ce que moral, à la cause palestinienne. Toutefois, le conflit ne semble pas être la raison première, ni des préjugés ou des discours qualifiables d’antisémites ni des considérations conspirationnistes.
Les moyens de formation et d’information
La référence à Internet et aux réseaux sociaux est importante, notamment pour ceux, jeunes, qui se disent pratiquants et qui affirment aller y chercher les informations dont ils ont besoin. Certains expliquent également y avoir trouvé des informations sur les juifs. De fait, les propos de nature conspirationniste, qu’ils concernent le pouvoir supposé des juifs dans les médias, en politique ou dans l’économie mondiale sont devenus des lieux communs sur Internet et se diffusent à très grande vitesse, comme en témoignent ainsi ces entretiens. Nous noterons enfin que Dieudonné est peu présent dans les interviews.
Conclusion
Le dépouillement de ces interviews nous permet de mettre en avant plusieurs informations qui rejoignent les observations faites depuis près de vingt ans, notamment auprès de mes élèves.
La première information tient au fait qu’on ne peut affirmer que l’antisémitisme, que cela aille du simple préjugé à la vision idéologique, soit généralisé dans une population qui se définit ou qui est définie comme musulmane, par la croyance, la pratique ou la culture.
La deuxième information concerne le poids et l’importance des préjugés, qui sont présents dans la société française et n’apparaissent donc pas comme une spécificité propre à la population « musulmane ». Ces préjugés (solidarité, richesse, enfermement communautaire) peuvent être énoncés sans pour autant que l’interviewé fasse état d’une animosité particulière. C’est comme s’il s’agissait d’évidences partagées par tout un chacun et qui n’appellent pas d’autres considérations qu’un simple constat que tout le monde pourrait faire. De fait, les gens qui tiennent ces discours ne semblent pas être conscients de véhiculer des lieux communs de nature antisémite. Il est d’ailleurs probable que si on leur faisait remarquer, ils pourraient tout à fait s’en défendre.
La troisième information complète la précédente dans le sens où les discours de type idéologique qui proposent une vision articulée et politiquement cohérente des événements français ou planétaires à l’aune d’un prisme antisémite sont très minoritaires. Pour le dire autrement, les discours idéologiques de l’islamisme radical semblent peu intégrés ou repris, voire peuvent être rejetés, par une majorité des interviewés.
La quatrième information nuance la troisième car il faut souligner l’importance remarquable des discours reprenant des éléments typiques de la pensée conspirationniste, laquelle est partie intégrante des discours islamistes radicaux. L’idée que les juifs tiennent les médias français est particulièrement répandue et ne peut qu’inquiéter au regard des conclusions qui peuvent en être tirées. Nombre des personnes interrogées adhèrent donc à des considérations de type complotistes, mais sans en épouser la globalité, ni en les articulant nécessairement avec une vision politique structurée. Néanmoins, nous ne pouvons qu’attirer l’attention sur la construction d’un discours dont certains ressorts relèvent de la paranoïa et d’une vision obsidionale, laquelle peut fournir des clefs explicatives simples, commodes et faisant sens à des événements qui bousculent, individuellement ou collectivement. La viralité de la Toile joue ici un rôle considérable.
On a pu montrer que son utilisation accroît, par le principe du biais de confirmation (je vais chercher l’information qui va confirmer ce que je pense) l’ancrage des idées conspirationnistes. 2 L’adhésion importante à ces considérations ne peut qu’inquiéter en ce qu’elle représente une vision déformée et fantasmée de la réalité, et peut alors être une étape d’une construction politique donnant du sens à ce qui paraît ne pas en avoir. La pensée conspirationniste, qu’elle présente une cohérence ou non, peut être considérée comme un passage vers la mise en place d’un discours politique cohérent qui fait sens. Les préjugés et considérations de nature antisémite, omniprésents dans ces discours, ne peuvent qu’inquiéter.
Enfin, la cinquième et dernière information nous donne à entendre un discours ancré dans une vision communautarisée de la société, dans le sens où, très majoritairement, les personnes interrogées, non seulement s’inscrivent elles-mêmes dans une communauté d’appartenance, notamment religieuse, mais surtout voient la société comme une juxtaposition de communautés qui coexistent, sur le mode anglo-saxon. De fait, les « musulmans » ou les « Arabes », mais aussi les « chrétiens » (parfois confondus avec les « Français ») et évidemment les « juifs » sont vus comme autant de groupes mus par des intérêts particuliers qui ne coïncident pas nécessairement avec l’intérêt général. Les faits et actes sont donc analysés à l’aune de cette vision de la société française, bien éloignée de la conception républicaine de la nation.
“Entre juifs et Arabes, on est cousins éloignés, mais on est cousins”
Dominique SCHNAPPER
Sociologue, membre honoraire du Conseil constitutionnel et présidente du musée d’art et d’histoire du judaïsme et de l’Institut d’études avancées de Paris.
Si les données recueillies dans cette enquête confortent les résultats d’autres études, elles les nuancent. À l’instar de la société française dans son ensemble, des stéréotypes demeurent chez les jeunes musulmans vis-à-vis des juifs.
Voir Günther Jikeli, European Muslim Antisemitism. Why Young Urban Males Say They Don’t Like Jews, Indiana University Press, 2015, 256-270.
La permanence des stéréotypes
Ce qui est le plus frappant, c’est la permanence des stéréotypes, unanimement affirmés, avec les thèmes les mieux connus et les plus constants : le pouvoir et la solidarité. On les retrouve avec des formulations qui varient assez peu chez toutes les personnes interrogées : les juifs ont du pouvoir, ils réussissent dans la vie, ils connaissent les hommes politiques, ils dirigent tous les médias (par ailleurs unanimement dénoncés), ils savent faire du commerce, ils s’y connaissent dans les choses de l’argent et ils sont solidaires les uns des autres. Mais ces formules sont aussi ambiguës : on souligne, par ailleurs, et souvent dans les minutes qui suivent, que les juifs sont discrets et que ce sont de gros travailleurs qui méritent leur réussite. Les musulmans interrogés expriment à la fois de l’admiration et de l’envie à l’égard de ce qu’ils perçoivent unanimement comme la réussite sociale des juifs, alors qu’eux-mêmes se disent « au bas de l’échelle ». Ils attribuent cette situation soit au fait que les musulmans ne travaillent pas assez, soit au fait qu’ils ne savent pas se conduire de la manière qui est nécessaire pour réussir. Cette ambivalence à l’égard des juifs se manifeste par des discours éventuellement contradictoires.
En même temps, on remarque rarement des propos directement antisémites. On ne trouve pas non plus les thèmes ancestraux du meurtre rituel ou de l’accusation de déicide (il est vrai que c’est un thème d’abord chrétien). Les « raisons religieuses » ne sont évoquées que rarement, et cela sans autres précisions. Notons aussi que l’aspect physique (sous la dénomination de « race » ou de simples traits particuliers) n’est jamais évoqué, ce qui avait déjà été remarqué par d’autres chercheurs. La situation d’enquête ou le choix des interviewés ont-ils limité ces modes de pensées ou bien sont-ils devenus étrangers à la société actuelle ? Il faut noter que les interviewés les plus favorables aux juifs attribuent à leur propre milieu des propos antisémites qu’eux-mêmes déclarent ne pas partager. On peut penser qu’ils ont intériorisé la norme condamnant les propos antisémites dans notre société, seul l’antisionisme pouvant être légitimement revendiqué.
Dans tous les cas, la formulation des stéréotypes s’accompagne soit de l’affirmation que l’interviewé ne connaît personnellement aucun juif, soit de l’évocation des bonnes relations personnelles qu’il entretient avec des juifs, qu’il s’agisse de relations de travail ou même de relations d’amitié. Dans ce dernier cas, il y a plus de chance que l’interprétation des stéréotypes soit positive. Il faut noter qu’on ne trouve aucune mention de relations concrètes difficiles avec les juifs, bien qu’il soit difficile de dire s’il s’agit d’une description de la réalité ou du souci d’être prudent et de se « dédouaner » de tout antisémitisme.
Günther Jikeli a distingué chez les musulmans quatre types d’argumentation antisémite qui ne se réduisent ni au conflit israélo-palestinien ni à l’identité musulmane : l’antisémitisme « classique » (le « complotisme » et les stéréotypes comme « les juifs sont riches », etc.), les opinions négatives se rapportant à Israël (affirmations du type « les juifs/ les Israéliens tuent des enfants »), les opinions négatives justifiées par une identité musulmane ou ethnique ou une référence à l’islam (« les musulmans n’aiment pas les juifs ») et les opinions négatives irrationnelles (sentiment qu’il est « tout naturel » de haïr les juifs ou d’utiliser le terme « juif » comme une insulte)1. Le matériel recueilli ne permet pas de retrouver ces différents types, les propos relevant souvent de ces différentes logiques.
Si les stéréotypes existent toujours, ils sont jugés de manière plus ou moins positive ou plus ou moins négative.
Les stéréotypes jugés de manière plutôt positive
L’interprétation plutôt positive fait partie d’une attitude positive à l’égard de la France en général, de la liberté qui y règne ainsi que de la condamnation des formes les plus visibles de la référence religieuse dans l’espace public. Elle s’inscrit à l’intérieur d’une appréciation positive de la France et de la modernité : la liberté, l’égalité, etc. Plus largement, elle traduit le projet d’intégrer la société qui se conjugue avec l’accès à la modernité, le refus des « barbus » ou des religieux sectaires et la condamnation des signes ostentatoires de la référence musulmane, en particulier du voile intégral. À ce propos, les interviewés rappellent volontiers la nécessité d’exprimer ses convictions et ses pratiques religieuses de manière discrète : « J’ai plus les valeurs de la France, la liberté l’égalité, je suis libre de m’exprimer, libre de sortir avec qui je veux, libre de ma religion […]. J’adore leur religion [des juifs], c’est les plus sages, pour moi. On ne les entend pas, ils font leur travail, ils sont dans leur coin. Après la Seconde Guerre mondiale, ils ont su surmonter tous leurs problèmes. C’est un peu fantastique pour moi, je me demande comment ils ont fait, quel est leur secret. C’est impressionnant comment ils sont arrivés à aujourd’hui » (F, 24 ans, née en France, d’origine turque, hôtesse d’accueil, non pratiquante).
« La France, je suis très heureux ici, je suis bien, c’est mon pays de cœur aujourd’hui, je me considère comme Français, être Français c’est le cœur, supporter le pays, travailler pour le pays […]. Les juifs, ils n’ont pas de distinction spéciale, pour moi, le juif, c’est un chrétien, ils n’ont rien de spécial, c’est un Blanc. Pour moi, les juifs, ils sont très bien, des bosseurs, des travailleurs, ils sont là pour participer au développement du pays » (H, Camerounais, en France depuis six ans, BTS en alternance chez EDF, non pratiquant).
« Les juifs, je leur tire mon chapeau, ils sont généreux, je serais fier d’être juif. S’ils sont riches, c’est qu’ils travaillent » (H, 21 ans, Algérien, en France depuis trois ans, non pratiquant)
« Les juifs sont des gens comme nous, ils travaillent, ils ont les mêmes habitudes que les musulmans, pourquoi on reproche aux juifs ? » (F, née en France de parents algérien et marocain, employée à Intermarché, pratique symbolique).
« Ils sont plus forts que nous en tout, ils sont plus riches, de bons postes, médecins, etc., ils sont plus respectés que nous. Pour moi, c’est juste car si je vois quelqu’un qui est arrivé, qui est bien placé, je le respecte et c’est normal. Dans les quartiers, on trouve que les Maghrébins ou les Marocains, mais pas les juifs, ils travaillent plus que nous et donc sont mieux logés que nous » (F, 49 ans, d’origine marocaine, employée dans la restauration, pratique modérée).
Chaque fois que des relations interpersonnelles se sont effectivement établies, elles sont jugées bonnes et parfois très bonnes. En même temps, les interviewés font écho à l’antisémitisme qui règne dans leur milieu – ne serait-ce, dans certains cas, pour s’en désolidariser. Certains d’entre eux, évoquant l’antisémitisme de leur société d’origine, disent avoir évolué sur ce sujet à la suite de leur séjour en France et avoir cessé d’être hostiles aux juifs : « Moi je n’ai rien contre eux, j’ai des amis juifs, aucun problème. Mais après, on va dire qu’en France, c’est eux qui ont le monopole par rapport aux médias et tout ça, quand tu regardes, c’est eux qui ont tout. C’est avec l’argent qu’ils ont réussi à avoir tout ça. C’est quand même des personnes importantes, ils sont en place dans toute la France, ils ont des contacts, il faut connaître des ministres, ils connaissent du monde. Pour moi, les juifs ont tout compris. Ils sont implantés partout, que ce soit en France ou même ailleurs. Ils ont de l’argent, ils ont beaucoup de contacts, ils ont compris, ce n’est pas comme nous les Arabes. Les Arabes, nous, on est vraiment restés au bas d’échelle » (H, 30 ans, d’origine algérienne, mécanicien,non pratiquant).
« Moi, je m’entends très bien avec mon ami juif, avec sa famille, ce sont des gens respectueux, ils ne m’ont jamais insulté de terroriste […], entre nous il n’y a aucune tension » (H, d’origine algérienne et marocaine, étudiant 1re année de BTS en informatique, pratique modérée).
« Je ne connaissais pas de juifs. C’est quand je suis venue en France que j’ai eu des contacts avec eux et jusqu’à présent je n’ai jamais eu de problème avec un juif, j’ai toujours été bien respectée. Je travaillais avec eux, on se parle. Il y a une personne âgée, on discute ensemble, on parle, on rigole. Donc quand ils disent que les juifs n’aiment pas les Arabes, moi je dis qu’ils sont respectueux » (F, 50 ans environ, née en France, d’origine algérienne, auxiliaire de vie, pratique modérée).
« Mon patron était juif, je n’avais pas mes papiers et il m’a beaucoup aidé, je n’ai rien à reprocher à aucune religion. Il y en a beaucoup qui n’aiment pas les juifs, je ne sais pas pourquoi. […] Ils m’ont même aidé à trouver du travail […]. J’ai changé mon idée quand je suis venu en France, mon esprit s’est bien ouvert, j’ai vu des gens, j’ai fréquenté des gens et j’ai dit : “C’est pas possible. Il ne peut pas être méchant ce monsieur alors qu’il ne m’a fait que du bien” » (H, 46 ans, originaire d’Algérie, en France depuis seize ans, chauffeur de taxi, pratique symbolique).
« C’est vrai qu’il y a certaines personnes qui viendraient chez moi, je ne pourrais pas parler des juifs. Peut-être qu’ils ne les aiment pas, on le ressent, ils sont peut-être envieux ? – Quels sont leurs arguments ? – Dire qu’ils sont partout, dans le gouvernement, dans les médias, chez les journalistes, les banques. C’est vrai que maintenant je me pose la question. C’est vrai qu’ils sont un peu partout, mais tant mieux, ils ont bien réussi, tant mieux. Avant je travaillais au marché Saint-Pierre, beaucoup avec des juifs et c’est vrai qu’ils aiment bien gagner de l’argent, les patrons à 90%, c’est des juifs. Cela se passait très bien, j’ai toujours gardé des bons contacts, Ils m’appellent toujours quand ils ont une course. Certains Français musulmans sont jaloux, il y a un peu de jalousie partout, j’ai des amis juifs. […]
Il y a quelque chose qui m’a fait du bien, j’ai un ami qui m’a envoyé une carte d’invitation pour un mariage, c’est un juif. Je vais y aller, ça me fait plaisir. Après les attentats, j’ai appelé en priorité mes amis juifs pour savoir s’il ne leur était rien arrivé » (H, 45 ans environ, originaire du Maroc, chauffeur de taxi, en France depuis l’enfance, non pratiquant).
« Quand je parle avec des personnes différentes, chaque fois, c’est les mêmes choses qui reviennent : “Ils sont partout.” » La mère de l’interviewé affirme de son côté lors du même entretien : « Les juifs contrôlent un peu le monde, pour moi ils sont un peu partout. Je ne dis pas que c’est tous les juifs, il y a des juifs que je côtoie, je marche avec eux, mais il y en a franchement comment ils pensent… » (H, lycéen en électrotechnique, né en France, originaire d’Algérie, pratique épisodique).
« Ma fille est coiffeuse dans un quartier juif, ils sont sympathiques, très ouverts et n’imposent pas le religieux, les musulmans sont plus dans les propagandes, même dans la rue ou les magasins […]. J’ai toujours entendu que les musulmans n’aiment pas les juifs ou le contraire aussi. J’ai plutôt entendu que c’était les musulmans qui n’aimaient pas les juifs, par mes oncles, cela date de beaucoup d’années et je n’ai jamais compris pourquoi. Mais mon père ne pensait plus comme ça, ça arrivait qu’on en parle, ce n’était pas tabou, il les aimait bien, les acteurs juifs […]. La dernière fois, on se disait avec ma fille qu’on n’a jamais vu un pauvre juif pousser une porte sociale, car ce sont des personnes qui ont de l’entraide, pour l’avoir déjà vu, les riches ne sont pas radins, ils donnent et prêtent entre eux, c’est ce qui fait leur force. C’est leur choix, donc cela ne me gêne pas, je ne dirai pas que c’est bien. Je pense qu’ils doivent choisir leur communauté avant la France, je n’ai jamais discuté de ça avec eux, mais je pense que cela doit être le cas. C’est vrai, les médecins, par exemple, ce sont des juifs, c’est vrai que c’est des personnes qui ont une belle place dans la société. Je me dis qu’ils méritent leur place, s’ils se sont battus pour l’avoir, c’est à eux » (F, 50 ans environ, née en France, père algérien, mère française, profession non précisée, non pratiquante).
« C’est comme ça, ils ont la connaissance, Dieu leur a donné la faculté de la science, de la diplomatie en médecine. Vous verrez plus de médecins juifs qu’Arabes » (H, 46 ans, originaire d’Algérie, arrivé en France à l’âge de 4 ans, pratique régulière)
Tous disent que, par cette tolérance au moins relative, ils sont en désaccord avec leur milieu et que la situation a beaucoup changé depuis la génération précédente. Les plus âgés sont d’ailleurs étonnés et même choqués par l’évolution des plus jeunes : « La tension avec les juifs se passe de génération en génération, ça ne passera pas, c’est des choses qui durent depuis des temps et des temps mais on n’en connaît pas la raison… mais au quotidien je ne le vois pas » (F, 56 ans, fille de harkis, employée à La Poste, pratique moyenne).
Même l’interprétation négative, qui est le plus souvent le fait de pratiquants, fait allusion à un cousinage culturel : « Déjà entre juifs et Arabes, on est cousins éloignés, mais on est cousins » (H, 46 ans, originaire d’Algérie, arrivé en France à l’âge de 4 ans, pratique régulière).
« On a à peu près la même culture et on ne comprend pas pourquoi il y a ces guerres. Les chansons, la cuisine, c’est la même que nous, on se comprend. Tout est fait pour qu’il y ait la guerre alors qu’on devrait être unis » (F, 61 ans, née en France, d’origine algérienne, sans profession, non pratiquante).
« C’est une religion que je respecte parce qu’on est un peu cousins par rapport à deux prophètes. Il y a le sang. On est cousins, eux le savent bien et nous aussi. Nous deux on respecte les deux religions ; ce qui se passe en Palestine, c’est pour les terres, pas pour les religions. Il y a le sang un peu mélangé entre juifs et musulmans. » Mais un peu plus tard dans l’entretien : « Ils veulent rester un peuple à part, je n’ai jamais vu qu’ils ont des amis chrétiens, ils se mettent trop à part » (F, 50 ans, auxiliaire de vie, d’origine algérienne, pratique intense, voilée).
Chez tous, on retrouve la critique de la politique israélienne, mais beaucoup de prudence dans l’expression du jugement politique.
Autre sentiment unanimement exprimé, le regard des Français a changé sur les musulmans depuis les événements terroristes. Les gens ont peur et, selon eux, regarderaient tous les musulmans en les prenant pour des terroristes. De sorte que, s’ils admettent que les juifs ont des difficultés, ils pensent que c’est moins difficile d’être juif que d’être musulman aujourd’hui en France. S’ils condamnent les attentats, ils sont unanimes à dire que l’islamisme qui conduit aux attentats n’est pas l’islam.
Les stéréotypes jugés de manière plutôt négative
L’interprétation négative est liée à une perception de la société et des événements en termes de complots. C’est souvent le cas des plus jeunes et des plus pratiquants. Une seule interviewée formule des jugements directement antisémites : « Les attentats, c’est voulu par les juifs, tous directeurs de chaînes, les médias sont tenus par les juifs […], ils sont partout […], ils se sentent supérieurs aux autres […], ils ne se mélangent pas » (F, 45 ans, originaire de Turquie, aide-soignante, non pratiquante).
Mais assez nombreux sont ceux qui formulent des positions moins tranchées mais nettement hostiles : « C’est facile d’être juif, c’est un avantage, ça, pas mal de personnes d’origine juive ou de confession juive au gouvernement. L’ancien patron du FMI, regardez son nom, Strauss-Kahn. […]. Le juif, quand il cherche du travail, le plus souvent dans sa famille, il y en a toujours un qui tient un magasin, et avec le réseau, ce sera plus facile, il travaille en famille, il s’aide beaucoup, c’est plus facile car déjà le peuple juif, et c’est l’histoire qui le dit, c’est un peuple errant, pour ça que ce sont de plus commerçants, ils ont le business en eux » (H, 34 ans, né en France, d’origine marocaine, auxiliaire ambulancier, pratique régulière).
Non seulement ces interviewés n’expriment pas d’attachement à la France, mais ils considèrent que les attentats comme les relations entre juifs et musulmans sont les produits d’une « arnaque », ils vivent dans une conception du monde de type « complotiste » et mettent en question toutes les informations : « Tout cela c’est de l’arnaque. Pourquoi il laisse sa carte d’identité dans la voiture pour les attentats de janvier 2015 ? Dans tout ce qui s’est passé, le 11-Septembre, Charlie Hebdo et le Bataclan, tout, c’est que de l’arnaque, c’est une arnaque, par exemple on apprend que Ben Laden a travaillé avec la CIA, a fait des affaires avec eux. Comment vous expliquez que deux gars arrivent à tuer comme ça ? Même les flics ont dit que c’est du travail de professionnel, pour moi les deux personnes qui ont fait le carnage et les deux personnes qui ont fini dans l’imprimerie, ce ne sont pas les mêmes » (H, 34 ans, né en France, d’origine marocaine, auxiliaire ambulancier, pratique régulière).
« Ils divisent pour régner un ordre mondial. Ils ont envie de faire régner un ordre mondial et les gens n’ont pas envie de se laisser faire […]. À chaque fois qu’il y a un attentat, on dirait qu’ils prennent les gens pour des nuls un peu : “Il est parti tirer là- bas, on a retrouvé son passeport ici.” Pour moi, ce sont des coups montés. Même le jour de Charlie Hebdo, c’est bizarre. Après, moi, je me dis que les gens ne sont pas morts et tout ça, mais je ne sais pas… […] Des fois je doute un peu, je me dis que peut-être il y a des gens qui sont fous pour faire ça, mais à ce point-là d’être renseigné comme ça, c’est bizarre, c’est sûr qu’ils sont avec l’État. Même comment ils tuent les gens, on dirait que c’est des mecs entraînés… » (H, en filière pro, né en France, d’origine algérienne, pratique régulière).
« Ils ont du pouvoir, regardez aux États-Unis, ce sont eux qui sont dans les grandes décisions, ils soutiennent Israël. Comme c’est la première puissance, on les protège car les grands lobbys, les grandes puissances sont juifs, ce qui fait qu’ils contrôlent la plupart des grands secteurs et donc si on contrôle les États-Unis, on contrôle le monde » (H, 39 ans, d’origine turque, six ans de médecine, pratique régulière, alévi).
Même un modéré, prônant la concorde générale et pratiquant régulier, pense que l’on manipule tout le monde et qu’on monte les juifs et les musulmans les uns contre les autres : « Ces tensions viennent de la manipulation. Des deux côtés. On manipule les musulmans et les musulmans, on les monte contre les juifs ou on manipule les juifs pour les monter contre les musulmans » (H, 45 ans, né à Mayotte, en France depuis trente ans, pratique régulière).
« Deux poids deux mesures »
Ce qui est frappant, c’est que, quelle que soit leur interprétation, tous pensent qu’on en fait trop pour les juifs, qu’on les protège plus que les autres. Même une interviewée, très favorable aux juifs qu’elle admire et fréquente par ailleurs, juge qu’on ne protège pas autant les églises et les mosquées que les synagogues. Le thème du « deux poids deux mesures », évoqué par tous, traduit ce sentiment de concurrence dans les revendications de victimes et le sentiment d’humiliation d’être « en bas de l’échelle » : « Quand il y a des événements, le jour même il faut qu’on les aide. Il y a eu les attentats, tout de suite on a protégé les synagogues. On aurait pu protéger les grands centres commerciaux, d’autres lieux où le peuple est là. Pour moi, c’est d’abord eux, et c’est le seul défaut que je trouve chez eux […], dès qu’ils demandent quelque chose, ils l’ont. Ils ont besoin de rénover quelque chose dans une commune, la mairie leur facilite la tâche. Un exemple : dans la ville, la synagogue a été construite avant la mosquée et la mosquée ils attendent, rien n’a été fait » (F, 61 ans, née en France, d’origine algérienne, mère de famille, non pratiquante).
Un autre interviewé, qui affirme par ailleurs son patriotisme français et son attachement aux valeurs de la République (« les valeurs de laïcité, d’égalité, de fraternité et aussi de liberté »), déclare aussi que les musulmans sont moins bien traités que les juifs : « Les musulmans ne sont pas jugés comme les juifs. Il y a un a priori plus fort contre les Arabes et ils sont plus tolérants avec les juifs » (H, 46 ans, d’origine algérienne, arrivé en France à l’âge de 4 ans, pratique régulière).
« Quand il se passe quelque chose dans la communauté juive, ça prend des proportions… Dans les attentats, tout le monde est touché. Il faut arrêter de dire que c’est toujours les juifs. C’est un grand reproche que je fais. C’est comme quand on a dit on va mettre les synagogues sous protection militaire, j’ai dit “on marche sur la tête”.
On a l’impression qu’on revivait ce que les Allemands avaient fait » (F, 53 ans, d’origine algérienne, secrétaire de direction, pratique modérée).
« J’ai trouvé qu’ils en faisaient trop, par exemple quand il y a eu la plaque devant l’Hypercacher ou l’arrivée du Premier ministre israélien en France, ils médiatisent beaucoup tous les événements qu’ils font en France vis-à-vis des juifs […]. Tout est lié, les médias suivent et le gouvernement fait. Je ne sais pas pourquoi le gouvernement fait tant de choses pour la communauté juive, je ne sais pas s’ils se sentent redevables […], je me dis que c’est trop médiatisé, ils pourraient faire ça discrètement » (F,19 ans, lycéenne, née en France d’origine guinéenne, pratique rigoureuse).
Même ceux qui ont exprimé leur sympathie et leur admiration pour les juifs se retrouveraient dans cette affirmation : « Pour moi être juif en France ou être juif n’importe où, c’est mieux que d’être musulman » (H, 25 ans, plombier, pratique épisodique).
La génération plus ancienne, élevée dans la discrétion, se déclare par ailleurs choquée par les revendications récentes des plus jeunes pour affirmer les pratiques musulmanes dans l’espace public : « J’ai du mal à comprendre toute cette nouvelle génération qui se raccroche à ça [une pratique plus ouverte] » (F, 53 ans, d’origine algérienne, secrétaire de direction, pratique modérée).
Conclusion
«L’évolution de la relation à l’autre au sein de la société française », sondage Ipsos pour la Fondation du Judaïsme Français, novembre 2016; « La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie », rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, la documentation française, 2014; « Regards sur les préjugés antisémites 10 ans après la mort d’Ilan Halimi », Sondage Ifop pour l’Union des Etudiants Juifs de France et SOS Racisme, 11 février 2016.
Tous les interviewés connaissent et nourrissent une grande partie des stéréotypes classiques. Les plus patriotes et les plus reconnaissants à l’égard de la France les critiquent et font éventuellement état de la transformation de leur propre attitude à ce sujet ; plusieurs évoquent leur changement d’attitude sous l’effet de leur expérience en France. L’attitude envers les juifs change en fonction de la satisfaction générale en France et de la participation aux valeurs françaises. Les autres, tout en évoquant un « cousinage culturel », y adhèrent évidemment. Dans tous les cas, les relations interpersonnelles sont inexistantes ou, lorsqu’elles ont effectivement lieu, elles sont déclarées bonnes.
Malgré tout, le sentiment est unanime que les juifs ont réussi mieux qu’eux dans la vie et qu’on en fait trop pour les protéger. Le thème du « deux poids deux mesures » est très largement répandu.
Les stéréotypes existent dans toute la société française.2 Mais les enquêtes quantitatives ont montré que les musulmans sont plus nombreux que la population dans son ensemble à y adhérer ; elles démontrent une propension plus forte des musulmans à partager et diffuser les stéréotypes de l’antisémitisme diffusés aujourd’hui. Les documents de l’enquête qualitative ici recueillis soulignent, eux, l’ambiguïté des sentiments et des jugements des musulmans à l’égard des juifs.
AJC EN QUELQUES MOTS
AJC est la plus grande organisation juive américaine à l’international. Transpolitique, elle a pour objectifs la défense des droits de l’Homme, des valeurs démocratiques, du pluralisme, la promotion des relations transatlantiques et la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et toute forme de discrimination.
Sa branche européenne, AJC Europe, est dirigée par Simone Rodan Benzaquen et est représentée en France, en Allemagne, en Belgique, en Pologne et en Italie.
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