Introduction
L’abstention record
Une gauche jamais aussi haute grâce à la dynamique écologiste
Une droite parlementaire en forte érosion
Un front national en érosion mais qui sort de la marginalisation politique qui le guettait
Le second tour : un sursaut de la droite qui n’empêche pas une sévère défaite
Annexe : résultats des élections régionales des 14 et 21 mars 2010 par région
Légende
Alsace
Aquitaine
Auvergne
Basse-Normandie
Bourgogne
Bretagne
Centre
Champagne-Ardenne
Corse
Franche-Conté
Guadeloupe
Guyane
Haute-Normandie
Ile-de-France
Réunion
Languedoc-Roussillon
Limousin
Lorraine
Martinique
Midi-Pyrénées
Nord-pas-de-Calais
Pays de la Loire
Picardie
Poitou-Charentes
Provence-Alpes-Côte d’Azur
Rhône-Alpes
Introduction
Certes, lors du 1er tour des régionales de 2004, les Verts ne se comptaient à part que dans 36 départements. Si l’on projette ces résultats sur l’ensemble des départements, ils représentaient en 2004 un capital électoral potentiel de 1 300 000 électeurs. Mais Europe écologie en a réuni plus de 2 300 000 en 2010. Donc, dans un contexte de chute massive de la participation électorale, la famille écologiste est bien la seule à progresser en nombres absolus.
De 2004 à 2010, le corps électoral français a connu une croissance de près de 2 millions d’électeurs. En dépit de cela, les votants de 2010 ont été beaucoup moins nombreux qu’en 2004 et l’abstention a connu un véritable envol. 53,6% des inscrits ont boudé les urnes, contre 39,2% en 2004. Cet écart de plus de 14 points d’abstention (+14,4) entre deux élections de même nature est exceptionnel. Il est le témoin de l’ampleur de la crise de la représentation politique telle qu’elle s’exprime au travers de l’abstention. Celle-ci est sans conteste le seul « vainqueur » de ces régionales de 2010 : plus de 23 millions d’électeurs sont restés chez eux, si l’on y ajoute les 744.000 électeurs qui ont choisi le vote blanc ou nul, c’est plus de 24 millions d’électeurs qui ont refusé d’exprimer un vote. Le second vainqueur, à un degré beaucoup plus modeste, est l’électorat écologiste : il est le seul à avoir enregistré une croissance significative au cours des six dernières années : plus de 1.800.000 électeurs supplémentaires1. En dehors de ces deux mouvements électoraux, aucune autre sensibilité politique n’a progressé en nombre de voix.
Tout le monde a perdu en voix, même les vainqueurs annoncés de l’élection. De 2004 à 2010, la gauche parlementaire (hors Verts et écologistes) a perdu plus de 2 millions de voix. Même avec l’inclusion d’Europe écologie, la gauche élargie (rassemblant toutes les sensibilités, de l’extrême gauche à Europe écologie) a perdu environ un demi-million de voix. Certes, les droites ont vu fuir prés de 5 millions d’électeurs (plus de 1.300.000 pour le FN, plus de 3.400.000 pour la droite modérée). La victoire de la gauche ne s’enracine pas dans une réelle dynamique en nombre de voix, la défaite de la majorité plonge ses racines dans une démobilisation massive, qui a particulièrement affecté ses soutiens de 2004 renforcés par la dynamique sarkozyste de 2007.
Tableau 1 : évolution en voix de 2004 à 2010.
L’abstention record
Baromètre de la confiance politique effectué par la Sofres pour le Cevipof, Edelman et l’Institut Pierre Mendès France (sondage réalisé par téléphone, du 9 au 19 décembre 2009, auprès d’un échantillon de 1 500 personnes représentatif de la population âgée de 18 ans et plus, inscrite sur les listes électorales).
Sondage LH2 pour la presse régionale et France Bleu, réalisé du 30 octobre au 28 novembre 2009 auprès de 5100 personnes constituant un échantillon national représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus.
Sur ce modèle des élections intermédiaires, on peut consulter Karlheinz Reif, Hermann Schmitt, « Nine Second-Order National Elections, a Conceptual Framework for the Analysis of European Elections Results », European Journal of Political Research, n° 8, 1980, p. 3-34.
Depuis les premières élections régionales de 1986, la tendance à l’abstention n’a cessé de croître : 21,8% en 1986, 31,3% en 1992, 44,6% en 1998, 39,2% en 2004, 53,6% en 2010. Avec une poussée abstentionniste de 14,4 points en six ans, on s’inscrit dans le registre d’un très fort mouvement de retrait des urnes. Malgré l’accroissement sensible du corps électoral depuis 2004, il y a, en 2010, une progression de plus de 7 millions d’abstentionnistes. Cette abstention extrêmement élevée a plusieurs causes. Elle s’insère tout d’abord dans le processus de développement d’une abstention de protestation contre le système politique, qui ne cesse d’augmenter depuis la fin des années 1980, nonobstant un coup d’arrêt lors de la dernière élection présidentielle. Après cette parenthèse de 2007, le mouvement reprit et la défiance politique réapparut : dans la première vague du baromètre de confiance politique que le Cevipof a mis en place en décembre 20092, 67% des personnes interrogées déclaraient ne faire confiance ni à la droite ni à la gauche pour gouverner, 66% des électeurs ayant voté en faveur de Ségolène Royal au second tour de la présidentielle de 2007 partageaient cette défiance, 57% de ceux qui avaient choisi Nicolas Sarkozy.
L’abstention de 2010 exprime également un trouble de l’opinion par rapport à l’institution régionale. Ces régionales étaient les premières à être déconnectées de toute autre élection. En 1986, elles étaient liées aux législatives. En 1992, 1998 et 2004, elles étaient associées aux cantonales. En 2010, la région était renvoyée à elle-même et aucune élection parallèle n’était là pour « tirer » la participation vers le haut. Isolées, ces élections régionales n’ont pas passionné : 71% des personnes interrogées lors du premier tour par l’institut OpinionWay se sont déclarées peu ou pas du tout intéressées par la campagne des élections régionales. Interrogés quelques mois avant les régionales sur la connaissance de leur président de région, seuls 29% des électeurs pouvaient citer son nom3. La région souffre d’un déficit de notoriété et est, parmi les collectivités territoriales, celle qui suscite le moins d’identification et le plus d’incertitude. Dans le haut niveau d’abstention s’est ainsi traduite une certaine indifférence par rapport à la région en tant qu’instance politique.
Enfin, et de manière plus classique, ces élections étaient tout à fait caractéristiques d’élections « intermédiaires », tenues en milieu de cycle et enregistrant une démobilisation de l’électorat de la majorité au pouvoir4. Dans ce cas, on enregistre le plus souvent un recul du parti au pouvoir, dû à l’éparpillement de son électorat vers l’abstention, ou vers l’opposition ou encore vers les partis en marge du système. L’UMP et ses alliés ont bien souffert de cet abstentionnisme différentiel. Les terres où la droite était puissante en 2004 ont été plus touchées par l’abstention en 2010 que celles de gauche. Dans l’ensemble des départements, le coefficient de corrélation entre le niveau de la droite en 2004 et celui de l’abstention en 2010 est de 0,4, alors que le coefficient entre la gauche en 2004 et l’abstention en 2010 est de -0,3. Dans des départements de droite aussi différents que la Meuse, la Mayenne ou la Lozère, la poussée de l’abstention a été massive (de 16 à 17 points de 2004 à 2010) et la droite s’est effondrée (de -18 à -28 points).
L’examen attentif de la carte de l’évolution du taux d’abstention de 2004 à 2010 (carte 1) révèle, au-delà des logiques politiques abordées ci-dessus, un terrain social particulier. Les départements dans lesquels la poussée abstentionniste est la plus vigoureuse sont la plupart du temps des départements urbains ou périurbains, touchés par la crise économique et sociale : la Seine et Marne (+19,4%), la Seine Saint-Denis (+18,6%), le Val-d’Oise (+18,4%), la Somme (+18,4%), l’Aisne (+18%), les Bouches-du-Rhône (+17,8%), l’Oise (+17%), le Nord (+16,9%) ou encore le Pas-de-Calais (+16,8%) sont autant de terres emblématiques des effets délétères de la crise sur la participation électorale. En revanche, dans des terres davantage rurales ou « rurbaines » (Haute-Corse, Creuse, Haute-Saône, Corse-du-Sud, Lot, Allier, Maine-et-Loire, Cantal, Jura…), l’érosion de la participation est moins forte.
Indépendamment de ces 20.200.000 citoyens qui se sont abstenus et qui obèrent toute interprétation rapide et définitive des élections régionales, qu’en est-il du choix des 19.500.000 électeurs qui ont exprimé un choix politique ?
Carte 1 : évolution de l’abstention de 2004 à 2010 (1ers tours).
Moyenne nationale : + 14,4 %
Une gauche jamais aussi haute grâce à la dynamique écologiste
Jamais l’ensemble des gauches n’avait dépassé la barre des 50% des suffrages exprimés dans des élections régionales.
Pour la première fois, l’ensemble de la gauche élargie aux écologistes atteint au soir du premier tour des régionales de 2010 les 53,6% de suffrages exprimés. Cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas atteint un tel niveau, ce qui a permis de recourir au qualificatif de victoire « historique ». C’est oublier le niveau de 56,7% des suffrages exprimés obtenus lors des législatives de 1981. Cependant, il faut remonter aux élections locales de la deuxième moitié des années 1970 pour retrouver une telle hausse de l’influence électorale de la gauche, mesurée en suffrages exprimés.
Source :
Sondage OpinionWay-Fiducial pour Le Figaro-LCI, réalisé le dimanche 21 mars 2010, jour du deuxième tour des élections régionales.
Tableau 2 : évolution des suffrages exprimés lors des régionales de 1986 à 2010.
Cf. sur ce point « Exclusif régionales 2010 : la nouvelle répartition des élus, région par région, parti par parti », La Lettre de l’opinion Ifop, hors-série, mars 2010.
Cette dynamique électorale est à peu près uniquement due à celle d’Europe écologie. La gauche hors écologie stagne par rapport à 2004. Au contraire, la famille écologiste s’envole et atteint un niveau (12,2% et même 14,1% si on prend la totalité des écologistes) qu’elle n’avait jamais obtenu par le passé, si ce n’est en 1992, date à laquelle elle était divisée en deux formations concurrentes. Les autres composantes de la gauche connaissent l’érosion électorale : l’extrême gauche perd 1,5 point par rapport à 2004 et demeure incapable de capter à son profit les effets d’un vote de crise. Il en est de même du Front de gauche qui, avec 5,8%, sauve les meubles de ce qui reste du communisme électoral (14,2% pour la liste menée par le député communiste du Puy-de-Dôme, André Chassaigne, en Auvergne, 13,1% pour la liste dirigée par le communiste corrézien Christian Audouin et élargie au NPA en Limousin, 10,8% pour la liste emmenée par le député communiste du Nord, Alain Bocquet, en Nord-Pas-de-Calais). Cette évolution différenciée des divers éléments constitutifs de la gauche a transformé le profil politique de la gauche française. La composante écologiste représente aujourd’hui 24% de l’ensemble du capital électoral de la gauche parlementaire ; elle n’en figurait que 5% en 1986 et à peine plus en 2004. La composante communiste ou néocommuniste constituait 25% de l’ensemble de l’électorat de la gauche parlementaire en 1986, il n’atteint plus aujourd’hui que 12% de cet ensemble. Ce rééquilibrage interne profond des composantes de la gauche est encore plus sensible sur le terrain du rapport de force entre élus au sein des conseils régionaux5. Dans les conseils élus en 2004, les communistes, avec 191 élus, incarnaient la deuxième force derrière les socialistes et leurs alliés (PRG et divers gauche) avec 714 élus, les Verts n’arrivant qu’en troisième position avec 159 élus. Aujourd’hui, la situation est tout à fait différente : derrière un ensemble socialiste qui rassemble 754 élus, le Front de gauche ne compte plus que 102 élus, tandis qu’Europe écologie en totalise 263. La gauche dite « solidaire » a connu en 2010 une profonde redistribution des cartes qui composent sa diversité.
Elle est même négative en Corse, où les listes de gauche ont connu la concurrence des listes régionalistes.
Cette gauche recomposée enregistre une forte dynamique depuis 2004, essentiellement grâce à sa composante écologiste. La poussée est très forte dans l’Est (Alsace, où Europe écologie, associée au Mouvement écologiste indépendant d’Antoine Waechter, réalise, avec 15,6%, un excellent score ; Lorraine, où la liste emmenée par Jean-Paul Masseret atteint le haut niveau de 34,4%), dans le Languedoc-Roussillon (où la liste Frêche, sans le soutien du PS, renouvelle à deux points près sa performance de 2004), en Midi-Pyrénées (où la liste Malvy atteint le niveau record en métropole de 40,9% des suffrages, la liste d’Europe écologie rassemblant tout de même 13,5%) et, enfin, dans un grand ensemble qui va de la Haute-Normandie aux Pays de la Loire (où les écologistes atteignent 13,6% des suffrages exprimés). La dynamique de la gauche est en revanche plus atténuée6 en Bretagne, Nord-Pas-de-Calais, Rhône- Alpes et Provence-Alpes-Côte d’Azur.
Carte 2 : évolution de la gauche parlementaire de 2004 à 2010 (1ers tours).
Moyenne nationale : +9,6 %
Daniel Boy, La Place de l’écologie politique, dans Pascal Perrineau et Colette Ysmal (dir.), Le Vote de tous les refus, Les élections présidentielle et législatives de 2002, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 275-287.
Élément essentiel de la progression de la gauche parlementaire depuis 2004, Europe écologie inscrit sa montée en puissance dans les structures traditionnelles de l’écologie politique telles qu’on les connaît depuis les années 19807. Un signe de cette profonde pérennité de l’enracinement géographique de l’écologie politique est le coefficient de corrélation très élevé (0,8) entre le niveau des listes des Verts lorsqu’ils s’étaient présentés de manière autonome en 2004 et le niveau des listes d’Europe écologie en 2010 (36 départements étaient dans ce cas). On retrouve, parmi les bastions écologistes, l’Alsace (15,6%), Rhône-Alpes (17,8% contre 10% pour les Verts en 2004), l’Île-de-France (16,6%), la Bretagne (12,2% contre 9,7% pour une liste Verts-UDB en 2004) et les Pays de la Loire (13,6%). S’y ajoute un ensemble de départements de Midi-Pyrénées, où la liste dirigée par Gérard Onesta a attiré un nombre important de suffrages (13,5%).
Jamais les écologistes réunis en un seul mouvement n’avaient réussi à atteindre un score à deux chiffres dans des élections régionales. Certes, en 1992, deux mouvements concurrents (les Verts et Génération écologie) avaient obtenu presque 14%, mais ce succès n’avait eu aucune suite. En 2010, les écologistes se sont installés dans le statut de la « troisième force » et occupent des positions fortes chez les jeunes et les cols-blancs : 18% des moins de 30 ans et 18% des cadres et professions libérales ont choisi de voter pour une liste d’Europe écologie, selon le sondage Jour du vote de l’institut CSA. Au-delà des spécificités sociodémographiques qui sont une constante de l’écologie politique, le profil politique de ses électeurs est intéressant et témoigne de leur pluralisme.
Carte 3 : niveau d’Europe écologie au 1er tour des régionales de 2010.
Moyenne nationale : 12,2 %
Le développement d’un important électorat écologiste s’est enraciné aussi bien dans des terres de droite (Maine-et-Loire, Haut-Rhin, Bas-Rhin, Ille-et-Vilaine, Haute-Savoie) que dans des terres de gauche (Essonne, Seine-Saint-Denis, Ardèche, Lot-et-Garonne). Il semble bien qu’une partie de l’ancien électorat UDF, orphelin d’un centre droit qui n’a aujourd’hui plus beaucoup de visibilité, se soit réfugiée dans ce « centrisme de substitution » qu’est, à certains égards, Europe écologie. Dans les 78 départements où il y avait, en 2004, une liste UDF, le coefficient de corrélation entre le niveau de ces listes et celui d’Europe écologie en 2010 est de 0,5. Selon le sondage Jour du vote de l’institut CSA, 19% des électeurs de François Bayrou qui sont allés voter au premier tour des régionales ont choisi une liste d’Europe écologie, 15% des électeurs de Ségolène Royal et 5% de ceux de Nicolas Sarkozy. Cet électorat nouveau est très mobile et, des européennes de juin 2009 aux régionales de mars 2010, les reclassements ont été très importants : 46% seulement des électeurs qui avaient choisi les listes d’Europe écologie en 2009 et qui se sont déplacés en 2010 ont voté à nouveau pour des listes d’Europe écologie, 34% sont partis vers d’autres listes de gauche, 7% vers des listes de droite et 1% vers le Modem. À l’inverse, 9% des électeurs qui s’étaient tournés vers le Modem en juin 2009 ont rejoint Europe écologie en mars 2010, 7% des électeurs socialistes et 1% des électeurs de l’UMP ont fait de même. Du centre droit au centre gauche, Europe écologie a su ratisser large. L’espace ainsi laissé à la droite pour un éventuel ressourcement électoral était ténu.
Une droite parlementaire en forte érosion
Avec 27,3% des suffrages exprimés, la droite parlementaire connaît le plus mauvais niveau de son histoire aux régionales, à 7,2 points derrière sa performance déjà médiocre de 2004 (34,5%). En six ans, la droite parlementaire a perdu presque 3 millions et demi d’électeurs, soit plus d’un cinquième de son capital électoral d’alors. L’UMP et ses alliés ont été victimes d’une abstention différentielle qui les a beaucoup plus touchés que le PS et ses associés. Sur l’ensemble des départements, il y a une corrélation positive (0,4) entre l’ampleur de l’érosion de la droite parlementaire de 2004 à 2010 et le niveau de l’abstention atteint en 2010. En revanche, il n’y a aucune corrélation significative entre cette abstention et les mouvements de la gauche parlementaire sur la période étudiée. Anémiée par cette perte de substance électorale, l’UMP ne parvient à faire la course en tête que chez les plus de 60 ans (38%, contre 27% pour le PS, selon le sondage OpinionWay du 14 mars 2010, les artisans, commerçants et chefs d’entreprise (41% contre 20%) et les retraités (34% contre 28%).
Carte 4 : évolution de la droite parlementaire de 2004 à 2010 (1ers tours).
Moyenne nationale : -9,3 %
Depuis 2004, la droite parlementaire a beaucoup perdu sur la grande façade occidentale, qui va de la Normandie à l’Aquitaine, alors qu’elle résiste davantage dans la France de l’Est, du Nord-Pas-de-Calais à la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Ce sont ici les traces de la dynamique que Nicolas Sarkozy avait réussie, en 2007, à déclencher sur ces terres. Les huit départements où la droite parlementaire réussit à progresser (en pourcentage des suffrages exprimés) de 2004 à 2010 sont tous situés dans cette partie de la France : Haute-Saône, Territoire de Belfort, Bas-Rhin, Haut-Rhin, Ardennes, Jura, Doubs, Haute-Marne. En revanche, en Aquitaine, en Bretagne, en Basse-Normandie, en Midi-Pyrénées ou encore en Languedoc-Roussillon, les pertes de l’UMP et de ses alliés sont très sévères. Touchée par l’abstention, concurrencée ici et là par des listes du Modem significatives (Rodolphe Thomas en Basse-Normandie, Jean Lasalle en Aquitaine, Bruno Joncour en Bretagne), entamée par la dynamique écologiste et contrainte par le sursaut frontiste, la majorité est électoralement asphyxiée.
Le pôle dominant de la droite, l’UMP, est devenu une force solitaire entamée par un double mouvement de fuites électorales sur sa droite et sur sa gauche. Selon le sondage réalisé par OpinionWay, sur 100 électeurs de Nicolas Sarkozy qui sont allés voter le 14 mars 2010, 72 ont rejoint des listes de l’UMP et de ses alliés, 8 se sont tournés vers des listes du FN, 1 vers celles du Modem, 6 vers des listes « divers », 5 vers Europe écologie, 7 vers le PS et 1 vers l’extrême gauche. On retrouve ce double mouvement centrifuge à partir d’une analyse des résultats de l’évolution de la droite parlementaire de 2004 à 2010 en liaison avec la dynamique de la gauche parlementaire ou encore en fonction des mouvements qui ont affecté l’électorat du Front national. Dans l’ensemble des départements, plus la droite parlementaire perd, plus la gauche parlementaire gagne au cours des six dernières années (tableau 3). Enfin, plus le Front national résiste ou même progresse, plus la droite parlementaire voit son électorat fondre (tableau 4).
Un front national en érosion mais qui sort de la marginalisation politique qui le guettait
Avec 11,7% des suffrages exprimés, les listes du FN sont en retrait sen- sible par rapport à 2004 (-3,3 points) et enregistrent leur plus mauvais niveau de la série des élections régionales, sauf l’élection inaugurale de 1986 où le FN ne totalisait que 9,6% des suffrages. En six ans, le FN a perdu plus de 1.300.000 électeurs. Cependant, par rapport au processus de marginalisation dans lequel il semblait être entré lors des élections européennes de 2009 (6,3% des suffrages exprimés, 1.100.000 électeurs), il redevient un acteur politique avec lequel il faut compter et montre sa capacité à exister en période de crise économique et sociale.
Le Front national connaît une très forte érosion dans nombre de ses bastions (Champagne-Ardenne, Franche-Comté, Centre, nord de Rhône-Alpes, Picardie, Normandie, Bas-Rhin, Vaucluse). Soumis à une concurrence de listes dissidentes d’extrême droite (Jean Verdon en région Centre, Ferdinand Le Rachinel en Basse-Normandie, Jacques Bompard en PACA et plus particulièrement dans le Vaucluse, Thomas Joly en Picardie), le FN a perdu le statut de troisième force électorale qui était encore le sien en 2004. Il résiste davantage dans ses terres de mission de l’ouest et du centre de la France, où il avait moins à perdre, ainsi que dans des zones profondément marquées par la crise économique, le chômage et une certaine souffrance sociale (Nord, Pas-de-Calais, Marne, Meuse, Moselle, Bouches-du-Rhône). Il faut également observer l’efficacité propre du signifiant « Le Pen » : la liste emmenée par Jean-Marie Le Pen en Provence-Alpes-Côte d’Azur attire 20,3% des suffrages, celle dirigée par sa fille Marine 18,3% en Nord-Pas-de-Calais. Le vote sanction vis-à-vis de l’UMP, l’exaspération sociale ainsi que l’attachement à la marque Le Pen ont redonné un espace à la protestation lepéniste.
Selon le sondage Jour du vote de l’institut CSA, 21% des ouvriers ont voté en faveur des listes du FN, 35% ayant choisi une liste du PS et 14% seulement une liste de l’UMP. Dans l’espace des droites, le FN exerce une sévère concurrence au sein des milieux populaires, où les électeurs s’étaient ralliés en nombre à Nicolas Sarkozy en 2007.
Carte 5 : évolution du Front national de 2004 à 2010 (1ers tours).
Moyenne nationale : -3,3 %
Le second tour : un sursaut de la droite qui n’empêche pas une sévère défaite
Ainsi, au soir du premier tour, non seulement les droites sont nettement minoritaires, mais elles sont aussi divisées. Les listes du FN dépassent la barre de 10% des suffrages exprimés dans douze régions et privent ainsi l’UMP de tout espoir de reconquête d’une ou de deux régions perdues en 2004 (Champagne-Ardenne, Franche-Comté ou encore Provence-Alpes- Côte d’Azur, trois régions où la gauche ne se situe qu’entre 45 et 48% au premier tour). La défaite en rase campagne est évitée grâce à l’outre-mer, où la Guyane et la Réunion passent à droite du fait de l’itinéraire politique du futur président de la région Guyane, transfuge du Parti socialiste guyanais récupéré par la majorité, et de l’usure du pouvoir de gauche sortant à la Réunion. En métropole, la gauche domine avec plus de 53% des suffrages à l’issue du premier tour, la droite parlementaire rassemble un gros quart des suffrages (27,3%), le FN en capte 11,7%. Les deux seules régions où la droite est sortante (Alsace et Corse) sont menacées. L’UMP alsacienne voit le FN se maintenir. En Corse, la droite insulaire ne semble plus avoir de réserves, coincée entre une gauche qui fait son unité entre les deux tours et une famille régionaliste en plein essor électoral. La droite ne peut compter que sur la mobilisation d’éventuelles réserves abstentionnistes et le grignotage d’électeurs qui ont choisi au premier tour le vote frontiste ou le vote en faveur du Modem.
Tableau 5 : évolution des voix du premier au second tour des élections régionales de 2010 (21 régions métropolitaines + Corse).
Dans les huit régions où la droite parlementaire n’est pas soumise, au second tour, à la concurrence du FN, la dynamique de la droite parlementaire est forte : elle gagne 10,9 points et dépasse le total des droites (extrême droite incluse) du premier tour. Elle parvient alors à bénéficier du sursaut de participation (+3,5 points) et de sa capacité à récupérer une partie des électeurs frontistes et centristes du premier tour. Étant donné le rapport de force très détérioré aux dépens de la droite, ce sursaut ne lui permettra nulle part de menacer la gauche, même là où elle nourrissait de maigres espoirs (Île-de-France, Basse-Normandie, Pays de la Loire).
Tableau 6 : évolution des voix du premier au second tour dans les régions où il y avait un duel gauche/droite au second tour (8 régions).
Dans les douze régions où se tiennent des triangulaires entre la gauche, la droite parlementaire et le FN, la droite réunie autour de l’UMP arrive à se redresser (+6,2%) en bénéficiant d’un sursaut de participation important (+5,8 points entre les deux tours) et en rassemblant quelques suffrages épars venus d’autres listes de droite et du centre éliminées à l’issue du premier tour. Cette dynamique permet à l’UMP de garder l’Alsace en dépit de la concurrence frontiste et d’une gauche au visage plus écologiste que jamais. Cependant, à part le cas alsacien, partout ailleurs la droite est défaite, y compris là où elle envisageait une possible reconquête (Champagne-Ardenne, Centre, Franche-Comté, Provence- Alpes-Côte d’Azur). Cette défaite est d’autant plus assurée que le FN enregistre, dans l’ensemble de ces régions, une dynamique d’entre-deux tours (+3,4 points) le faisant passer de 14,4% au premier tour à 17,8% au second, comme si la « résurgence » du premier tour avait réveillé quelques ardeurs frontistes enfouies et refoulées.
Tableau 7 : évolution des voix du premier au second tour des élections régionales de 2010 dans les régions où il y avait des triangulaires gauche- droite-FN (12 régions).
Dans le sondage OpinionWay réalisé le 14 mars 2010, 62 % des électeurs interrogés disent avoir voté en fonction d’enjeux spécifiques à leur région, 35 % seulement en fonction d’enjeux nationaux.
Laminée entre une bouderie abstentionniste d’ampleur, une protestation frontiste retrouvant quelques couleurs et une séduction écologiste rendant, ici et là, la gauche plus amène, l’UMP est sortie lourdement vaincue de ces deux tours d’élections régionales. Jamais, depuis 1986, la droite parlementaire et même plus largement les droites n’avaient été aussi faibles face à une gauche qui, pour la première fois, franchissait nettement la barre des 50% de suffrages exprimés au premier et au second tours. Cette défaite sans partage marque l’ampleur des difficultés que rencontre la majorité à mi-mandat présidentiel. Certes, l’UMP et ses alliés ont été victimes des effets de sanction électorale caractéristiques des élections intermédiaires, qui voient souvent les électeurs de la majorité se démobiliser alors que les votes d’opposition et de protestation s’amplifient. Mais, à cette sanction, qui n’est d’ailleurs pas systématique comme viennent de le démontrer les élections régionales italiennes, il faut ajouter l’impact délétère du vote de crise. Malgré des « fondamentaux » économiques et sociaux qui ne sont pas les plus mauvais en Europe, les électeurs français sont parmi les plus inquiets. Cette inquiétude a nourri la désillusion abstentionniste, la pulsion oppositionnelle et la protestation frontiste. Le volontarisme de 2007, l’air de la rupture porté par Nicolas Sarkozy et le fort leadership qu’il incarnait se sont étiolés au contact des réalités de la crise et de l’exercice du pouvoir. Toutefois, ces élections restent locales8 et sont fortement marquées par un contexte de crise. Les prochaines échéances électorales de 2012 seront nationales et inscrites dans une conjoncture qui verra, peut-être, des éléments de sortie de crise. On sait que des enjeux électoraux différents et des conditions en profonde évolution appellent des réponses électorales différenciées. À cet égard, la Ve République a connu des périodes électorales très diverses. Dans les années 1970, les succès de la gauche aux élections locales ont annoncé la victoire électorale de 1981, tout comme les performances locales de la droite des années 1982-1985 préfigurèrent son retour au pouvoir en 1986. A contrario, l’hirondelle de la victoire de la gauche aux régionales de 2004 n’a pas fait le printemps électoral de celle-ci en 2007. La volatilité croissante des électeurs, la spécificité forte de l’élection présidentielle dans le système politique français, les évolutions parfois rapides du contexte économique et le rapport pas toujours très facile de la gauche à l’institution présidentielle plaident en faveur d’une déconnexion des scènes politiques locale et nationale. Néanmoins, la profondeur de la crise de confiance vis-à-vis du pouvoir, la lente remise en ordre de bataille de la gauche socialiste, les dissensions internes au bloc majoritaire et la « culture de crise » qui semble habiter durablement les esprits vont plutôt dans le sens de prodromes locaux d’éventuels reclassements nationaux. La décision électorale de demain est entre les mains de ces cohortes silencieuses d’abstentionnistes (plus de 23 millions le 14 mars 2010, soit plus de trois fois plus qu’à la présidentielle de 2007), qui vont peu à peu reprendre la parole politique au fur et à mesure que l’élection présidentielle de 2012 approchera.
Annexe : résultats des élections régionales des 14 et 21 mars 2010 par région
Légende
Alsace
Aquitaine
Auvergne
Basse-Normandie
Bourgogne
Bretagne
Centre
Champagne-Ardenne
Corse
Franche-Conté
Guadeloupe
Guyane
Haute-Normandie
Ile-de-France
Réunion
Languedoc-Roussillon
Limousin
Lorraine
Martinique
Midi-Pyrénées
Nord-pas-de-Calais
Pays de la Loire
Picardie
Poitou-Charentes
Provence-Alpes-Côte d’Azur
Rhône-Alpes
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