Résumé

Introduction

I.

Le fort potentiel de la francophonie

1.

Un héritage associatif et institutionnel

2.

Une francophonie génératrice d’opportunités

II.

Les actions prioritaires

1.

Éducation, emploi et mobilité

2.

Paix, développement et diversité

III.

Propositions

1.

Créer un Office francophone de la jeunesse

2.

Diffuser une offre de cours en ligne

3.

Publier une revue scientifique

4.

Organiser un Davos francophone

5.

Développer un Netflix francophone

6.

Organiser une conférence de refondation de la francophonie

7.

Doter l’OIF d’un forum sur la paix et la sécurité

8.

Mettre en place des coalitions sectorielles

Conclusion

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Résumé

Parlé par 274 millions de locuteurs, le français est la deuxième langue la plus apprise dans le monde par 125 millions de personnes et l’une des rares langues à être enseignées sur les cinq continents, par 900 000 enseignants. Vingt-neuf pays l’ont choisie  comme  langue  officielle. Le français  est aussi la quatrième langue d’Internet, la troisième langue des affaires, la deuxième langue des médias et des organisations internationales – où la promotion du plurilinguisme est un combat permanent. Une majorité de francophones est plurilingue. L’espace francophone dans le monde représente 20 % des échanges commerciaux et 14 % du revenu brut global. Cette aire de solidarité, de projets et d’échanges, marquée par des disparités et des complémentarités, est une réalité mondiale de Montréal à Beyrouth, d’Abidjan à Cayenne,    de Port-Louis à Cotonou et de Dakar à Papeete. Les potentialités de cette francophonie internationale sont remarquables. Toutefois, les francophones font face à un manque de moyens pour relever des défis importants en matière d’éducation, de mobilité, de sécurité, d’emploi et de développement durable.

Pour y répondre, les instruments de coopération, de dialogue et d’influence dont ils se sont dotés depuis près d’un demi-siècle restent à ce jour pertinents, bien que sous-dimensionnés. En effet, la concurrence linguistique et les forces du monolinguisme sont puissantes. Les nouvelles technologies bouleversent l’environnement linguistique et culturel mondial. Dans ce contexte, l’avenir d’une langue semble conditionné aux opportunités qu’elle offre à ses locuteurs, aux mobilités qu’elle favorise, aux innovations qu’elle véhicule. La francophonie doit être ouverte, créative, organisée et solidaire pour demeurer attractive. De plus, des priorités claires et lisibles doivent guider l’action de ses institutions, tandis que des partenariats plus larges peuvent émerger, associant différents acteurs et coalisant davantage de moyens au service du développement. Cette note de synthèse présente en ce sens huit propositions destinées aux acteurs publics, privés et associatifs prenant part ou désireux de rejoindre le mouvement de cette communauté vibrante dont l’avenir nous concerne toutes et tous.

Benjamin Boutin,

Expert associé à l’Institut Prospective et Sécurité en Europe, expert invité au Centre d’études diplomatiques et internationales d’Haïti

Benjamin Boutin a contribué aux ouvrages Les Secrets du droit (L’Harmattan, 2014) et Les Lois de la guerre (Institut universitaire Varenne, 2016). Il préside l’association francophonie sans frontières.

 

Notes

1.

Voir Valérie-Barbara Rosoux, « Le général de Gaulle et la francophonie », Politique et Sociétés, 16, n° 1, 1997, p. 61-74.

+ -

3.

Organisation internationale de la francophonie (OIF), La Langue française dans le monde en 2014, Nathan, 2014, p. 404.

+ -

Les doutes et les soupçons ont la vie dure. La francophonie fait l’objet de remises en cause fréquentes, d’interrogations récurrentes sur son utilité. Elle enflamme les discours, fourbit les polémiques et noircit des pages et des pages de rapports dont les préconisations restent bien souvent lettre morte. Et pourtant. Dans un environnement international qui nécessite plus que jamais le contrepoids et les feux de l’esprit des grandes familles  de langues et de cultures, malgré une concurrence linguistique féroce, charriant des enjeux géopolitiques, économiques et normatifs, les francophones doutent d’eux-mêmes. Ils doutent de leurs institutions intergouvernementales, voulues par Léopold Sédar Senghor, comme de Gaulle en son temps avait douté, lui aussi, parce qu’il anticipait fort bien les critiques qu’on pouvait leur adresser1. Cinquante ans plus tard, ce sont les mêmes arguments éculés que l’on entend, çà et là, comme si rien n’avait changé, que la colonisation se perpétuait et que la francophonie était la continuation de la politique d’influence française par d’autres moyens…

Ce soupçon permanent de néocolonialisme pollue la réflexion. Comme l’écrit Frédéric Charillon, « d’autres pays que la France sont autorisés à parler au nom de la francophonie2 ». Celle-ci n’est pas un empire (néo)colonial puisqu’elle n’appartient à personne – hormis les 274 millions de locuteurs du français, appelés à augmenter significativement dans les prochaines années. La francophonie n’est pas non plus le cheval de Troie des intérêts français, même si la France peut mener à travers elle des actions multilatérales, à l’instar des 58 États et gouvernements membres de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), et que l’identité francophone de la France est aussi forte que son identité européenne. Doit-elle s’en excuser ?

La francophonie dépasse de loin le cadre hexagonal. Elle est une communauté mondiale de Montréal à Ouagadougou, de Bruxelles à Beyrouth, d’Abidjan à Lyon, de Kinshasa à Cayenne, de Port-Louis à Genève, de Québec à Cotonou, de Dakar à La Fayette et de Port-au-Prince à Papeete. Cinquième langue internationale et deuxième langue la plus apprise sur la planète, le français est la troisième langue des affaires. En 2014, les pays de la francophonie représentaient 4% de la population mondiale, 14 % du revenu brut mondial et 20% des échanges commerciaux3. Cet élan de la francophonie est encourageant, mais il n’est pas suffisant. Les francophones font face à de nombreux défis (éducation, mobilité, sécurité, emploi, développement durable…). Encore faut-il qu’ils aient l’envie de les relever ensemble. Dans cet espace de solidarité à fort potentiel qu’est la francophonie, majoritairement jeune, ce n’est pas l’énergie humaine qui manque. Ce sont les moyens et la volonté politique.

La francophonie est un projet appelé à se renouveler sans cesse. Certains débats et questionnements sont utiles. Ils méritent d’être posés. Que la francophonie fasse l’objet d’un débat politique est naturel. Que les laboratoires d’idées s’en emparent est souhaitable. Quelles actions prioritaires mettre en branle pour soutenir la langue française ? Comment les francophones peuvent-ils décupler leurs forces pour améliorer leurs conditions de vie, tout en promouvant leurs cultures et leurs valeurs ? Comment peuvent-ils s’allier pour résister à la vague d’unilinguisme qui marginalise les idiomes et les cultures minoritaires ? Comment projeter la francophonie vers l’avenir, renforcer ses réseaux, nouer de nouveaux partenariats gagnant-gagnant ? Quels objectifs assigner à la francophonie institutionnelle qui, sans être toujours à la hauteur des idéaux qu’elle prône, représente un levier d’action et d’influence collectif dont la pertinence est trop méconnue ?

Nous considérons que la francophonie est un héritage associatif et institutionnel qu’il convient de mettre au service d’une ambition partagée : celle d’accompagner l’essor de la langue française dans le monde, de sauvegarder le plurilinguisme et la diversité culturelle, mais aussi d’agir pour le bien commun des francophones. Notre langue est le véhicule d’une coopération originale, fondée depuis un demi-siècle sur des affinités électives. Ce véhicule de solidarité poursuivra sa route si les francophones le veulent. Rien n’est joué d’avance. À partir d’un bref état des lieux, cette note présentera huit propositions pour faire chemin ensemble.

 

I Partie

Le fort potentiel de la francophonie

Notes

4.

Onésime Reclus, France, Algérie et colonies, Hachette et Cie, 1886, p.422.

+ -

5.

OIF, cit., p. 137.

+ -

6.

Léopold Sédar Senghor, « Le français, langue de culture », Esprit, n° 311, novembre 1962, p. 844.

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Le terme « francophone » apparaît pour la première fois en 1880 sous la plume du géographe français Onésime Reclus pour dénommer « tous ceux qui sont ou semblent destinés à rester ou à devenir participants de notre langue4 ». À l’époque, 47 millions de personnes parlaient français dans le monde, selon les estimations du géographe. Elles seraient plus de 274 millions aujourd’hui5.

Tombé dans l’oubli, le terme « francophone » réapparaît en 1962 avec la parution de la revue Esprit consacrée au « français, langue vivante », à laquelle contribue notamment Léopold Sédar Senghor. Pour ce dernier, la francophonie « est cet humanisme intégral qui se tisse autour de la terre : cette symbiose des “énergies dormantes” de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire6 ». Depuis les années 1960 et en grande partie grâce au poète-président sénégalais, ces énergies dormantes se sont réveillées.

1

Un héritage associatif et institutionnel

Notes

7.

Voir Jean-Marc Léger, Le Temps dissipé. Souvenirs, Éditions HMH, 1999, p. 367-372. 

+ -

8.

Léopold Sédar Senghor, art. cit., p. 844. 

+ -

9.

Voir Allocution du Professeur Albert Lourde, Recteur de l’Université Senghor d’Alexandrie, à l’occasion de son installation à l’Académie des Sciences d’Outre-mer, au siège de Xavier Deniau, Paris, 16 octobre 2015, p.15. 

+ -

10.

Cité in Jean-Michel Djian (dir.), Dictionnaire de citations francophones, JC Lattès, 2011, p. 50. 

+ -

11.

Les échanges et les coopérations portent non seulement sur des questions culturelles et techniques mais aussi sur les questions de démocratie, de droits de l’homme, d’État de droit, etc.

+ -

12.

Le prochain sommet aura lieu à Erevan, en Arménie, en octobre 2018. 

+ -

13.

En 2005, la charte de la francophonie a été révisée et l’Agence intergouvernementale de la francophonie s’est transformée en Organisation internationale de la francophonie (OIF). 

+ -

La francophonie est avant tout une communauté linguistique et culturelle sur le fondement de laquelle un mouvement de la société civile a pris son essor. Elle s’est d’abord structurée sous forme associative, avant qu’éclose la francophonie institutionnelle. En 1884, des Alliances françaises s’établissent en Amérique latine. En 1926 naît l’Association des écrivains de langue française. En 1950, l’Union internationale des journalistes et de la presse de langue française voit le jour à Limoges. En 1953, l’Union culturelle française naît à l’initiative d’un pionnier de la francophonie, le Québécois Jean-Marc Léger. Ce dernier crée également en 1961, à Montréal, une association rassemblant les universités partiellement ou entièrement de langue française7. Cette association, l’Agence universitaire de la francophonie (AUF), forme aujourd’hui un réseau de plus de 800 universités. Progressivement, la francophonie associative tisse sa toile, en fédérant des professionnels (écrivains, journalistes, médecins, parlementaires, professeurs, notaires…) ayant le français en partage. 

Durant les années 1960, quatre chefs d’État – Habib Bourguiba (Tunisie), Hamani Diori (Nigeria), Léopold Sédar Senghor (Sénégal) et Norodom Sihanouk (Cambodge) – donnent l’impulsion qui permet au projet de francophonie intergouvernementale de se concrétiser. Aux lendemains des indépendances et dans le sillage de la Révolution tranquille au Québec, les nations francophones expriment une double volonté : établir un partenariat avec la France fondé sur des rapports égaux et développer entre elles des liens de solidarité et de coopération. 

Pour Léopold Sédar Senghor, il est « question de nous servir de ce merveilleux outil, trouvé dans les décombres du régime colonial. De cet outil qu’est la langue française8 ». Cette langue d’émancipation est un sésame d’ouverture sur le monde. « Transcendant les vieilles oppositions Nord-Sud pour en faire des complémentarités, elle fera jaillir les initiatives les plus diverses et les plus fécondes, qu’il s’agisse de projets culturels ou économiques, scientifiques ou techniques, voire politiques9. » Cette vision est partagée par Habib Bourguiba :  « La langue est un lien remarquable de parenté qui dépasse en force le lien de l’idéologie. La langue française constitue l’appoint à notre patrimoine culturel, enrichit notre pensée, exprime notre action, contribue à forger notre destin intellectuel10. »

Forte de ces soutiens, la francophonie institutionnelle voit le jour. En 1960 est mise en place une Conférence des ministres de l’Éducation des pays francophones, suivie en 1969 d’une Conférence des ministres de la Jeunesse et des Sports. Le 20 mars 1970, à Niamey, au Niger, vingt et un États et gouvernements signent la Convention portant création de l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT), dont Jean-Marc Léger prend la tête. 

D’abord culturelle et technique, la francophonie institutionnelle s’affirme dans la sphère de la « haute politique11 », élargit ses champs d’action et accueille un nombre croissant de membres et d’observateurs. À l’invitation de François Mitterrand, le premier Sommet des chefs d’État et de gouvernement de la francophonie se tient à Versailles du 17 au 19 février 1986. Des représentants de quarante et un pays (peuplés de 120 millions d’habitants) y participent. La francophonie devient « un club international » prisé, selon le premier ministre canadien Brian Mulroney. Le deuxième Sommet a lieu à Québec, en 1987 et, depuis, des réunions de ce type se tiennent tous les deux ans12. 

La francophonie intergouvernementale atteint un point d’orgue au sommet de Hanoï, en 1997 ; elle assoit sa crédibilité grâce à l’adoption d’une charte13 et la désignation d’un secrétaire général, l’Égyptien Boutros Boutros-Ghali, ex-secrétaire général de l’ONU. Son successeur, à partir de 2003, l’ancien président sénégalais Abdou Diouf, se distingue comme promoteur de la paix, des droits de l’homme et de la démocratie en Afrique. L’actuelle secrétaire générale de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), la Canadienne d’origine haïtienne Michaëlle Jean plaide pour une « francophonie des solutions » transformée grâce à l’action des femmes et des jeunes comme acteurs du changement. 

Aujourd’hui, la francophonie civile et la francophonie institutionnelle, gouvernementale et non gouvernementale, sont deux réalités qui cohabitent et interagissent. Certaines associations et entités parapubliques ont d’ailleurs rejoint l’orbite de la francophonie institutionnelle, à l’instar de l’Assemblée parlementaire de la francophonie, de l’Association internationale des maires francophones, de l’université Senghor, de l’Agence universitaire de la francophonie ou encore de TV5 Monde, l’un des trois grands réseaux mondiaux de télévision. 

2

Une francophonie génératrice d’opportunités

Notes

14.

Voir « Les francophones au sein de l’Union européenne », touteleurope.eu, 18 septembre 2017.

+ -

15.

Centre la francophonie des Amériques, « La francophonie dans les Amériques », francophoniedesameriquescom, s.d.

+ -

16.

Roger Pilhion et Marie-Laure Poletti…Et le monde parlera françaisIggybook, 2017, p. 66.

+ -

17.

Mathieu Avanzi et Mélanie Mettra, La francophonie ou le français hors de France, Éditions Garnier, coll. « Les Petits Guides de la langue française Le Monde », 2017, p. 6-7. 

+ -

18.

Jacques Attali (dir.), La francophonie et la Francophilie, moteurs de croissance durable, rapport à François Hollande, président de la République française, Direction de l’information légale et administrative, août 2014, p. 2.

+ -

19.

Robert Lane Greene (dir.), « Which is the best language to learn ? », 1843magazine.com, mars-avril 2012. Cet article détaille également l’intérêt d’apprendre l’espagnol, le mandarin, le portugais, l’arabe et même le latin. 

+ -

Langue centrale parlée par 274 millions de locuteurs, le français est la deuxième langue la plus apprise dans le monde par 125 millions de personnes et l’une des rares langues à être enseignées sur les cinq continents, par 900.000 enseignants. Vingt-neuf pays l’ont choisie comme  langue  officielle. Le français  est aussi la quatrième langue d’Internet, la troisième langue des affaires, la deuxième langue des médias et des organisations internationales – où la promotion du plurilinguisme est un combat permanent. Une majorité de francophones est plurilingue. Langue maternelle, professionnelle, officielle, d’enseignement, de culture…, les contextes d’usage du français à travers le monde sont très divers. De manière générale, le français est plus souvent une langue choisie qu’une langue maternelle. 

En Europe (hors France), les francophones représentent 88% de la population du Luxembourg, 71% de celle de la Belgique et 25% de celle de la Suisse. D’autres pays européens présentent des taux élevés de francophones au sein de leur population : le Portugal (23,5%), les Pays-Bas (21,18%), le Royaume-Uni (16,0%), l’Italie (15,5%), l’Allemagne (14,4%) et l’Espagne (10,8%). La Roumanie, la Pologne et la Suède comptent chacune plus de 1 million de locuteurs du français14. 

En Amérique du Nord, près de 10 millions de Canadiens (soit un habitant sur trois) sont francophones. La plupart d’entre eux vivent au Québec, foyer historique de la langue française avec le Nouveau-Brunswick qui recense un tiers de francophones. Non loin de là, au sud de Terre-Neuve, se trouve l’archipel français Saint-Pierre-et-Miquelon. Aux États-Unis, la francophonie ancestrale est résiduelle en Louisiane, dans le Maine et en Nouvelle-Angleterre, mais la langue française est attractive, et les classes bilingues se développent. Les Antilles sont un autre foyer historique du français : Haïti, la Guadeloupe, la Martinique, Saint-Barthélemy et une partie de Saint-Martin mêlent au quotidien le français avec les différents créoles. En Amérique latine, où les Guyanais parlent français, la francophonie est dynamique du fait notamment de la francophilie, forte au Brésil. Au total, le Centre de la francophonie des Amériques estime à 33 millions le nombre de francophones dans l’espace américano-caribéen15. 

C’est en Afrique que les perspectives de  la  langue  française  sont  les  plus prometteuses, non pas comme langue de substitution mais bien d’intercompréhension. La Tunisie, le Maroc, le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, le Mali ou le Congo constatent que leurs voisins anglophones (Nigérians, Ghanéens…) apprennent le français dans une perspective d’intégration régionale. Au Moyen-Orient, l’enseignement du français a beaucoup progressé ces vingt dernières années. Le point d’ancrage du français dans cette région reste le Liban, pays de 4,8 millions d’habitants, où l’anglais et l’arabe sont majoritaires. Dans le monde arabe, la langue française garde une résonance certaine dans l’enseignement, l’administration et le monde des affaires. 

En Asie, en Océanie et au Moyen-Orient, l’usage du français est plus rare. Toutefois, en Inde, le français est la première langue étrangère enseignée et « dans certaines régions du pays (le Sud principalement) parler français suffit pour trouver un emploi16». En Chine, la place du français est plus modeste, derrière l’anglais et le russe. Au Vietnam, au Laos et au Cambodge, membres de l’OIF, de faibles pourcentages de population parlent français, mais la francophilie peut favoriser les conditions d’un rebond. Dans l’océan Indien, Maurice dépasse Madagascar et les Seychelles en pourcentage de population francophone, et La Réunion parle davantage français (et créole) que Mayotte17. Dans l’océan Pacifique, les francophones se concentrent au Vanuatu, à Wallis-et-Futuna, en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française. En bref, 54,7% des francophones vivent en Afrique, 36,4% en  Europe, 7,6% dans la zone Amérique-Caraïbes et 1,3% en Asie et au Moyen-Orient. Contrairement à l’espagnol – langue majeure mais plus circonscrite –, la langue française est parlée et écrite partout sur la planète. Cette francophonie en archipel impose aux francophones de mobiliser des ressources pour soutenir les communautés minoritaires disséminées à travers le monde. Mais cet éclatement géographique peut aussi être une force d’échanges interculturels, de dialogue, de circulation d’idées et d’alliances à l’échelle internationale. Parler français représente un facilitateur transactionnel puissant. Selon Jacques Attali, « deux pays partageant des liens linguistiques tendent à échanger environ 65 % plus que s’ils n’en avaient pas18 ». Ce n’est pas un hasard si les stratèges chinois investissent dans l’apprentissage du français pour pénétrer des marchés internationaux. Ainsi, bien que faiblement enraciné en Asie, le français reste-t-il une langue centrale et influente. Même The Economist – qu’on ne saurait soupçonner de francophilie béate – l’assure : « Si vous me demandez quelle langue étrangère est la plus utile […], ma réponse est le français », écrit le journaliste américain Robert Lane Greene, qui explique que la francophonie rassemble un tiers des pays du globe et que l’on trouve des locuteurs du français dans quasiment chaque région du monde. Après l’anglais, le français est selon lui « une autre langue véritablement mondiale, susceptible d’améliorer votre plaisir de l’art, de l’histoire, de la littérature et de la cuisine, tout en vous donnant un outil important dans les affaires et dans la diplomatie19 ». 

II Partie

Les actions prioritaires

Si l’énergie d’une population jeune et la diversité des cultures qui l’irriguent sont les principaux moteurs de la francophonie, force est de constater que celle-ci souffre d’un manque de moyens. Parmi les États et gouvernements membres de l’OIF – dont vingt-trois font partie des moins avancés de la planète –, les écarts de richesse sont criants. De plus, les États membres « développés » resserrent leurs budgets, ce qui impose de faire bien avec peu et d’identifier les actions prioritaires à mettre en œuvre au service du soutien à la langue française et à l’épanouissement des francophones. 

1

Éducation, emploi et mobilité

Notes

20.

Voir Rama Yade, Hervé Morin, Philippe Péjo et Emmanuel Dupuy, « Les quatre défis de la francophonie du XXIsiècle », huffingtonpost.fr, 20 mars 2015.

+ -

21.

Voir Roger Pilhion et Marie-Laure Polettiop. cit., p. 77. 

+ -

22.

Voir Florencia Valdés Andino, « Et si les professeurs de français venaient à manquer dans le monde ? », information.tv5monde.com, 31 juillet 2016.

+ -

23.

La République centrafricaine a été suspendue des instances de la francophonie en mars 2013. 

+ -

25.

Voir Cécile Barbière, « En Côte d’Ivoire, la route de l’exil européen séduit toujours les jeunes », euractiv.fr, 22 décembre 2017.

+ -

26.

Voir Benjamin Boutin, « Jean-Paul de Gaudemar au Corim : “Construire une relation durable entre les mondes économiques et universitaires” », loutardeliberee.com, 14 mars 2016.

+ -

27.

Cité par Laurent Larcher, in « Au Togo des “Young Leaders” », la-croix.com, 2 janvier 2018.

+ -

Passant de 135 millions en 1990 à 274 millions en 2014, les francophones pourraient être plus de 767 millions en 206020. Ces projections – qui tiennent compte de la croissance démographique de l’Afrique subsaharienne – imposent une grande prudence. D’une part, elles ne reflètent pas une maîtrise complète de la langue. Parmi les 53 millions d’élèves scolarisés en français en Afrique subsaharienne, il est bien difficile de savoir combien maîtriseront réellement la langue au bout du compte21. D’autre part, si ce « bond démographique » ne s’accompagne pas d’une politique volontariste d’apprentissage du et en français, non seulement la francophonie ne suivra pas la progression des courbes mais elle risque même d’en ressortir qualitativement affaiblie. Selon l’Unesco, il manquera en effet 180 000 professeurs de français d’ici à 202022. L’urgence est de s’assurer que l’offre éducative réponde à la demande. 

En Afrique, le français est souvent une langue officielle mais rarement une langue maternelle. Il s’apprend comme langue seconde sur les bancs de l’école. Or les écoles manquent. Dans les « déserts scolaires » de la Vakaga, région centrafricaine23 proche du Tchad et du Soudan, un besoin criant d’enseignants, d’écoles et de fournitures se fait sentir. On recense à peine 5 professeurs contractuels pour 52 écoles et près de 38 000 jeunes « scolarisables » entre 7 et 18 ans. Ces déserts scolaires engendrent du désœuvrement. « Alors, les jeunes [de la Vakaga] vont couper du bambou dans la brousse pour le revendre aux commerçants qui partent vers le Soudan. Ils cultivent aux champs arachide et haricots. Ou rejoignent le groupe armé qui contrôle la ville », rapporte le correspondant de l’AFP en Afrique centrale24. Cette « génération perdue » ne rêve que d’une chose : partir. Malgré une croissance économique dynamique et une certaine stabilité politique, la Côte d’Ivoire est le troisième pays d’origine des migrants ayant rejoint l’Italie via la Méditerranée en 2017 selon l’Organisation internationale pour les migrations25. Le taux de chômage y reste élevé chez les jeunes, et l’accès à la formation est coûteux. 

La réussite scolaire et universitaire n’est pas toujours un sas vers l’emploi. On constate un décalage, en Afrique, mais aussi en Europe et aux Caraïbes, entre les formations proposées et la réalité du marché du travail. Reconstruire le lien entre les universités et le monde entrepreneurial, social et coopératif s’avère une priorité26. Dans ce contexte, « l’entrepreneuriat n’est pas un choix, c’est une question de survie », affirme le Béninois Khaled Igue, fondateur du think tank Club 2030 Afrique27. »

De plus, la jeunesse francophone, dont une partie est confrontée à la précarité et au désœuvrement, est désireuse de se déplacer légalement, de créer des ponts et des réseaux. Faciliter la circulation des savoirs et la mobilité des étudiants, des chercheurs, des créateurs et des entrepreneurs constitue l’un des objectifs affichés de l’OIF. Mais les États ne font pas toujours preuve d’un esprit très libéral en la matière. Considérer que la francophonie puisse aisément devenir un espace de libre circulation est une vue de l’esprit. Les crispations identitaires, les discours clivants et les difficultés à prévenir et à gérer les flux migratoires entraînent des freins à la mobilité légale. Cette question éminemment politique doit être traitée pragmatiquement, en privilégiant certaines catégories de population et en réunissant les États et gouvernements désireux de s’y engager. 

2

Paix, développement et diversité

Notes

28.

Une coalition d’influence francophone a ainsi notamment permis d’aboutir à la Convention de l’Unesco de 2005 pour la protection et la promotion des expressions de la diversité culturelle. 

+ -

29.

OIF, Le français est une chance, 2015, p. 5. 

+ -

30.

Voir Laurent Gille, « Qui domine Internet ? », huffingtonpost.fr, 16 juillet 2013.

+ -

En coopérant entre eux, les francophones tirent des gains politiques, symboliques et matériels. L’Agence de coopération culturelle et technique a été instaurée en vue de concourir au bien-être et, au-delà, au plus-être des francophones. Dans cette optique, le deuxième domaine de coopération prioritaire pour la francophonie est, à notre sens, la paix, le développement et la diversité. En effet, le dérèglement climatique fragilise les communautés locales et contient en germe des conflits potentiels ; l’accès aux services de base, à l’eau potable, à l’énergie ou aux soins est la préoccupation quotidienne de nombreux francophones ; enfin, des menaces asymétriques transnationales (terrorisme, crime organisé, piraterie et autres) appellent des réponses communes. 

Dans cet espace de solidarité qu’est la francophonie, la coopération culturelle, technique, mais aussi économique, environnementale et sécuritaire peut faire progresser la paix. Il en va de même de la défense de la diversité linguistique, culturelle et conceptuelle – qui est aussi utile aux grands équilibres de la culture que la biodiversité l’est à ceux de la nature. En francophonie, c’est  un enjeu prioritaire, parce que l’élan du français peut se briser sur le récif du monolinguisme et de la pensée unique (qui bien souvent l’escorte). Pour enrayer l’uniformisation des systèmes juridiques, de valeur et de pensée, la francophonie, riche de sa profondeur culturelle, est l’une des voix de cette diversité. Intrinsèquement plurielle, elle est une force de diversité dans la mondialité, au service du dialogue des langues et des cultures28. 

La francophonie joue un rôle majeur pour la diversité linguistique et culturelle depuis plusieurs années. Dès les années 1980, la création d’un Fonds francophone de production audiovisuelle du Sud a aidé à la réalisation de nombreuses œuvres francophones de cinéma et de télévision. Au Sommet de Cotonou, en 1995, les francophones ont lancé un appel en faveur d’une vaste campagne internationale pour la promotion du pluralisme linguistique. Lors du Sommet de Moncton, en 1999, un consensus s’est dégagé sur la défense de l’exception culturelle dans la perspective des négociations de Seattle, dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Un autre fonds francophone impliquant 60 pays, celui des « inforoutes », a contribué, de 1998 à 2010, à la création de plus de deux-cents sites Internet en français29. 

Dans le nouvel environnement culturel mondial, la langue française conserve une certaine force d’attraction. Mais la compétition linguistique et économique des grands ensembles géopolitiques oblige ses protecteurs à s’organiser collectivement dans les organisations internationales, les enceintes normatives et sur les plateformes d’information, de divertissement et de consommation. À l’heure où les contenus mainstream envahissent notre environnement culturel, les francophones doivent s’allier pour résister. La prédominance américaine sur l’industrie d’Internet, le contrôle du numérique par des équipementiers et des opérateurs de réseaux anglo-saxons, les positions quasi monopolistiques de ces firmes – dont les célèbres GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), auxquels il convient d’ajouter Netflix – ne valorisent guère la diversité mais la vampirisent30. 

Si les francophones ne prennent pas d’initiatives fortes pour maintenir l’usage du français dans la sphère numérique, technologique, commerciale et médiatique, alors le risque de marginalisation de notre langue n’est pas à écarter à moyen terme. 

III Partie

Propositions

1

Créer un Office francophone de la jeunesse

Notes

31.

Voir Louise Beaudoin et Benjamin Boutin, « Pour un Office francophone de la jeunesse », ledevoir.com, 17 mars 2017.

+ -

L’Office franco-québécois pour la jeunesse, fleuron  de la coopération  entre la France et le Québec, pourrait servir de modèle  à un Office  francophone de la jeunesse (OJF), dont la mission serait de soutenir et d’accompagner les jeunes francophones dans leurs projets de mobilité (formation, expérience professionnelle et pratique citoyenne)31. Pour la création de cet Office, un groupe de travail serait mis en place par la Conférence des ministres de la jeunesse et des sports, réunissant les États et gouvernements francophones désireux de consacrer davantage de moyens à la jeunesse. À ces contributions volontaires s’ajouteraient celles de fondations et d’entreprises partenaires. 

Cet OFJ mettrait en place un Volontariat francophone en entreprise ainsi qu’un Programme Senghor de mobilité étudiante et doctorale. Cet Erasmus francophone, tant réclamé, serait un projet pilote testé dans les campus de l’université Senghor (Égypte, Côte d’Ivoire, Burkina-Faso, Maroc, Djibouti, Sénégal) et les établissements volontaires de l’AUF. 

2

Diffuser une offre de cours en ligne

Une offre de cours en ligne ouverts et de formations spécialisées pourrait être produite et proposée par les opérateurs de la francophonie, les universités et les centres de formation. L’AUF s’est engagée à mettre sur pied un « méta- portail » qui agrégerait les cours en ligne ouverts et massifs (CLOMS) en langue française de ses établissements membres. L’université Lyon-3 a ainsi élaboré un CLOM intitulé « francophonie : essence culturelle, nécessité politique » conjuguant l’histoire, la géographie et les sciences politiques. 

Développer l’offre francophone de cours et de formations en ligne concourrait à la démocratisation des savoirs en français et au renforcement des compétences professionnelles. La plateforme de plateformes promise par l’AUF pourrait abriter des formations professionnelles spécialisées, à l’exemple de celle produite par l’Assemblée parlementaire de la francophonie en administration et en organisation du travail parlementaire, assimilable à un diplôme d’université. 

3

Publier une revue scientifique

Outils cruciaux de publication et de transmission du savoir, les revues scientifiques participent à la structuration de la recherche et du débat scientifique. Dans l’optique de mieux valoriser les publications des chercheurs francophones, une revue scientifique pluridisciplinaire en langue française de haut niveau pourrait être publiée à l’initiative d’un collectif de revues existantes et de grandes universités francophones.

Les universités de Montréal, de Bruxelles et de Genève, qui se sont dotées d’un fonds commun de développement de projets stratégiques, pourraient à cet égard jouer un rôle d’impulsion. L’édition et la diffusion mondiale de cette revue se ferait en partenariat avec d’autres universités, fondations, revues et centres de recherche francophones. Les résumés des articles seraient traduits et mis en ligne pour faciliter le débat scientifique plurilingue. 

4

Organiser un Davos francophone

Notes

32.

Voir Benjamin Boutin, « Faire de la francophonie une “économie-monde” », latribune.fr, 10 juillet 2013.

+ -

Il serait porteur d’organiser un Davos francophone où l’économie sociale, l’économie du développement et les nouvelles technologies auraient toute leur place. Ce grand rendez-vous se tiendrait annuellement dans des villes francophones différentes, en Afrique, en Asie, en Europe ou en Amérique. Cela favoriserait les affaires, les investissements croisés, le codéveloppement et les échanges dans la francophonie économique32. 

Plusieurs organismes régionaux existants pourraient s’associer pour organiser cet événement, tels le Forum économique international des Amériques, les Rencontres économiques d’Aix-en-Provence, les Rencontres du Mont-Blanc, le Forum Convergences et le Forum francophone des affaires. Dans le même esprit de création de liens entre entrepreneurs et investisseurs francophones, des délégations de chefs d’entreprise pourraient accompagner les voyages officiels de la secrétaire générale de la francophonie. 

5

Développer un Netflix francophone

Notes

33.

Voir Louise Beaudoin, « Dompter la bête », ledevoir.com, 11 décembre 2017.

+ -

34.

Voir Yves Bigot, cité par François de Labarre, in « Yves Bigot : “TV5 Monde est la première chaîne francophone en Afrique” », parismatch.com, 12 janvier 2018.

+ -

35.

« Canal+ International lancé aux USA en mars 2018 », loutardeliberee.com, 25 janvier 2018. 

+ -

Le rééquilibrage du numérique impose des  initiatives  fortes.  Les  hégémons du numérique orientent par des algorithmes commerciaux nos choix de consommation. « Avec des moyens à leur démesure, les géants du numérique nous conduisent tout droit vers une concentration de la production et de la diffusion audiovisuelle et musicale, analyse Louise Beaudoin, ancienne ministre de la Culture, des Relations internationales et de la francophonie du Québec. Que restera-t-il de la diversité culturelle et linguistique, de nos cultures et de nos langues si, dans cinq ans, Spotify, Apple et Netflix contrôlent pratiquement tout ce que voit et entend l’humanité ? […] Nos contenus doivent être exposés, découvrables, valorisés. […] Pourquoi ne développerions-nous pas avec la France et avec toutes les chaînes francophones de télévision une plateforme commune de vidéo sur demande, qui deviendrait notre version hybride de Netflix et de TV5 ?33 ». 

Les francophones pourraient se coaliser pour générer leur propre plateforme de diffusion d’œuvres francophones, optimisée pour les usages mobiles.   À cet égard, TV5 Monde a lancé tout récemment une application mobile, TV5 Monde Afrique, pour offrir un meilleur accès à ses programmes34. Cette plateforme francophone pourrait être développée par un consortium composé de TV5, du québécois Illico, de l’ontarien TFO (télévision éducative et culturelle) de France 24, Radio-Canada, RFI, Canal+ International35, mais aussi avec la francophonie du Sud riche de ses courts-métrages, de ses séries (tchadiennes, burkinabés, congolaises…), de ses films et de ses documentaires. Un bouquet francophone de plusieurs chaînes thématiques (information, distraction, cinéma, documentaires, séries, émissions TV et radio…) serait proposé par un opérateur à l’ensemble de la francophonie et, au-delà, partout sur la planète (avec sous-titrages). 

6

Organiser une conférence de refondation de la francophonie

Notes

36.

Marie Verdier, « La France bien frileuse en matière de francophonie », lacroix.com, 10 janvier 2018.

+ -

37.

Jean-Louis Roy, « L’avantage francophone : quel avantage ? », intervention de clôture au colloque international de l’École nationale d’administration publique (Enap), « Quelle stratégie pour l’avenir de la francophonie ? », Montréal, 9 mars 2016.

+ -

38.

Roger Pilhon et Marie-Laure Poletti, cit., p. 140. Un outil existe : les « pactes linguistiques », qui permettent aux États et gouvernements d’être accompagnés par l’OIF dans leurs démarches de valorisation de l’usage du français. Des pactes linguistiques ont ainsi été signés en 2010 avec le Liban, Sainte-Lucie, les Seychelles, en 2012 avec l’Arménie et en 2014 avec le Burundi (voir OIF, Programmation 2015-2018, septembre 2015, p. 7, ).

+ -

Le 20 mars 2020, cinquante ans après la signature de la Convention de Niamey, il serait opportun d’organiser une grande conférence pour repenser certaines règles et accroître les moyens collectifs. Face aux défis susmentionnés, l’OIF est de plus en plus sollicitée sans que son budget augmente. Cette organisation intergouvernementale est sous-financée. Comme le rappelle Marie Verdier,

« à la différence des grandes agences internationales, l’OIF, avec son budget de 79 millions d’euros et ses 290 salariés, n’est qu’une PME36 ». Selon Jean- Louis Roy, la francophonie a besoin d’une « masse critique qui lui manque aujourd’hui, des leviers qui lui font défaut37 ». Plusieurs de ses programmes mériteraient effectivement d’être amplifiés. Mieux, de changer d’échelle. L’objectif serait de porter le budget de l’OIF à 100 millions d’euros, au bénéfice des interventions et du financement des projets prioritaires. Cette conférence serait l’occasion d’inviter de grands bailleurs de fonds internationaux ainsi que les 58 États et gouvernements membres et les 26 pays observateurs de l’OIF, afin d’apprécier la contribution rehaussée de certains d’entre eux – notamment ceux dont la croissance économique est forte –, désireux d’investir dans des capacités d’action supplémentaires. Les contributions financières les plus faibles seraient ramenées à des seuils plus substantiels, en tenant compte davantage de la croissance économique des contributeurs (en sus de la population et de la dette).

Changement de philosophie majeur, l’adhésion à l’OIF ne serait plus garantie « à vie ». Une procédure permettrait de suspendre ou d’exclure les membres et observateurs qui ne s’acquitteraient pas de leurs obligations. De plus, les États et gouvernements présenteraient un rapport quadriennal de leur action en faveur de la langue française et de la francophonie chez eux. Comme l’écrivent Marie-Laure Poletti et Roger Pilhion, « les élargissements successifs à des pays qu’il faut bien qualifier de non francophones donnent une impression d’expansion incontrôlée, puisqu’ils ne se sont pas accompagnés de mesures significatives pour l’enseignement/apprentissage du français et ont inévitablement fragilisé la base sur laquelle repose l’organisation38 ». Les politiques linguistiques et les actions locales de valorisation du français menées par les États et les gouvernements pourraient être accompagnés par l’OIF, en contrepartie de moyens additionnels.

En outre, a francophonie se doterait d’un nouveau plan stratégique. Serait réaffirmée la vocation première de l’action multilatérale francophone, sa priorité numéro un, à savoir le soutien à l’élan de notre langue en partage. L’atteinte des objectifs de développement, de paix et de diversité étant conditionnée à cet objectif premier. Aussi, l’action programmatique de l’OIF se recentrerait autour de deux cœurs : le soutien à la langue française par l’éducation, la formation, la culture et les médias (premier cœur) ; la promotion de la paix, de la démocratie, du développement durable et de la diversité (second cœur). L’égalité femmes-hommes, le soutien à la jeunesse et le numérique continueraient d’inspirer l’organisation. La convergence et l’unité d’action entre l’Assemblée parlementaire de la francophonie (APF), l’OIF et les opérateurs de la francophonie seraient renforcées, conformément aux souhaits exprimés lors des Sommets de Montreux, de Kinshasa, de Dakar et d’Antananarivo. Les plans stratégiques et financiers de ces différents vaisseaux de la francophonie seraient harmonisés, de manière à suivre le même cap.

7

Doter l’OIF d’un forum sur la paix et la sécurité

Notes

39.

Bien que le socle de valeurs communes ne soit pas toujours respecté, l’OIF a accompagné des progrès notoires en matière de médiation et de démocratie, parfois silencieusement, dans le sillage de la déclaration de Bamako (2000).

+ -

L’OIF est de plus en plus sollicitée face aux menaces qui touchent de nombreux pays francophones, bien que sa gamme d’outils soit limitée à la prévention,  à la consolidation de la démocratie39 et de l’État de droit. Pour autant, son rôle potentiel de coordination n’est borné d’aucune manière. Ainsi, un forum sur la paix et la sécurité serait mis en place au sein de l’organisation, afin d’aider à la définition de stratégies communes, à l’amélioration du partage de l’information et au dialogue de sûreté partagée. Il pourrait prendre la forme d’une Conférence des ministres de la défense et de hauts représentants pour la sécurité qui se tiendrait de façon périodique à la demande d’un certain quorum d’États et de gouvernements membres. Cette enceinte de concertation et de dialogue aborderait les problématiques de sécurité collective selon une approche intégrée, conjuguant sécurité et développement, lutte contre le terrorisme et préservation de l’État de droit, dans l’optique d’une réponse aux causes profondes des conflits. Elle travaillerait en coopération avec l’ONU, l’Union africaine et l’Union européenne et en lien avec les centres de recherche et les réseaux dédiés à la formation des forces de maintien de la paix40.

8

Mettre en place des coalitions sectorielles

Notes

41.

Jean-Benoît Nadeau, « La francophonie économique », ledevoir.com, 8 février 2016.

+ -

42.

Langue maternelle dite « nationale » parlée chez l’ethnie majoritaire au Burkina Faso, les Mossis.

+ -

43.

Cité par France Lebreton, in « Au Burkina Faso, l’éducation est l’affaire de tous », com, 9 janvier 2018.

 

+ -

44.

David Ménascé et Flore Clément, Le Numérique au service de l’éducation en Afrique, série « Savoirs communs », n° 17, publiée conjointement par l’Agence française de développement, l’Agence universitare de la francophonie, Orange et l’Unesco, février 2015, p.13.

+ -

45.

Voir Sarah Sakho, « L’IFEF, un nouvel élan », francophonies du Sud, n° 42, novembre-décembre 2017, 2-3.

+ -
+ -
+ -

48.

Voir David Ménascé et Flore Clément, cit., p. 57-58.

+ -

49.

Cité par François de Labarre, cit.

+ -

La francophonie doit inventer de nouvelles manières de fédérer des acteurs au service d’objectifs de développement. Des coalitions sectorielles permettraient aux États, sur une base volontaire, de consacrer davantage de moyens financiers, humains et matériels à l’atteinte de ces objectifs. Ce modèle est en quelque sorte celui des « coopérations renforcées » de l’Union européenne. Il inclurait également d’autres organisations internationales, non gouvernementales, des bailleurs de fonds, des réseaux professionnels, des entreprises, des universités, etc., de manière à coaliser un maximum de forces au service de belles ambitions. Prenons l’exemple de l’énergie et de l’éducation. L’accès à l’énergie appellerait une coalition, car, comme le rapporte Jean-Benoît Nadeau, « sans énergie, pas de développement économique. Or, la moitié du continent africain est privée d’énergie, et l’autre moitié n’en profite qu’à certaines heures41 ». L’électrification de l’Afrique est une grande entreprise requérant des investissements d’ampleur à laquelle l’Institut francophone du développement durable (IFDD) pourrait s’associer.

Une coalition francophone pour l’éducation permettrait également de doter les initiatives pertinentes de moyens accrus. Ces initiatives sont, d’une part, celles de la francophonie – l’Initiative francophone pour la formation à distance des maîtres (Ifadem), l’École et langues nationales en Afrique (Elan), l’Initiative pour le développement du numérique dans l’espace universitaire francophone (Idneuf), l’Appui aux innovations, aux réformes éducatives, à l’apprentissage massif et à l’enseignement du français (PAIRE), la Formation et insertion professionnelle des jeunes (FIPJ) ou encore, la Valorisation du français en Asie du Sud-Est (Valofrase) – et, d’autre part, celles des organisations non gouvernementales. Dans la Vakaga, Triangle, une ONG française, réhabilite ainsi des écoles, sensibilise les communautés sur l’importance de l’éducation, remet des kits scolaires et forme des « maîtres parents » aux rudiments de l’enseignement. Au Burkina Faso, l’Initiative communautaire Changer la vie (ICCV) fonde des écoles, des bibliothèques et des clubs de lecture qui sont non seulement des lieux d’apprentissage du français et du mooré42, mais aussi des lieux de vie proposant de multiples animations culturelles : « On part d’un conte, d’une danse, d’un jeu, d’une musique traditionnelle pour faire naître la lecture, en donnant envie de créer, de dessiner, de lire un livre. Celui-ci devient ainsi l’ami de l’enfant, de la mère, du père », explique Simon Nacoulma, le coordonnateur d’ICCV au Burkina Faso, convaincu que « le livre est une clé de réussite et un instrument de liberté43 ».

Ces initiatives conjointes, importantes mais sous-dimensionnées, constituent des réponses à la crise de formation des enseignants et instituteurs en langue française et en langues locales. Certaines reçoivent un appui financier de l’Union européenne, de l’Agence française de développement et du Partenariat mondial pour l’éducation. Ces soutiens dessinent déjà les lignes de force d’une future coalition. La qualité et l’efficacité de l’enseignement en dépendent. Les retards à combler au niveau primaire et secondaire sont criants44. Des millions d’élèves sont concernés. Dans le cadre de cette coalition, un programme de professeurs coopérants serait mis en place. La France, dans le cadre du système d’enseignement du français à l’étranger, envoie plus de 1.800 assistants français de langue dans une vingtaine de pays. Ce programme de mobilité est l’un des plus importants en appui à l’enseignement du français à l’étranger. Si d’autres pays, à l’exemple du Maroc, faisaient de même, la situation de l’enseignement du français dans le monde s’améliorerait.

Le 12 octobre 2017, à Dakar, l’OIF a inauguré l’Institut de la francophonie pour l’éducation et la formation (IFEF)45. L’organisation s’appuie également sur deux Centres régionaux francophones pour déployer son programme « Français langue étrangère » : l’un à Hô-Chi-Minh-Ville, au Vietnam46, et l’autre à Sofia, en Bulgarie47. Ces structures jouent un rôle fédérateur et facilitent la coopération entre acteurs régionaux agissant pour l’enseignement du et en français ; les soutenir davantage et les reproduire ailleurs dans le monde permettrait de former une relève d’enseignants à la hauteur des besoins. L’aide publique et privée au développement pourrait être fléchée davantage sur la construction et la réfection d’écoles, de bibliothèques, de centres d’apprentissage, la distribution de bourses, d’équipements pédagogiques et de repas scolaires.

Enfin, l’apprentissage d’une langue ne se fait pas uniquement dans les salles de classe. La télévision et la radio éducatives sont des vecteurs d’apprentissage très importants, avec les journaux et les livres, en format papier et numérique48. RFI et TV5 Monde y dédient des moyens. Le directeur général de TV5 Monde Yves Bigot le confirme : « En plus des efforts des enseignants et des universités, la télévision est un moyen d’apprentissage facile, direct, automatique. En diffusant des dessins animés, nous donnons aux petits Camerounais anglophones et aux Ghanéens l’envie d’apprendre le français49. » De surcroît, l’apprentissage des langues se fait de plus en plus par le biais des nouvelles technologies. Les francophones devraient investir dans des capacités communes en ce domaine et s’intéresser de près à l’intelligence artificielle et à la traduction automatique.

Notes

50.

Aujourd’hui, des réseaux professionnels et des associations se mettent en place, complétant ainsi le spectre de la francophonie associative, à l’image du réseau francophonie et Normalisation, et de francophonie sans frontières.

+ -

51.

Cité in Jean-Michel Djian (dir.), cit., p. 32.

+ -

Depuis plus d’un demi-siècle, des associations et des institutions ont été mises en place pour accompagner l’élan de la francophonie50. Il s’agit à présent de les faire converger vers des priorités claires et de fixer un cap pour les prochaines années. Le soutien à langue française et la promotion du plurilinguisme forment la colonne vertébrale de l’OIF, principal instrument au service des francophones. À l’occasion du cinquantième anniversaire de la francophonie institutionnelle, en 2020, il conviendrait de clarifier le périmètre d’action et certaines règles de fonctionnement de l’OIF et de ses opérateurs, tout en leur conférant davantage de moyens. Dans le même temps, la francophonie est appelée à amplifier sa démarche d’ouverture vers les acteurs privés, philanthropiques et coopératifs, de manière à faire émerger de larges coalitions en faveur de l’éducation, de la paix, de l’énergie et du développement durable.

Sans faire concurrence aux organisations universelles ni aux organisations régionales, elle confortera ainsi sa légitimité et actionnera de nouveaux leviers. La francophonie est également amenée à nouer des partenariats d’avenir avec « les grandes aires culturelles et linguistiques, qui ont vocation, selon Kofi Annan, à ouvrir de nouvelles voies à la tolérance et à promouvoir l’indispensable dialogue des cultures51 ». La langue française constitue ainsi un extraordinaire trait d’intercompréhension entre des centaines de millions d’êtres humains aux cultures et aux horizons variés. Cette voix singulière aux multiples accents porte en elle la diversité comme une promesse. Si la volonté des peuples, la responsabilité de leurs dirigeants et l’investissement sont au rendez-vous, alors la francophonie, cette communauté de langue, peut aussi se concevoir en communauté de destin.

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