Résumé

Introduction

1.

Les villes, l’épicentre de la crise

I.

Des leçons qui coûtent : la stratégie d’investissement infrastructurel post-2008

II.

L’importance des infrastructures

III.

Coopération et leadership : l’Europe doit se démarquer

IV.

Les risques transfrontaliers

V.

La non-interférence : « ce n’est pas mon affaire ! »

VI.

Frontières et sécurité : l’Europe est différente

Conclusion

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Résumé

Les crises mettent en lumière des forces qui étaient considérées comme acquises et des faiblesses qui ont été ignorées. Les pays n’ont pas investi suffisamment dans les infrastructures, freinés par les préoccupations liées à la dette. Les batailles politiques sur les projets clés et les procédures réglementaires ne font qu’ajouter aux coûts et entraînent des retards. Pendant la crise, nous voyons à quel point les infrastructures sont précieuses et quels sont les risques du sous-approvisionnement. Dans un monde urbanisé, tout est connecté : les transports, la santé préventive et les hôpitaux, le développement du logement, l’eau et l’électricité, la qualité de l’air, l’éducation… Les tâches essentielles consistent à renouveler le stock de biens publics, à restructurer les régions urbaines et à réduire les coûts économiques et environnementaux futurs. Ce programme, qui englobe la santé et le changement climatique, doit être déployé en sachant que nous ne pouvons pas anticiper la fréquence ni la gravité des futurs risques transfrontaliers.

Où se situe alors l’Europe dans un monde de blocs régionaux ? Le marché unique a créé la deuxième plus grande économie du monde.  La mobilité de la main-d’oeuvre, l’une des quatre libertés du marché unique, est essentielle à la vitalité des villes européennes qui composent le système urbain le plus grand, le plus dense et le plus ancien du monde.

La réouverture des frontières n’est qu’une première étape, délicate par ailleurs. En protégeant et en renforçant le marché unique, y compris le développement d’industries et de technologies stratégiques, l’Europe peut montrer que la coopération entre les démocraties est la plus efficace pour rendre les sociétés plus sûres.

Josef Konvitz,

Historien, ancien directeur de la division Politique réglementaire de l'OCDE.

Il a pris sa retraite de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) en 2011, où il était directeur de la division Politique réglementaire. Il avait rejoint la division des Affaires urbaines de l’OCDE en 1992, qu’il a dirigée de 1995 à 2003. Historien de formation, il a fait partie de la faculté d’histoire de la Michigan State University de 1973 à 1992. Il est professeur honoraire de l’université de Glasgow et titulaire de la chaire à l’Observatoire international Pascal. Il est l’auteur de Cities and Crisis (Manchester University Press, 2015), ouvrage qui s’appuie sur des décennies de travail académique et d’engagement professionnel dans la gestion de crise.

Les villes, moteurs de notre économie, sont l’épicentre de cette pandémie, devenue l’un des plus grands risques transfrontaliers. Nous faisons face au futur en sachant que les disparités régionales et les inégalités de revenu se sont creusées ces dix dernières années. Pourtant, sans croissance, les problèmes sociaux et environnementaux ne deviendront que plus coûteux et insolubles.

Dans des situations d’incertitude et de souffrance, nous sommes souvent tiraillés entre un désir de retour à la normalité (qui, après tout, nous est familière) et celui de récupérer ce qu’on a perdu de notre vie et de nos richesses au cours de la métacatastrophe en changeant les choses pour qu’elles soient mieux qu’avant. Ces deux réactions sont rationnelles et compréhensibles, et, souvent, la plupart d’entre nous ne souhaite pas choisir l’une plutôt que l’autre. La question est donc de trouver un bon équilibre.

Venons-en au concret : quel impact aura l’investissement en infrastructures qui suivra sûrement la pandémie de Covid-19 sur l’avenir des villes ? On entend déjà dire qu’il faudrait saisir cette opportunité pour accélérer les adaptations au changement climatique. Cette réaction pourrait cependant perturber notre retour à la normale, car elle pourrait entraîner d’autres changements continus, potentiellement radicaux, et l’adoption de solutions non testées. Est-ce qu’une société épuisée par la pandémie est prête à accepter cela ? Par ailleurs, d’autres pensent qu’il est encore trop tôt pour savoir à quoi doit ressembler un plan de reprise post-crise, alors qu’on ne sait même pas encore combien de temps va durer la situation d’urgence et ce qui attend réellement nos économies. Mais cette attente n’est pas non plus sans coûts. Il pourrait paraître logique de faire succéder les mesures de rétablissement post-crise aux mesures d’urgence. Ce schéma séquentiel a été à l’œuvre lors de la crise financière de 2008, et c’est ce qui explique que la relance économique ait mis du temps à émerger et qu’elle ait été de faible intensité.

Ce qui se produit pendant la crise pour mieux préparer ce qui arrivera après la crise peut faire toute la différence. Nous n’avons pas besoin de prêcheurs moralisateurs mais de stratèges pratiques. La période post-désastre a déjà commencé, mais nous ne nous en rendons pas compte, tant nous sommes plongés dans nos combats pour la vie, dans les villes du monde entier.

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Les villes, l’épicentre de la crise

Wuhan, New York, Milan, mais aussi Brescia, Mulhouse… La pandémie a soulevé de sérieuses questions au sujet des villes et de leur avenir après la crise.

Densité

Le comportement social et la vie économique sont interdépendants, modelant ainsi le panier des services et leur distribution. De nombreuses villes, partout dans le monde, petites ou grandes, sont dotées d’aménagements pour la vie quotidienne, pour la culture, les loisirs ou encore la mobilité des personnes. Qu’en sera-t-il ensuite de la demande pour ce genre d’infrastructures ? Et si la demande s’écroule, que ferons-nous des espaces qui leur ont été dédiés ? Qu’adviendra-t-il de la main-d’œuvre, qui pourrait accroître le chômage structurel sur le long terme dans des secteurs aussi variés que la culture, le sport ou la restauration ? Quel sera l’équilibre approprié ? Et à quelle échelle ?

Réglementation

Le zonage et d’autres réglementations ont façonné nos villes pour répondre aux risques de pollution atmosphérique, aux menaces que représentent des maladies telles que le choléra ou la tuberculose, ainsi qu’à certains problèmes sociaux comme la prostitution et les addictions. La répartition des établissements d’enseignement et des établissements médicaux a aidé à déterminer l’emplacement des lieux de vie et de travail des habitants. À l’avenir, quelles nouvelles régulations guideront notre comportement dans les villes ?

Équilibre travail-vie personnelle

La plupart des habitations n’ont pas été pensées pour le télétravail qui, parfois, peut reporter certains coûts sur l’employé. Qui prendra ces coûts en charge ? Et quelle sera la demande pour les espaces de bureaux ?

Data

Nous avons déjà commencé à observer les effets positifs et négatifs de l’utilisation du big data dans les villes pour la sécurité, la qualité de l’environnement, la gestion de la circulation, la gestion fiscale et bien d’autres applications. Quelle pourrait être la portée des data dans une société préoccupée par sa santé ? Et quelles sont les limites acceptables de la collecte et de l’utilisation des données personnelles dans les sociétés démocratiques ?

Ces questions qui se posent pour la sortie de la pandémie sont les mêmes que celles généralement listées dans les programmes relatifs au changement climatique (en plus des problématiques énergétiques). Nous ne bénéficierons pas sur le long terme d’un programme de relance infrastructurelle post-crise tant que nous n’aurons pas accepté le fait que ce genre de questions et d’autres doivent être considérées dès aujourd’hui.

La plupart des investissements en infrastructures sont effectués dans les villes et leur amortissement est prévu sur un cycle de vie de l’ordre de plusieurs décennies. Ce n’est pas le moment de rouvrir des débats stériles sur la taille et la densité des régions urbaines. Je pense que les problèmes auxquels font face les grandes villes ont peu à voir avec leur taille et que les régions urbaines à forte densité ont beaucoup d’avantages. Quoi qu’il en soit, il faudra partir de notre situation actuelle.

I Partie

Des leçons qui coûtent : la stratégie d’investissement infrastructurel post-2008

La relance infrastructurelle issue de la crise financière de 2008 peut nous donner des indices pour l’avenir parce que des erreurs coûteuses ont été commises.

Que s’est-il passé ?

  • Le financement a commencé après que l’on s’est rendu compte que l’économie ne se régulait pas toute seule.
  • Une large partie de ce financement n’a pas été utilisée.
  • Il manquait des projets qui allaient plus loin que la réparation de ponts ou de routes, c’est-à-dire des projets qui restructurent les régions urbaines, réduisent les coûts économiques futurs et les risques environnementaux, et renouvellent les biens publics.

Pourquoi ?

  • Les gouvernements nationaux n’accordent pas une grande priorité aux affaires urbaines.
  • Au niveau local et central, la capacité de planification est faible.
  • Nombre de projets ont été retardés par des exigences réglementaires.
  • Alors que l’on se basait sur l’hypothèse d’un marché qui optimise l’allocation des ressources, le secteur privé n’investissait pas à cause de la forte incertitude dans les marchés, et le secteur public attendait que le secteur privé fasse le premier pas. Comme dirait un utilisateur de Twitter, on a pu constater la « combinaison d’un manque de communication et d’une incohérence des attentes » !

À quoi cela a-t-il mené ?

  • L’Europe et les États-Unis ont un problème commun, que l’Asie ne partage pas ou, du moins, pas à la même échelle : les NEET (« Not in Education, Employment or Training »), autrement dit ces millions de jeunes gens qui, après 2008, n’étaient ni étudiants, ni dans le monde du travail ou de la formation, présentant un risque économique d’hystérèse, un phénomène sur le marché du travail caractérisé par des périodes de chômage plus longues que la moyenne (et des revenus d’activité amoindris tout au long de la vie). Les membres de cette génération, aujourd’hui plus âgés, n’ont pas été absorbés dans l’économie traditionnelle (retard du premier enfant, moindre accès à la propriété foncière).
  • Dans l’ère post-crise, si une autre vague de NEET rejoint la première, les tendances de croissance sur le long terme resteront très faibles. Qu’adviendra- t-il alors des commerces illicites et illégaux ? Une épidémie d’opioïdes ? Des suicides ?
  • À ces critiques de la stratégie post-2008 peuvent s’ajouter les phénomènes de disparités régionales croissantes entre les pays et le gouffre grandissant des inégalités de revenus dans de nombreux pays développés (mais pas tous).
II Partie

L’importance des infrastructures

Notes

Est-ce que je m’attarde trop sur les infrastructures ? La France et l’Italie sont deux pays qui ont des inégalités régionales importantes, mais l’économie française a crû ces dernières décennies alors que l’économie italienne stagne depuis 1990. L’Italie a un grand excédent de logements, tout comme la France. La population du nord de l’Italie est dispersée sur un vaste territoire mais le taux de mortalité due au coronavirus y a été le plus élevé du monde. En France, au début de la crise actuelle, au moins 1 million de personnes ont quitté Paris pour se réfugier dans leurs maisons de campagne en province, surtout dans l’ouest du pays1. Toutefois, l’épidémie n’a pas encore explosé dans ces régions d’arrivée. Au contraire, cette migration hors de Paris a eu un impact positif en allégeant la charge de travail des services de soins intensifs d’Île-de-France, envahis de patients ayant besoin de respirateurs. Des TGV ont même été adaptés pour transporter des patients branchés à des ventilateurs, du Grand Est et de la région parisienne vers d’autres régions où les hôpitaux disposent encore de capacités d’accueil. Cela ne devrait pas nous surprendre : le Global Health Security Index 2019 de l’université Johns-Hopkins classait la France première sur 195 pays pour sa capacité infrastructurelle, l’Italie arrivait en 66e place.

Les infrastructures sont importantes – pour l’énergie, pour l’eau, pour les transports. L’investissement en infrastructures devra faire partie intégrante de tout plan solide pour réduire l’impact de pandémies futures. Le coût pour se préparer à faire une transition vers un avenir meilleur – moins de carbone, plus de préparation aux catastrophes naturelles et aux épidémies – sera majeur. Combien ? En 2006, l’OCDE estimait que les investissements mondiaux dans ces secteurs pourraient atteindre 71 trillions de dollars, soit 3,5% du PIB mondial. En 2013, le cabinet de conseil américain McKinsey a augmenté son estimation à 57 trillions de dollars de dépenses pour la période 2013-2030, et ce en excluant le changement climatique. La sous-utilisation était alors estimée à 60%. Aujourd’hui, le PIB mondial a diminué, et pourtant nos besoins ont augmenté.

De plus, beaucoup de choses se rapportent à la gouvernance, à l’interface entre les secteurs public et privé, entre les autorités locales, régionales et nationales, et entre des secteurs économiques qui n’ont pas l’habitude de coopérer entre eux, tels que la santé et l’éducation.

Prenons l’exemple de l’éducation, un secteur primordial pour combattre les inégalités régionales et le problème de la génération NEET. Nous n’avons toujours pas bien répondu aux chocs socio-économiques de l’après-2008, mais nous devons reconnaître que la relance après la pandémie va plus encore diminuer le niveau de vie de certains, et les opportunités pour beaucoup d’autres. Nous savons déjà quels pourraient en être les conséquences politiques. Peut-être nous reste-t-il juste assez de temps pour agir avant la prochaine crise.

Qu’avons-nous dans notre boîte à outils ?

  • Les programmes d’éducation tout au long de la vie, et la formation des adultes.
  • L’éducation et l’emploi dans des endroits reculés, soit des lieux éloignés des centres urbains ou dans des régions métropolitaines isolées du reste de leur environnement.
  • Les universités dans des villes moyennes et intermédiaires, qui peuvent entrer en symbiose avec les citoyens et les entreprises autour d’elles.

Le succès de ces initiatives dépendra de notre constance au cours des prochaines années. Il sera difficile de bien organiser nos priorités et de protéger nos budgets, car les gouvernements élus démocratiquement sont susceptibles de changer ces priorités et de couper les budgets face à la pression fiscale à court terme.

III Partie

Coopération et leadership : l’Europe doit se démarquer

Notes

2.

Voir Ankit Panda, « Poll: Majority of Americans See US and China as Rivals », thediplomat.com, 28 juin 2019.

+ -

3.

Alfred W. Crosby, America’s Forgotten Pandemic. The Influenza of 1918, Cambridge University Press, 2003, p. 323.

+ -

Les choses seront-elles meilleures cette fois-ci, tant les vies perdues sont nombreuses, tant la crise est globale ? Beaucoup de choses sont déjà différentes aujourd’hui.

  • Les États-Unis sont déjà retournés à une position par défaut, l’isolement.
  • Les sondages d’opinion aux États-Unis montrent que les démocrates comme les républicains voient la Chine comme une rivale des États-Unis (64% et 65%)2.
  • Les États-Unis, dépassés par les coûts économiques et sociaux de la crise, n’ont plus les ressources pour assumer des responsabilités internationales comme ils l’avaient fait après la Seconde Guerre mondiale (le plan Marshall est souvent invoqué par des gens qui ne savent pas du tout comment il a fonctionné).
  • La grippe espagnole et la pneumonie de 1918 ont tué près de 550.000 personnes en dix mois aux États-Unis, alors qu’ils n’étaient pas à risque normalement. On peut comparer cette prudente estimation aux 423.000 Américains morts au combat lors de la Première Guerre mondiale, de la Seconde Guerre mondiale et des guerres de Corée et du Vietnam réunies. Après la pandémie de 1918, qu’est-ce que les États-Unis ont fait différemment ? Selon l’historien Alfred W. Crosby3, tout fut rapidement oublié, sauf dans le secteur médical : « Au niveau des organisations et des institutions – au niveau des collectivités – la grippe espagnole a eu peu d’impact. Elle n’a pas provoqué de grands changements dans la structure ou les procédures des gouvernements, des armées, des entreprises ou des universités. »

On arrive alors à la conclusion, qui donne à réfléchir, que les dimensions mondiales de la pandémie d’aujourd’hui ne mèneront pas à des solutions globales pour des problèmes globaux.

Rendre les villes plus sûres – dans un monde ou plus de la moitié de la population vit dans des villes – devrait être une ligne directrice de politique publique pour les années à venir. Les crises du passé – incendies, guerres, épidémies et même révolutions – ont mené à des changements radicaux dans les modes de vie urbains, l’aménagement des villes, les matériaux de construction, les modes de communication, de transport et d’informations, ainsi que dans la logistique et les services publics. La pandémie de 2020 ne sera en rien différente. L’Europe a le réseau de villes le plus vaste, le plus dense et le plus ancien du monde. Ce réseau est crucial pour le marché unique. Pour réduire les futurs coûts économiques et environnementaux, nous avons urgemment besoin de projets qui vont restructurer les régions urbaines et renouveler les biens publics. Ce programme sera difficile à réaliser, mais beaucoup peut être fait dans les dix prochaines années, comme l’illustre bien la stratégie transformative connue sous le nom de « Grand Paris », qui vise à étendre les transports publics à la périphérie de Paris.

Redémarrer l’économie européenne nécessite des mesures qui réduiront les risques au sein de l’Europe et partout ailleurs s’ils représentent une menace pour l’Europe dans le futur : ce sont les deux faces d’un seul programme. Après la grippe de 1918, aux États-Unis, peu de choses ont changé pour se protéger de futures épidémies ou s’y adapter. Les États-Unis n’ont pas fait partie de l’effort mondial de l’entre-deux-guerres pour la constitution d’un réseau d’alerte rapide pour les maladies contagieuses. L’exemple américain de 2020 laisse à penser que, cette fois-ci, les choses ne seront pas différentes : les positions de leadership iront à d’autres ou seront saisies par d’autres.

Après nous être penchés sur une stratégie de relance basée sur des investissements d’infrastructure – pour la plupart à destination des villes – et tenant compte des leçons coûteuses des plans de relance post-2008, intéressons-nous désormais aux défis que posent la gestion des risques transfrontaliers dans une situation où certains pays coopèrent et où d’autres essaient de faire cavalier seul. Nous soulignerons dans cette partie à quel point il s’agit bien là d’un moment clé pour l’Europe.

IV Partie

Les risques transfrontaliers

On nous dit aujourd’hui que l’État revient en force. Nous avions déjà entendu cela pendant la crise de 2008. À l’époque, les risques systémiques exposaient les pays dont les économies et les marchés financiers se portaient bien à des menaces venues d’ailleurs. Des changements fondamentaux dans la réglementation bancaire en sont ressortis ; les gouvernements ont réduit leur interventionnisme économique dès qu’il était prudent de le faire, tout cela pour se retrouver confrontés à une autre crise transfrontalière, plus sévère encore. Une crise qui pourrait mettre les institutions du monde entier à l’épreuve.

Défini simplement, un risque transfrontalier existe quand un problème dans un pays affecte le bien-être et la sécurité de personnes dans un autre pays. Le Covid-19 est l’exemple le plus spectaculaire, fulgurant et meurtrier, de risque transfrontalier qui touche les villes à un rythme plus rapide que ne l’est le temps de réponse des gouvernements :

  • la trajectoire de l’épidémie, qui dépendait de la libre circulation des personnes, était imprévisible. À son début, qui d’entre nous pouvait localiser Wuhan sur une carte ? Daegu en Corée ? La Lombardie en Italie ? Sans parler de Bergame et Brescia. Où sont allés les gens après avoir assisté à la réunion annuelle des chrétiens évangéliques de Mulhouse ou fêté Mardi Gras à La Nouvelle-Orléans ? ;
  • la réponse de nombre de gouvernements a été empreinte de confusion, puisqu’ils n’étaient pas certains que les gens se comporteraient de façon responsable s’ils n’y étaient pas contraints. La différence entre la prudence et la panique était alors une question de jugement. Il y aura un temps pour la réflexion, mais celui-ci n’est pas encore arrivé ;
  • les gouvernements ont dû mettre en place des ponts aériens importants pour rapatrier leurs ressortissants bloqués à l’étranger, souvent pris en tenaille entre plusieurs ensembles de règles différentes et contradictoires entrées en vigueur sans avertissement. Les périodes de rotation de plusieurs dizaines de milliers d’équipages de navires marchands ont été interrompues ;
  • l’organisation de l’approvisionnement des villes a brisé la distinction conventionnelle entre secteur public et secteur privé, et a forcé les gouvernements à reprendre un rôle actif sur les marchés. À l’époque préindustrielle, une épidémie au printemps, durant la saison des semis, annonçait une pénurie de nourriture un an plus tard. Est-ce que cela pourrait se reproduire ?

Même si certaines catastrophes ne peuvent être prédites, nous savons qu’elles arriveront. Les catastrophes sont devenues plus fréquentes et plus coûteuses depuis les années 1980, et leurs effets ont été exacerbés par l’interdépendance économique mondiale.

La globalisation peut contribuer à promouvoir la sensibilisation aux risques. Le Japon, qui investit énormément dans la prévention des séismes, est aussi intéressé par le niveau de préparation de la Californie et de l’Italie, par exemple, et investit dans les facteurs de résilience. Pourquoi ? Un séisme en Californie ou en Italie affectera les Japonais qui y résident, les investissements japonais, et l’économie locale de façon plus générale, avec des conséquences qui seront ressenties jusqu’au Japon. Réciproquement, la Californie et l’Italie sont aussi affectées par les mesures prises au Japon. La conformité à ces mesures de prévention reste une responsabilité nationale, et les gouvernements traitent les catastrophes sur leur territoire comme une affaire souveraine.

Certains risques transfrontaliers ne laissent pas de séquelles à long terme, par exemple l’interruption de réseaux électriques transfrontaliers et interdépendants qui mènent à des coupures de courant. Certains autres sont plus problématiques : les mesures prises par le Vietnam pour éradiquer la malaria sont ainsi contrecarrées par l’inaction de son voisin, le Cambodge, et les incendies de forêt en Indonésie ou au Brésil entraînent une pollution atmosphérique avec des effets à long terme au-delà de leurs territoires. Dans ces cas-là, la santé des personnes au Vietnam ou dans les pays touchés par la pollution issue des feux de forêts indonésiens et brésiliens est directement affectée, mais il n’y a rien que ces personnes puissent faire pour contrôler le problème à sa source.

Avec le changement climatique, les risques transfrontaliers se posent au niveau mondial. C’est ce sentiment d’impuissance, celui d’être une victime innocente, qui se traduit en pression politique et intensifie la méfiance.

On voit qu’un schéma se dégage de ces exemples. Dans chaque pays, les gens sont exposés à la façon dont les autres pays anticipent ou réagissent aux problèmes ne pouvant être contenus au sein de leurs frontières. Il nous est demandé de porter des masques sur nos visages, par responsabilité personnelle envers les autres : de la même manière, nous devons réfléchir sur les catastrophes dans notre pays qui pourraient affecter le bien-être de gens dans d’autres pays. Cela crée une interdépendance avec une dimension morale très importante. Agir ensemble est malgré tout difficile : chaque pays est exposé à une série de risques transfrontaliers différents, certains sont bien pires que d’autres, certains viennent de pays voisins, d’autres viennent de plus loin.

V Partie

La non-interférence : « ce n’est pas mon affaire ! »

Notes

4.

Chris Andrew, The Defense of the Realm. The Authorized History of MI5, Penguin, 2010, p. 858.

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La peur nous amène à chercher la sécurité là où nous avons un sentiment d’appartenance. L’État-nation peut sécuriser ses frontières : nous sommes enfermés là où nous nous enfermons. Et si nous voyageons, nous pourrions nous retrouver exclus des autres pays. Mais rien de cela ne résout le problème des risques transfrontaliers.

Une perspective historique de long terme peut nous aider à comprendre le problème posé par notre dépendance à l’État-nation pour notre protection dans un monde où les catastrophes sont de plus en plus fréquentes et coûteuses. Le professeur Christopher Andrew4 écrit à juste titre que le « trouble de déficit de l’attention historique […] était la tare intellectuelle distinctive de la fin du XXe et du début du XXIe siècle ». L’État-nation moderne a émergé après  que les guerres de Religion et la guerre de Trente Ans ont détruit des vérités anciennes et saccagé la majorité de l’Allemagne et de l’Europe centrale. En 1648, le traité de Westphalie, qui internationalisa le Rhin et invalida le recours à des différences religieuses en tant que motif de déclaration de guerre, a limité les grandes puissances hégémoniques, les États les plus susceptibles de tirer profit de leur supériorité. Là était le prix à payer par ces États les plus puissants pour garantir la coopération de tous, petits comme grands, dans un système plus large. Cette entente a abouti car elle se basait sur un principe de non-intervention : les États n’ont pas le droit d’intervenir dans les affaires intérieures des autres États. Une intervention directe équivaut à un acte de guerre.

Considérons les questions que l’on se pose déjà à propos de cette pandémie par rapport à ce que l’on aurait pu faire différemment : en disposant de plus d’informations, plus tôt, qui a la responsabilité d’agir ? Et si aucune mesure n’est prise ou si les mesures sont insuffisantes, quelles dispositions peuvent prendre les autres pays ? À quel moment un pays peut-il agir pour empêcher ou atténuer les risques qui menacent son peuple, son environnement ou ses institutions qui se trouvent dans une autre juridiction ?

Le système initié par le traité de Westphalie, fondé sur ces principes de non- intervention et d’indépendance des États-nations, a déjà été étendu pour mieux faire face au risque terroriste. Il suffit de penser aux milliers de contrôles de sécurité dans les aéroports et aux informations que les passagers doivent fournir avant de pouvoir monter dans un avion. Par ailleurs, afin de pouvoir contrôler le flux de capitaux qui finance le terrorisme ainsi que le blanchiment d’argent, les États-Unis obligent les banques nationales et étrangères à identifier la source de tous les fonds et à en suivre les mouvements. Cette portée extraterritoriale et ces exigences de déclarations entraînent des coûts supplémentaires pour les institutions financières du monde entier. Cela crée un précédent d’ingérence dans les affaires intérieures d’autres États. L’économie de la sécurité existe et les régulations qu’elle impose ne sont pas sujettes à une étude d’impact ex ante, ni à un audit d’efficacité ex post, exigées pour la plupart des réglementations économiques, environnementales et sociales.

Les  évaluations  qualité/prix  et  coûts/bénéfices  perdent  de  leur  pertinence quand la sécurité est inestimable. Même les entreprises ne peuvent l’ignorer à leurs risques et périls. Par exemple, dans le cas du Boeing 737 Max, une faille importante dans un système a été attribuée à des problèmes dans la culture d’entreprise, à des défaillances dans les systèmes internes et à la complaisance des régulateurs. Les chaînes de production en Europe ont alors été fermées et des milliers d’avions commandés ne seront peut-être pas construits – si tant est même qu’ils le soient – tels qu’ils avaient été imaginés. La confiance a été ébranlée et la reconstruire sera long et coûteux. Cet exemple nous éclaire bien au-delà du secteur aéronautique : ne jamais laisser les comptables avoir le dernier mot. Pourtant, dans le cas de la pandémie actuelle, la réduction des coûts a probablement été un facteur ayant motivé certaines décisions au cours de ces dernières années qui peuvent expliquer pourquoi des matériaux et des équipements qui auraient pu réduire l’impact de l’épidémie dans beaucoup de pays n’ont pas été disponibles.

Bien que la pandémie du Covid-19 soit la plus urgente, elle n’est pas la seule menace sanitaire. Et le problème n’est pas la mondialisation en soi : rien, ces dernières années, n’empêchait les gouvernements de prendre davantage de mesures pour faire face à une pandémie. Dans un contexte où le secteur de la sécurité commence à prendre plus largement en compte les besoins en équipements sanitaires et médicaux, la globalisation va bénéficier d’un mouvement général vers des pays plus sûrs, pour y travailler et pour y vivre.

VI Partie

Frontières et sécurité : l’Europe est différente

Notes

5.

Anu Bradford, The Brussels Effect. How the European Union Rules the World, Oxford University Press, 2020, p. 24.

+ -

Qui dit souveraineté dit aussi frontières, qui délimitent notre responsabilité et les bornes territoriales de l’application des lois. Dire que seuls les États-nations exercent une souveraineté n’aurait pas de sens. L’Union européenne est souveraine dans le sens où la juridiction de la Cour européenne de justice, l’ultime cour d’appel, a préséance au sein du territoire de ses États membres, et dans la mesure où les régulations européennes s’appliquent au sein de ces frontières pour les biens et services produits ou importés dans l’Union européenne.

Les gouvernements européens interviennent dans l’économie de trois façons : la politique monétaire (aujourd’hui dominée par la Banque centrale européenne), la politique fiscale (sous le contrôle des États membres) et la régulation. La régulation au niveau national demeure essentielle pour les réformes structurelles en vue d’une croissance inclusive, de la création et la survie des PME, de l’innovation, et même pour le soutien et l’adoption d’un programme sur le changement climatique.

Le marché unique, cependant, est plus que la somme de tous les régimes réglementaires des vingt-sept États membres : il fonctionne car la Commission européenne est la source des standards réglementaires usuels qui s’appliquent à tous les États membres et qui deviennent les standards auxquels les producteurs d’autres pays qui veulent commercer avec eux doivent se plier. Le marché unique a fait de l’Europe la deuxième puissance économique du monde.

Nous connaissons tous les quatre libertés, les clés du marché unique : produits, services, capital, travail. La pandémie a frappé directement le travail quand les frontières entre les pays membres et entre l’Union européenne et la majorité du reste du monde ont fermé, avec des conséquences immédiates dans le secteur agricole (1,5 million de travailleurs émigrés), le secteur touristique (4,4% du PIB et 21,5% des exportations de services en moyenne dans les pays de l’OCDE) et l’industrie. La santé, tout comme la protection de l’environnement qui, elle aussi, ne connaît pas de frontières, est d’habitude un atout de l’Europe, mais lorsqu’elle est menacée, elle peut devenir un risque. La santé est une compétence des États membres, mais les services médicaux et les produits associés sont régulés par le marché unique. Il nous faut donc agir ensemble, en commençant par apporter notre soutien aux laboratoires d’Europe et étendre notre capacité à produire des vaccins, des médicaments et de l’équipement médical.

Dans un livre consacré à l’influence globale de la régulation européenne publié avant la pandémie, la professeure Anu Bradford de l’école de droit de la Columbia Law School écrivait : « Adopter un rôle hégémonique dans la régulation renforce l’identité de l’Union européenne et améliore sa place dans le monde, même en temps de crise, lorsque son efficacité et sa pertinence ne cessent d’être remises en question5. » Cependant, les discussions sur ce que devrait faire l’Union européenne ont bien plus été axées sur la finance que sur la régulation. La régulation pour restaurer la santé et réduire les risques futurs protégerait le marché unique. Alors, comment l’Europe peut-elle relever le défi ?

Le Conseil européen, la Commission européenne, le Parlement européen et les États membres devraient afficher clairement leur objectif premier comme étant de garantir les conditions dans lesquelles les quatre libertés du marché unique peuvent fonctionner, y compris celle de la libre circulation des personnes au sein de l’espace Schengen. Les gens retourneront au travail et à leurs déplacements quand ils se sentiront autant en sécurité qu’à la maison. La sécurité au travail est déjà l’un des sujets traités par la régulation européenne, mais ce n’est plus assez pour assurer la mobilité des travailleurs. L’éducation à l’international et le programme Erasmus sont des investissements dans l’avenir de l’Europe. La mobilité est essentielle aux avantages culturels et naturels qui représentent la richesse de l’Europe et maintient des millions d’emplois. Elle est vitale pour des millions de familles qui disposent de plus d’une nationalité européenne. La crise arrivera à sa fin quand les réunions de famille et les mariages pourront avoir lieu et quand les festivals, les musées, les salles de concert et les parcs, et non pas seulement les magasins, les usines, les bureaux, les écoles et les universités, rouvriront. Cet objectif stratégique – si ce n’est existentiel – bouleversera toute l’année 2020-2021, et ce jusqu’à ce que nous soyons libres de voyager à nouveau.

La réouverture des frontières ne sera que le début d’un effort sur le long terme. Dès maintenant et pour le moyen terme, une stratégie d’investissement pour l’Europe devra :

  • adapter ses villes et villages à de nouveaux équilibres entre le travail et la vie personnelle. L’aménagement urbain et régional, la distribution des écoles et des centres médicaux, la demande de bureaux, l’architecture des lieux de vie, des transports et l’utilisation des données, tout devra être organisé dans un programme appelant des investissements infrastructurels dans la santé et l’environnement. C’est peut-être l’occasion pour la Banque européenne d’investissement de jouer un rôle prépondérant ;
  • répondre aux problèmes sociaux des gens âgés et vulnérables, notamment  les personnes isolées, les migrants, les indépendants, où qu’ils habitent. Les charges doivent être distribuées équitablement. Si l’on protège les citoyens de l’Union européenne, ils voudront en faire partie ;
  • assurer les droits à la vie privée, à la dignité, à l’État de droit et à la participation civique des Européens. Cela deviendra particulièrement important quand de nouvelles procédures seront mises en place pour surveiller l’évolution de la situation (la protection des données vient alors à l’esprit), pour relancer l’économie et pour mobiliser la société dans les crises futures. La responsabilité du gouvernement est cruciale pour que ses citoyens lui fassent confiance . 

Il n’y a rien de radicalement nouveau dans ces objectifs qui reflètent les valeurs fondamentales du marché unique. Sont-ils technocratiques ? Peut-être. Un gouvernement compétent peut sembler ennuyeux, mais pensons à l’alternative. Pour répondre aux enjeux d’une crise sans précédent, l’Europe doit jouer sur ce qu’elle sait déjà faire au niveau mondial. La logique est double : même si de nombreuses actions sont menées au niveau local, régional et national, l’Europe doit devenir le cadre de référence.

Enfin, l’Europe a un intérêt crucial quant à la manière dont les pays qui échangent avec elle contrôlent et réduisent les risques. L’aide au développement a longtemps été une stratégie d’aide aux pays pauvres pour améliorer les conditions de vie, de peur que les problèmes sociaux et environnementaux ne « débordent ». Nous devrions à présent nous préoccuper aussi de ce que la pandémie et ses conséquences économiques annoncent pour la stabilité de beaucoup de pays, partout dans le monde, avec lesquels l’Europe a des accords de partenariat et de coopération. Là aussi, il est question d’étendre les politiques européennes existantes pour répondre aux besoins.

Ceux en Europe qui ont le pouvoir de prendre les bonnes décisions ont aussi le pouvoir de ne pas en faire assez ou de se tromper. Aujourd’hui, l’Europe fait face à une menace biologique. Comment l’Europe peut-elle à l’avenir faire face aux autres menaces, par exemple géopolitiques ou militaires, si elle sort de cette crise affaiblie, moins solidaire et plus vulnérable ?

La visibilité et le leadership ont un coût. Pour mobiliser les ressources des institutions européennes et les talents de presque 450 millions de personnes, pas seulement contre le Covid-19 mais aussi contre tout autre désastre, l’Europe doit améliorer la capacité des États membres à faire face aux crises et à s’en remettre. Les institutions sont une dotation, un investissement au même titre que l’assurance, qui vise à nous aider à nous préparer à la catastrophe. Nous devrions penser à mettre en place :

  • une Agence européenne pour la résilience et la reprise, dotée d’un fonds et qui aurait pour but d’identifier et de répondre aux carences aux niveaux nationaux et sous-nationaux ;
  • une Académie européenne de gestion de crise, qui codifierait les leçons retenues, disséminerait toutes les informations pertinentes et formerait des personnes du secteur privé et du secteur public ainsi que des chercheurs et des experts à travailler ensemble en cas d’urgence.

Une stratégie européenne pour une « cohésion renforcée », en quête d’une « union toujours plus étroite » ne pourra être validée que si elle fonctionne plus efficacement lors de la prochaine crise. Et il y en aura une autre. Alors qu’il est possible que notre monde se fracture en deux blocs ou plus en termes de préparation et de réponse aux crises – un groupe de nations qui veulent plus de coopération quand un autre en veut moins –, la position de l’Europe doit être claire, constructive et convaincante. Autrement dit, il faut que l’Europe ait une vision, les moyens nécessaires pour l’accomplir et prouver qu’elle est capable de rendre la vie meilleure et plus sûre pour les Européens.

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