Résumé

Introduction

I.

Qu’est-ce qu’un islam éclairé, spirituel et progressiste ?

1.

Vivre un islam éclairé

2.

Vivre un islam spirituel

3.

Vivre un islam progressiste

II.

Les principes de voix d’un islam éclairé (V.I.E.)

1.

La liberté et l’esprit critique

2.

L’ouverture et le pluralisme

3.

L’humanisme et l’universalisme

4.

L’agir-ensemble au service du progrès de l’humanité

III.

Un culte musulman, spirituel et progressiste

1.

Les rites, l’impensé de l’islam. Repenser et redonner du sens aux pratiques spirituelles

2.

Le projet de la mosquée Sîmorg

3.

Pourquoi Sîmorgh ?

Conclusion

Lexique

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Résumé

Cette vision d’un Islam spirituel et progressiste s’inscrit dans le projet d’un lieu de culte, la mosquée Sîmorgh, qui consacrerait un certain nombre de principes fondateurs. Dans cette mosquée, les femmes sont imams et dirigent tous les offices, y compris celui des hommes. La prière rituelle y est mixte. Toute musulmane et tout musulman peut diriger la prière si elle ou il le souhaite. Il n’y a donc pas d’imam référent.

Toute femme, y compris imam, est libre de porter ou non un voile. Tous les sermons sont en français, incitant à une véritable appropriation de l’islam par les Français musulmans, leur permettant une compréhension approfondie du discours en offrant la possibilité de passer les messages religieux au crible de l’esprit critique. Enfin, les musulmans de toute obédience y sont les bienvenus.

Anne-Sophie Monsinay,

Cofondatrice des Voix d'un islam éclairé (V.I.E.).

Porteuse du projet de la mosquée Sîmorgh avec Eva Janadin. Disciple d’un maître issu d’une tradition mystique non dualiste (absence de séparation entre Dieu et l’être humain), elle est engagée depuis plusieurs années pour rendre visible un islam spirituel et progressiste, intervient dans des conférences sur ces thématiques et administre avec Eva Janadin le groupe Facebook « Soufisme progressiste ».

Eva Janadin,

Cofondatrice des Voix d'un islam éclairé (V.I.E.).

Porteuse du projet de la mosquée Sîmorgh avec Anne-Sophie Monsinay. Cofondatrice en 2017 de l’Association pour la renaissance de l’islam mutazilite (ARIM), qui vise à faire découvrir ce courant théologique rationaliste. Inspirée par la mystique soufie, elle est engagée depuis plusieurs années sur les réseaux sociaux pour engager l’islam dans le temps présent et offrir aux musulmanes et aux musulmans qui en ont besoin des espaces de dialogue libres, loin de toute pression communautaire et familiale

Les traductions du Coran utilisées dans cette note sont celles de Maurice Gloton, Essai de traduction du Coran, Paris, Al Bouraq, 2002. Les auteures ont cependant modifié certains passages.

Face aux dérives conservatrices, parfois fondamentalistes, voire obscurantistes, de certaines interprétations de l’islam, de nombreux musulmans, issus d’horizons divers, se sont engagés depuis des années dans une grande réflexion collective pour faire émerger une vision progressiste de l’islam. Ces voix entendent participer à la construction d’une société française qui saura résister à toutes les forces de fragmentation et de division.

En septembre 2018, le mouvement pour un islam spirituel et progressiste Voix d’un islam éclairé (V.I.E.) a vu le jour. Cette initiative a notamment été motivée, dans le prolongement de plusieurs années d’animation de groupes de discussion sur les réseaux sociaux, par la prise de conscience d’une réalité de terrain que nous ne pouvons plus négliger aujourd’hui en islam : une demande de nouveauté et de liberté de la part de nombreux musulmans. Nous souhaitons donc leur offrir les jalons d’un cheminement spirituel ancré dans la modernité. Ce mouvement a pour but de tisser un réseau de collaboration entre les acteurs individuels et associatifs qui incarnent cet « autre islam » afin qu’ils se rassemblent et fassent émerger de nouvelles options théologiques et spirituelles.
Nous avons aujourd’hui une responsabilité spirituelle et citoyenne qui consiste à ne plus laisser le monopole de l’interprétation du Coran et de la tradition prophétique aux extrémistes et aux conservateurs de tous les bords. C’est à nous, musulmanes et musulmans, de prendre cette initiative, et à personne d’autre. Nous sommes désormais nombreux à nous rassembler autour de principes communs, à nous organiser pour faire surgir une véritable force collective, à ne plus rester tapis dans l’ombre de l’intimité et à ne plus avancer en électrons solitaires.

Notre démarche s’articule autour de plusieurs objectifs :

– le recensement, la vulgarisation, la production et la diffusion auprès du plus grand nombre des options théologiques déjà existantes qui entrent dans le cadre de notre vision de l’islam et de nos principes fondateurs ;

– l’intervention dans le débat médiatique et citoyen français pour expliciter les principes, les objectifs et les positions théologiques du mouvement, en qualité d’interlocuteur au sein des acteurs de l’islam de France ;

– l’animation d’espaces de dialogue libres par le biais des réseaux sociaux et par l’organisation d’événements et de débats publics ;

– le soutien à la création de lieux de culte spirituels et progressistes, et à la formation de leurs imams.

I Partie

Qu’est-ce qu’un islam éclairé, spirituel et progressiste ?

Notes

1.

Voir « Personnalité du mois : Dr Ghaleb Bencheikh », interview de Ghaleb Bencheikh, sospelerin.over-blog.com, 1er octobre 2012 .

+ -

Contrairement à une idée largement répandue, nous ne pensons pas qu’il est possible de traduire le mot « islam » par « soumission », terme qui en français revêt une connotation négative. En arabe, « soumission » se traduit par khudû‘ et non par « islam ». Il n’y a pas de mot français pour traduire « islam », il faut utiliser une périphrase qui doit comprendre les notions de « paix » et d’« abandon volontaire ou conscient ». Le terme « islam », dont la racine slm renvoie à la paix (salâm), peut se traduire ainsi : « entrer dans la paix1 ». L’islam, ce n’est donc pas se soumettre servilement à Dieu. Au contraire, dans son sens étymologique, ce mot renvoie au fait de s’abandonner à Lui dans un acte libre, de manière paisible et spontanée pour mettre en œuvre et faire rayonner cette paix autour de soi. Rien à voir avec la soumission qui nie la liberté et bannit complètement l’idée de paix.

Cette religion consiste à choisir le symbole de l’unicité divine (al-tawhîd) comme élément fondamental de sa propre quête de sens et à suivre la Révélation coranique comme guide délivrant des enseignements spirituels et proposant un ensemble de pratiques. Enfin, c’est reconnaître Muhammad comme Prophète et Envoyé de Dieu, mais également comme modèle, dans la mesure où il fut capable d’être créateur de sa propre vie spirituelle quotidienne en allant chercher les réponses au fond de lui-même. Le souvenir permanent de cette profession de foi relie tous les musulmans et permet de renouveler l’alliance avec Dieu par des actes éthiques, des pratiques rituelles et des attitudes morales comme la gratitude et la sagesse. Même si l’islam se distingue par la forme et les pratiques proposées, nous reconnaissons l’unité transcendante des enseignements fondamentaux de toutes les autres traditions spirituelles.

1

Vivre un islam éclairé

Notes

2.

Cité in Luce-Claude Maître, Introduction à la pensée d’Iqbal, Pierre Seghers, 1964, p. 63. Voir aussi Souleymane Bachir Diagne, Islam et société ouverte. La fidélité et le mouvement dans la pensée de Muhammad Iqbal, Maisonneuve et Larose, 2001, p. 97.

+ -

3.

Abdolkarim Soroush, The Expansion of Prophetic Experience. Essays on Historicity, Contingency and Plurality in Religion, Brill, 2009, p. 33-34.

+ -

4.

Coran 2 : 30-33.

+ -

5.

Abdennour Bidar, L’Islam sans soumission. Pour un existentialisme musulman, Albin Michel, 2012, p. 134.

+ -

6.

Ibid.

+ -

Le symbole de la Lumière divine est un modèle qui fait jaillir en nous-mêmes une source de connaissance et de discernement pour écarter tout obscurantisme. De ce point de vue, un musulman ne peut que rejeter toute interprétation de l’islam allant à l’encontre de la diffusion des sciences modernes, du savoir et des connaissances. Il en va de même de toute compréhension de l’islam qui discrédite l’intelligence du cœur et la raison humaine au profit d’une imitation aveugle des traditions (taqlîd). La raison (‘aql), qu’elle soit cartésienne ou intuitive, analytique ou synthétique, est une marque de sagesse. Le naql, c’est-à-dire le suivisme des anciens, est, selon nous, le fléau de l’islam actuel. Si les musulmans continuent à encourager cette idolâtrie de leurs prédécesseurs, le conservatisme et ses enfants que sont l’islamisme et le terrorisme n’en finiront jamais de porter atteinte à la dignité humaine.

Le philosophe indien soufi Mohammed Iqbal (1877-1938) était l’un des opposants à cette imitation aveugle des traditions : « Ne déprécie pas ta personnalité par l’imitation, / Protège-la car c’est un joyau sans prix. / Qu’il serait bon que l’homme à la démarche libre / Aille, affranchi des chaînes du passé ! Si l’imitation était une chose bonne, / Le prophète aurait suivi, lui aussi / La voie des aïeux2. » Le prophète Muhammad était révolutionnaire au sens où il insuffla des innovations dans sa propre société. Il convient de l’imiter dans cette capacité à se dégager des asservissements ancestraux, pour faire bouger les lignes et créer une rupture avec des habitudes devenues mécaniques et aliénantes.

Incarner un islam éclairé consiste à faire sortir la raison de sa minorité pour penser par soi-même et à constamment faire usage de son esprit critique. Selon le penseur iranien Abdolkarim Soroush, la fin du cycle des prophéties (khatm al-nubuwwa) avec l’islam, qui clôt les révélations abrahamiques, ne signifie pas la fin de l’interprétation, mais ouvre au contraire une ère de l’interprétation permanente et renouvelée3 dont aucune des disciplines religieuses ne peut prétendre avoir épuisé les possibilités. Lorsque Dieu a offert à Adam la charge de successeur et d’héritier (al-khalîfa)4, Il a offert à l’être humain la capacité de prendre le relais d’un Coran qui est désormais muet et qu’il faut faire parler avec des questions pertinentes. Ne se contentant pas de partir et de se taire, Dieu a fait en sorte d’ouvrir un temps « où la parole de Dieu devient celle de l’homme5 », jugeant celui-ci suffisamment mûr et mature pour utiliser avec sagesse sa nouvelle puissance, sa conscience et sa liberté, c’est-à-dire pour s’emparer de cet héritage avec responsabilité : « De ce point de vue, la clôture de la révélation correspondrait alors en réalité à l’expression d’un sacrifice de Dieu, un sacrifice complet de soi dans l’offrande de toute sa puissance. Son geste de retrait du monde serait ainsi le geste d’amour le plus élevé, par lequel on se donne totalement à autrui. Cette clôture ne serait pas abandon, mais don.6 »

2

Vivre un islam spirituel

Notes

7.

Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, PUF, 1959, p. 1150.

+ -

8.

Émile Durkheim, cité in Abdennour Bidar, Quelles valeurs partager et transmettre aujourd’hui ?, Albin Michel, 2016, p. 198.

+ -

9.

Cité in Jamal-Eddine Benghal, La vie de Râbi‘a al-‘Adawiyya. Une sainte musulmane du VIIIe siècle, Iqra, 2010, p. 88.

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10.

Coran 50 : 16.

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11.

Coran 40 : 28-29.

+ -

12.

Coran 2 : 30.

+ -

13.

Maurice Gloton, Une approche du Coran par la grammaire et le lexique, Al Bouraq, 2002, p. 365-366.

+ -

14.

Genèse, I, 27.

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15.

Mohammed Iqbal, cité in Luce-Claude Maître, op. cit., p. 67-68.

+ -

16.

Maurice Gloton, Une approche du Coran…, op. cit., p. 252.

+ -

17.

Coran 33 : 72.

+ -

18.

Coran 19 : 96.

+ -

Repenser l’islam en éludant sa dimension spirituelle et la question de la foi revient à renier son sens premier, sa raison d’être originelle. Cette religion est avant tout un chemin initiatique personnel et intime visant à nous relier à Dieu, à soi, aux autres et à la nature. Il s’agit de s’élever pour se transformer intérieurement, afin de mieux s’investir dans le monde. C’est un moyen de mener une quête de sens qui vise une culture de l’intériorité. L’islam est une spiritualité et non un outil d’influence du champ politique ou de structuration des liens sociaux. La sécularisation et la laïcité offrent en France une liberté de conscience et la possibilité d’une vie spirituelle et cultuelle régulière et intense. Nos pratiques ne sont donc ni des marqueurs idéologiques qui devraient totaliser la vie du fidèle dans et par l’islam, ni des signes distinctifs de crispation identitaire ou de fierté communautaire, ni une défiance vis-à-vis du vivre-ensemble, de l’Occident et de la modernité.

En France, depuis la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État, les normes sociales et juridiques découlent du droit positif et non plus de la loi divine. Que reste-t-il alors de la religion dans un pays laïque ? Tout ce qui relève des croyances, de la foi intérieure et de la pratique cultuelle, autrement dit le spirituel. Incarner un islam spirituel consiste à passer d’une religion statique à une religion dynamique telle qu’elle a été conceptualisée par le philosophe Henri Bergson (1859-1941)7.

La religion statique a pour fonction la conservation sociale, la création d’une discipline collective homogène qui ne se soucie pas des besoins spirituels individuels. La religion dynamique est, au contraire, celle qui est régie par ce que Bergson appelle l’« élan vital » qui consiste à créer un lien personnel avec l’Absolu et à s’arracher à son groupe pour dépasser les limites de ce dernier et se dépasser soi-même. Ainsi, la religion vécue comme spiritualité n’est plus un « fait social », c’est-à-dire un ensemble de règles et de devoirs « définis, en dehors de moi et de mes actes, dans le droit et dans les mœurs », et dont « la conscience publique » assure le respect, réprimant « tout acte qui les offense par la surveillance qu’elle exerce sur la conduite des citoyens8 ». Au contraire, la laïcité et la sécularisation ont permis à la religion de devenir un fait spirituel et une aspiration existentielle intimes. Cela ne signifie pas la consignation de la foi et de ses actes dans une sphère invisible. Chacun est libre de manifester ou non sa foi dans la limite de la loi, de l’ordre public et des libertés fondamentales. Cette nouvelle façon de vivre la spiritualité nécessite d’ouvrir le temps de l’intériorisation et de l’appropriation personnelle des normes religieuses.

Une approche spirituelle, mystique et initiatique du Coran suppose un rapport à Dieu et au texte coranique totalement différent de l’approche classique. Selon cette approche, Dieu n’est pas l’Être transcendant qu’il faudrait craindre et auquel il faudrait obéir sous peine de brûler dans les flammes de l’Enfer. Le mystique ne pratique pas parce que Dieu le demande, ni pour lui faire plaisir – Dieu est autosuffisant et n’a nul besoin de nos actes d’adoration pour être. Pour contempler la face de Dieu, appliquer les rites à la lettre et dans leur forme ne suffit pas. C’est tout un travail de transformation intérieure que le mystique va opérer grâce à différentes techniques et attitudes dans le monde afin de pouvoir arriver à une véritable contemplation intérieure de la face de Dieu. Le mystique pratique pour lui-même, pour évoluer, pour cheminer vers Son Créateur et pour Lui ressembler. Il est animé par l’amour de Dieu comme force et motivation suprême, plutôt que par la crainte.

De nombreux soufis ont fait allusion à cet amour inconditionnel unissant un être humain et son créateur. Râbi‘a l-‘Adawiyya, femme mystique du VIIIe siècle, l’exprime majestueusement dans cet aphorisme : « Mon Dieu, si je T’adore par crainte de Ton Enfer, brûle-moi dans ses flammes, et si je T’adore par envie de Ton Paradis, prive-m’en. Je ne T’adore, Seigneur, que pour Toi. Car Tu mérites l’adoration. Alors ne me refuse pas la contemplation de Ta face majestueuse9. » La spécificité des mystiques est qu’ils ont goûté à cet amour, présent dans le Coran à travers les noms « l’Aimant fidèle » (al-Wadûd) et « le Tout Rayonnant d’amour, le Très-Rayonnant d’amour » (al-Rahmân al-Rahîm) attribués à Dieu. Il ne s’agit pas simplement d’un amour théorique qu’ils auraient découvert en analysant intellectuellement le Coran. Ils ont vécu une expérience spirituelle qui leur a permis de sentir cet amour. Cette sensation est de différentes natures : elle est d’abord une sensation physique qui passe à travers le corps, puis une sensation émotionnelle qui affecte le psychisme ou l’âme (nafs) et enfin une sensation spirituelle, plongeant dans un état de conscience particulier qui est souvent décrit comme un état de paix, un état d’être et de prise de conscience de l’unicité divine (al-tawhîd), c’est-à-dire l’expérience de la disparition de la dualité, des séparations entre l’intérieur et l’extérieur, entre soi et Dieu. Cette proximité avec Dieu relève de l’immanence.

Dans la tradition islamique, il est fréquent d’évoquer la transcendance divine, c’est-à-dire la conception de Dieu comme extérieur à nous, mais très peu Son immanence. Les mystiques mettent l’accent sur l’immanence car elle seule justifie et explique le sens du cheminement spirituel. Cette notion est présente à de nombreuses reprises dans le Coran. Nous en avons un premier indice avec ce verset : « Nous avons créé l’homme ; nous savons ce que son âme lui suggère ; nous sommes plus près de lui que sa veine jugulaire10 », qui nous indique une grande proximité physique entre Dieu et l’être humain. Or si Dieu est plus près de nous que de la veine de notre cou, il est légitime d’envisager Sa présence en nous. Cette idée est exprimée plus explicitement dans les versets suivants : « Et lorsque ton Enseigneur dit aux Anges : “Je suis en train de créer une forme humaine, d’une argile résonnante, d’un limon façonné. Quand alors Je l’aurai harmonisée et que J’aurai insufflé en elle de Mon Esprit, tombez en vous prosternant à cause d’elle”11 », ou encore dans celui-ci : « Lors ton Enseigneur dit aux Anges : “Je suis vraiment en train d’instituer une fonction de succession [khalîfa] sur terre.” Ils dirent : “Vas-Tu y instituer celui qui sème la corruption en elle et répand le sang, tandis que nous nous immergeons dans l’Insondable sous l’effet de Ta louange, et que nous exaltons Ta Sainteté ?” Il dit : “Vraiment, Moi, Je sais ce que vous ne savez point !”12 »

Dieu indique qu’Il a insufflé de son Esprit (rûh) dans Adam, désignant ici l’archétype de l’humanité. Les mystiques envisagent l’Esprit de Dieu (rûh Allâh) comme une émanation de Dieu qui est pleinement Dieu mais sans en être la totalité car Il ne peut être limité à un corps. Autrement dit, Dieu ne peut pas se placer totalement en l’être humain car nous perdrions alors toute notion de transcendance, mais Il peut déposer en l’humain une partie de Lui qui est à la fois une partie et la totalité – Dieu étant indivisible. Ce caractère divin est confirmé par la suite du verset dans lequel Il demande aux Anges de se prosterner devant l’être humain. Dans la mesure où un ange ne se prosternerait jamais devant autre que Dieu, s’il se prosterne devant un humain, cela ne peut que signifier la qualité divine de cette créature. Dans la sourate 2, verset 30, l’être humain devient le « calife » (khalîfa) de Dieu, c’est-à-dire Son héritier, Son successeur13. Tous ces versets rejoignent la Bible qui mentionne que l’être humain a été créé à l’image de Dieu14. Cela signifie que nous avons en nous des facultés similaires à celles de Dieu qui passent notamment par l’affirmation de notre puissance créatrice nous incitant à poursuivre son œuvre en recréant sans cesse le monde. Comme le précise Mohammed Iqbal, « Dieu a fait le monde, l’homme l’a fait plus beau encore15 ». Cela signifie également que toutes les qualités divines représentées par les différents attributs de Dieu se trouvent en nous en puissance et ne demandent qu’à être développées. L’objectif des mystiques musulmans est de faire émerger en eux ces qualités divines pour être réellement à l’image de Dieu.

Un dernier terme coranique très fréquemment utilisé renvoie à l’idée de l’immanence divine. Il s’agit du mot amâna que Maurice Gloton traduit par « dépôt confié16 » : « Vraiment, Nous avons présenté le Dépôt confié [amâna] aux cieux, et à la terre, et aux montagnes. Alors, ils ont refusé de le porter et s’en sont gardés. Or, l’être humain l’a porté. Il se trouve vraiment en situation d’iniquité et d’ignorance17 ! » Dieu nous a donc confié un « dépôt » que le reste de Sa création a refusé et que l’être humain est tenu de « mettre en œuvre18 ». Il s’agit là encore d’une grande responsabilité, d’un ensemble de qualités à mettre en œuvre pour prolonger sa création et se transformer de l’intérieur pour mieux agir dans le monde.

3

Vivre un islam progressiste

Notes

19.

Cité par Harzoune Mustapha, in compte rendu du livre de Mohamed Talbi, Universalité du Coran (Actes Sud, 2002), Hommes & Migrations, n° 1238, juillet-août 2002, p. 142 .

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20.

Propos ou actes attribués au Prophète.

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21.

Voir Souleymane Bachir Diagne, Comment philosopher en islam ?, Philippe Rey, 2008.

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22.

Mohammed Iqbal, cité in Luce-Claude Maître, op. cit., p. 87-88.

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23.

Coran 2 : 2.

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24.

Coran 5 : 89.

+ -

25.

Coran 4 : 11.

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26.

Voir à ce sujet les travaux d’Asma Lamrabet sur l’héritage, notamment Les Femmes et l’islam : une vision réformiste, Fondation pour l’innovation politique, série « Valeurs d’islam », no 8, mars 2015, p. 28-29, et l’étude de Salah Eddine Soltane dans Mirâth al-mar’a wa qadiat al-musâwat, Ennehada (Égypte), 1999.

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27.

Coran 4 : 3.

+ -

À rebours du conservatisme et de l’immobilisme, l’islamologue tunisien Mohamed Talbi expose son approche du Coran « qui doit être sans cesse contextualisée et actualisée en tenant compte des “maqâsid”, des intentionnalités du texte ». Il considère le texte sacré comme « un vecteur orienté », c’est-à-dire une guidance (hudan) : « Nous suivons le vecteur qu’il nous indique, et nous marchons, non en regardant derrière nous vers les Anciens (Salaf), mais vers l’avenir, celui de nos petits-enfants19. »

Le Coran est le point de départ d’une direction future qui doit viser toujours plus de progrès et de libération. Tout notre effort consiste à retrouver l’esprit coranique et les principes directeurs. Le texte sacré n’est donc pas un point final et les premières générations de musulmans ne sont pas meilleures que celles de notre siècle. Le temps qui nous sépare de la version originale de l’islam est une bénédiction et non une malédiction.

Un hadîth20 dit justement : « Ne dénigrez pas le temps, car le temps est Dieu. » Le temps qui coule sans cesse est perçu comme symbole de Dieu recréant continuellement la vie. De la même façon, les fidèles sont appelés à un mouvement perpétuel et à sortir de l’enfermement de la tradition des ancêtres et des interprétations figées du passé21. Mohammed Iqbal met en garde contre l’enfermement dans le culte du passé : « Toi ensorcelé par Hier et Demain, / Contemple un autre monde en ton propre cœur ! / Tu as semé dans l’argile la graine de ténèbres, / Tu as imaginé le Temps comme une ligne / […] / Ignorant du Temps, / Tu ignores la vie éternelle. / Combien de temps seras-tu l’esclave de la nuit et du jour ? […] Connaître ses racines anime le vivant d’une vie nouvelle : / Son être est plus splendide que l’aube. / La Vie participe du Temps et le Temps participe de la Vie : “N’avilissez pas le Temps » : / tel était l’ordre du Prophète22. ”

Incarner un islam progressiste consiste ainsi à ne pas considérer le Coran comme un texte clos ou un code légal figé mais comme une guidance et une lumière qui nous indique et nous suggère une direction à prendre pour tracer sa propre route. Cela consiste également à accepter que le mouvement structure la vie et que le monde, comme les connaissances, soit en perpétuel changement, en cessant d’idéaliser les premiers siècles de l’islam. « Cette Écriture-là, nul doute en elle. C’est une guidance [hudan] pour ceux qui prennent garde23. » En qualifiant le Coran de guidance, Dieu incite l’homme à le revivifier par de nouvelles lectures en partant à la recherche de l’esprit et du sens caché des versets Ce progressisme renvoie à l’idée d’un progrès social initié à l’époque de la Révélation coranique, que nous devons prolonger aujourd’hui, à l’aune du contexte actuel.

Le Coran fut un texte révolutionnaire pour l’époque. Il a incité à la libération des esclaves, il a donné aux femmes le droit à l’héritage à une époque où elles ne pouvaient pas en bénéficier et il a limité la polygamie en instituant une monogamie implicite. Ces mesures peuvent paraître anodines, voire rétrogrades, aux yeux des lecteurs modernes, puisqu’elles ne sont que des limitations mineures ou des avancées frileuses, mais elles offraient des libertés culturellement acceptables pour le peuple récipiendaire, tout en prenant soin de ne pas choquer la norme socio-économique de l’époque pour que le message spirituel soit reçu et accepté. Nous pouvons y voir une véritable pédagogie divine à l’œuvre, qui nous montre la direction à suivre pour les futurs lecteurs du message de la Révélation.

Le rôle des nouvelles générations de musulmans est de poursuivre ce progrès au-delà de la lettre en étant, comme le Coran l’était, fidèle à son esprit, toujours en avance sur leur temps. Aujourd’hui, la place de la femme dans la plupart des communautés musulmanes ainsi que les libertés individuelles sont en régression par rapport à la norme culturelle de notre société et même par rapport à celle de l’époque du Prophète. Or les musulmans devraient être les précurseurs des réformes sociales favorisant davantage d’égalité, d’équité et de justice entre les individus.

Cette approche progressiste requiert une méthode rigoureuse pour interpréter le Coran. Il s’agit de lire le texte en conservant l’essence et l’esprit de son message plutôt que sa lettre. Pour saisir cet esprit, il convient pour chacun des versets prescriptifs de s’interroger sur le sens, le contexte et la raison de la Révélation de ce verset. Pourquoi Dieu demande-t-Il cela ? Dans quel contexte a-t-Il dit cela ? Quelle était la situation sociale avant la révélation de ce verset ? Était-ce une régression ou un progrès pour l’époque ? Dans ce dernier cas, est-ce qu’appliquer le verset tel quel aujourd’hui nous place nous aussi dans une logique de progrès ? Si, au contraire, il est en régression par rapport à notre société, ne peut-on pas considérer que nous avons perdu l’esprit de ce verset pour n’en garder que la lettre ? Aller à l’encontre de son esprit revient à s’opposer à la véritable prescription divine. Ainsi, il convient pour chaque thématique sociale abordée dans le Coran de rechercher des principes directeurs énoncés dans d’autres versets qui ne répondent pas à un contexte particulier et qui vont venir guider l’interprétation.

 

Le cas des esclaves 

L’esclavage n’a pas été aboli par le Coran ni par la Bible, car il faisait intégralement partie du fonctionnement socio-économique des tribus arabes du VIIe siècle. Il n’était pas possible de l’abolir sans proposer un modèle alternatif qui aurait mis un certain temps à se mettre en place. Par ailleurs, l’objectif premier d’une Révélation n’est pas d’apporter du progrès social mais de délivrer un message spirituel pour permettre aux individus de se réaliser spirituellement. Bien sûr, cela ne peut se faire qu’avec un minimum de justice et d’équité entre les individus.

Le Coran, par ses lois sociales, fait preuve de pédagogie, en apportant des réformes profondes et subtiles pour indiquer à la postérité comment faire progresser ces normes. Ainsi l’esclavage n’est pas aboli mais le texte incite continuellement à affranchir les esclaves sous couvert d’arguments religieux. Par exemple, celui ou celle qui n’aura pas respecté un serment devra affranchir un esclave en conséquence24. En faisant de l’affranchissement des esclaves une bonne action, Dieu indique qu’Il est favorable à l’abolition de l’esclavage sans choquer la population de l’époque. En ce qui concerne l’esclavage, tous les musulmans, sauf les plus rigoristes, ont su faire preuve de progressisme en l’abolissant totalement et en le condamnant. Il serait temps que cette compréhension de l’esprit du texte soit élargie aux autres prescriptions sociales.

 

Le statut de la femme 

Le Coran a donné des droits aux femmes à une époque où leur statut était extrêmement précaire, la plupart d’entre elles n’étant pas autorisées à travailler et étant subordonnées à leur père ou à leur mari. La Révélation leur a permis d’hériter, a limité la polygamie en instituant une monogamie implicite et leur a offert de nombreuses protections juridiques et financières. En effet, un verset donne aux femmes le droit à l’héritage25, en leur accordant la moitié de la part revenant à celle d’un homme dans une fratrie.

C’est l’inégalité entre frères et sœurs qui apparaît comme la plus problématique. Elle fait d’ailleurs l’objet de débats dans certains pays musulmans (Maroc, Tunisie, etc.)26. Il est important de rappeler que ce verset révolutionna le droit des femmes du VIIe siècle puisqu’il leur donna pour la première fois, en Arabie, le droit à l’héritage, bien que celui-ci restât deux fois inférieur à celui de l’homme. Cette inégalité s’inscrivait dans les normes de l’époque : la majorité des femmes n’avaient pas la possibilité de travailler et il incombait au mari de prendre l’intégralité de sa famille en charge financièrement. Il paraissait dès lors logique que les hommes reçoivent une part plus importante de l’héritage.

Aujourd’hui, la plupart des femmes travaillent et subviennent naturellement aux besoins de leur famille tout autant que leurs partenaires et il serait totalement injuste de maintenir une telle répartition inéquitable entre les enfants – garçons et filles – d’un(e) défunt(e). Cette loi est donc obsolète et n’a plus à être appliquée. Continuer à l’appliquer dans un autre contexte revient à aller à l’encontre de l’esprit du Coran. Le verset qui illustre le mieux la subtilité de la pédagogie coranique est celui de la limitation de la polygamie : « Épousez deux et trois et quatre femmes parmi celles qui vous plaisent. Si alors vous craignez de ne pas être justes, alors une seule, ou bien vos captives. Cela est plus convenable pour vous afin d’éviter de dévier27. » Le verset commence par limiter la polygamie à un nombre maximal de quatre épouses avant de préciser qu’il est en réalité plus convenable de n’en épouser qu’une seule pour « être juste » et « ne pas dévier ». Le Coran fait ici appel à la piété du croyant qui cherche à s’élever spirituellement et verra comme plus méritoire de n’avoir qu’une seule épouse.

Progressivement et en laissant aux individus de l’époque le temps nécessaire pour intégrer cette idée, il traça ainsi une voie vers la monogamie dans laquelle on verra une invitation à plus d’égalité. Le Coran montre ici la direction à suivre afin qu’une fois la Révélation achevée, le message diffusé et les siècles écoulés, nous puissions poursuivre la volonté divine instaurée initialement et ainsi continuer d’interpréter le Coran de nos jours.

II Partie

Les principes de voix d’un islam éclairé (V.I.E.)

Vivre un islam éclairé, spirituel et progressiste consiste à respecter un ensemble de principes et de critères qui permettront de sélectionner ou, au contraire, d’écarter une interprétation de l’islam et du Coran. Les principes que nous avons choisis ont le mérite d’être à la fois communs aux valeurs de la modernité et à l’esprit coranique. Ainsi, toute interprétation du Coran et de la Sunna doit respecter sept finalités : la liberté, l’esprit critique, l’ouverture, le pluralisme, l’humanisme, l’universalisme et l’agir-ensemble. À l’occasion du lancement du mouvement Voix d’un islam éclairé, nous avons rédigé un manifeste fondateur que nous souhaitons expliciter ci-dessous.

1

La liberté et l’esprit critique

Notes

28.

Voix d’un islam éclairé. Mouvement pour un islam spirituel et progressiste, « Manifeste fondateur».

+ -

29.

Coran 2 : 256.

+ -

30.

Voir Abdennour Bidar, « Quels usages de la raison pour la connaissance et la conduite spirituelles ? » in La civilisation arabo-musulmane au miroir de l’universel : perspectives philosophiques, Unesco, 2010, p. 221-228  .

+ -

« Aujourd’hui, nous créons la V.I.E., Voix d’un islam éclairé. Mouvement pour un islam spirituel et progressiste, équilibré entre la fidélité à ses héritages et l’élan vers l’avenir, qui fait entendre les voix d’une culture musulmane […] : Qui s’est libérée du dogmatisme religieux, où chaque conscience a le droit de choisir les moyens de sa vie spirituelle – pas de contrainte en religion ! ; Qui offre la possibilité d’une vie spirituelle fondée sur une quête de sens personnelle, des pratiques libres et non obligatoires, pour permettre à chaque individu de développer son autonomie – face à laquelle l’expertise des savants en matière de religion n’est qu’un conseil ; Qui éduque ses enfants à la liberté de conscience, à l’esprit critique, à renoncer au préjugé de détenir la vérité, au respect de toutes les différences, à la solidarité, la douceur, la compassion, l’amour et à la paix envers tous les vivants ; Qui incite ensuite, tout au long de la vie, chacune et chacun à puiser la confiance en soi nécessaire pour trouver sa singularité, ses aspirations les plus profondes et ses propres besoins spirituels ; Qui ose critiquer librement ses textes fondateurs et ses traditions pour en actualiser l’interprétation à la lumière de la raison, du cœur et du principe de non-violence – et qui exige que chaque imam soit porteur de ces valeurs et d’un discours de paix28. »

Dans cette première partie du manifeste fondateur de notre mouvement Voix d’un islam éclairé, nous insistons sur deux principes : la liberté et l’esprit critique.

La Déclaration universelle des droits de l’homme et la loi française de séparation des Églises et de l’État de 1905 garantissent la liberté de conscience. Toute personne a droit à la liberté de pensée et de culte, c’est-à-dire que chacun est libre de changer de religion, de ne pas en avoir, de la pratiquer et de la manifester comme il le souhaite dans le respect des libertés d’autrui et de l’ordre public. Nul ne peut donc être inquiété pour ses convictions religieuses, c’est-à-dire subir une contrainte ou un châtiment, qu’il soit symbolique ou réel, que ce soit par les garants de l’autorité publique ou par une quelconque autorité religieuse. Tout jugement d’excommunication, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne, va ainsi à l’encontre de la liberté de conscience.

La conscience est un guide qui permet à une personne de forger ses convictions, une voix intérieure qui rend possible un dialogue avec soi-même dans lequel personne ne peut interférer. Elle est la part la plus intime de l’être humain, celle qui garantit son intégrité et son unité. La liberté de conscience est cette capacité de discerner pour faire ce qui est juste et bon afin de penser par soi-même et de mener son existence pour être en accord avec ses aspirations profondes. « Il n’y a pas de contrainte en religion29 », tel est l’un des principes directeurs du Coran, c’est-à-dire que personne n’a à obliger physiquement, moralement ou légalement un individu à avoir (ou à ne pas avoir) de religion ou à suivre (ou à ne pas suivre) des pratiques religieuses.

Mais qu’en est-il lorsqu’un fidèle musulman subit une pression communautaire ou familiale afin d’appliquer les rites de l’islam ? Ne s’agit-il pas d’une autre forme de contrainte où l’on essaye de forcer l’individu par une pression morale à se soumettre aux ordres divins ? Cette pression n’entraîne qu’une forte culpabilité chez le fidèle qui finit par prier ou jeûner uniquement par obligation et non parce qu’il a une intention sincère (niyya) ou parce qu’il ressent un besoin intérieur. Il est donc temps d’en finir avec ce régime de la culpabilisation perpétuelle, mais pour cela il est nécessaire de questionner la notion juridique d’obligation (fard).

Les obligations morales sont celles qui relèvent de la conscience individuelle, dont l’exécution ne peut être contrainte ni forcée. Un individu peut être contraint de ne pas tuer en raison d’obstacles qui rendent cette action impossible, mais il peut se retrouver dans l’obligation de ne pas tuer lorsqu’il prend conscience, au fond de lui-même et dans l’exercice de sa responsabilité, qu’il est injuste moralement de tuer. Dès lors, il consent librement à la règle de ne pas tuer. S’il décide quand même de tuer, il sera puni par la loi. Dans la jurisprudence islamique (fiqh) et la Loi divine (sharî‘a), la notion d’obligation (fard) concerne non seulement les devoirs moraux (ne pas tuer, ne pas voler, etc.) mais aussi les devoirs religieux dont l’accomplissement sera récompensé et la négligence punie soit par Dieu le jour du Jugement dernier, soit par les hommes dans le cadre d’un droit positif qui serait dicté par la loi islamique. Cet état de fait engendre une confusion totale des systèmes de valeurs : sont mises au même niveau des règles cultuelles censées être individuelles et des règles sociales destinées à structurer la vie commune.

Il est normal d’avoir des obligations et des interdictions communes pour faire société, et donc tout à fait légitime de punir un individu qui aurait enfreint ces règles, à condition que celles-ci soient définies par un État démocratique et laïque, notamment dans le contexte français. Personne ne peut imaginer une société sans aucune loi, où chacun pourrait vivre selon son bon vouloir. Cependant, les pratiques rituelles religieuses ne sont absolument pas des règles de la même nature que les normes sociales, ce qui n’est pas du tout pris en compte dans la jurisprudence islamique (fiqh). Alors que les règles pour faire société mettent en relation plusieurs individus et visent à ne pas atteindre la dignité d’autrui, les règles cultuelles ne concernent que les individus pris séparément. Ces normes sont de l’ordre personnel et privé, ce qui est totalement incompatible avec la constitution de règles homogènes et communes, et avec la notion même d’obligation religieuse.

Les rituels sont par excellence une affaire de conscience. Qui peut aujourd’hui prétendre interférer dans ce dialogue intérieur entre Dieu et le fidèle si ce n’est l’individu lui-même concerné par la foi ? Il est donc devenu urgent de libérer les pratiques cultuelles de la jurisprudence islamique pour ne s’intéresser qu’à leur sens spirituel et mystique et non à leur aspect prescriptif et normatif. La notion d’obligation religieuse peut être un risque voire une opposition à la liberté de conscience : non seulement elle sous-entend que la raison individuelle n’a pas droit de prendre le contrôle de la vie spirituelle intime et intérieure, mais elle classifie également les musulmans entre ceux qui pratiquent selon les règles officielles convenues par l’orthodoxie et l’orthopraxie, c’est à dire ceux qui seraient dans la Loi divine et ceux qui font des choix dans les pratiques proposées par l’islam.

Ces derniers sont par conséquent considérés comme des « hors-la-Loi divine » susceptibles de subir une sanction, qu’elle soit symbolique ou réelle. Ainsi, en raison d’un cantonnement des pratiques cultuelles (‘ibâdât) au sein même de la notion de sharî‘a (Loi divine), le rite n’a jamais été conçu en islam en dehors du champ juridique et normatif. Et c’est bien là qu’est la source du problème. On distingue deux types d’obligations en islam : le devoir individuel (fardu ‘ayn), englobant le jeûne, la prière, l’aumône ou encore le pèlerinage, et le devoir collectif (fardu kifâya), dont l’accomplissement par un nombre suffisant de personnes dans la communauté dispense les autres de l’exécuter (prière des funérailles, etc.). D’aucuns pourront dire que l’idée du devoir individuel peut être le début d’une certaine autonomie car il s’agit là de consentir soi-même à une règle cultuelle qui est donnée.

Mais l’autonomie est bien plus qu’un simple consentement à la règle. Elle est la détermination des règles par soi-même. Or, qui, en islam, a toujours eu le monopole de la détermination des normes si ce n’est une caste de juristes et de théologiens ? Le fidèle musulman lambda n’a pas le droit de choisir ses propres règles cultuelles, il a juste le devoir d’y consentir intérieurement pour que la sincérité soit au rendez-vous. Mais dès lors qu’une hétéronomie, c’est-à-dire un système extérieur comme une loi religieuse, détermine les normes et les limites cultuelles à ne pas franchir, il est impossible de concevoir une réelle autonomie spirituelle et donc une vraie liberté de conscience et de culte. Ne dit-on pas que l’islam n’a pas de clergé ? En théorie oui, en pratique non.

Il est donc temps que chaque musulmane et chaque musulman s’empare de cette raison personnelle pour que le domaine normatif cesse d’être le monopole des clercs30 et que chaque fidèle reprenne possession de sa vie spirituelle pour la diriger en toute lucidité et en toute conscience, à condition qu’une éducation digne de ce nom accompagne cette émancipation.

Aucun système hétéronome et aucun tiers ne peut contraindre une personne à suivre une manière unique d’incarner sa propre religion. L’autre peut certes éclairer un jugement et aider au discernement, mais seule la conscience peut décider de tracer son cheminement spirituel comme elle l’entend, indépendamment de toute pression extérieure. Dès lors, les pratiques rituelles prescrites par le Coran cessent d’être des obligations, elles deviennent des propositions spirituelles que nous pouvons contextualiser, adapter à un nouveau contexte, conserver, abandonner, développer, réaménager… Et où chacune et chacun est libre de choisir ce qui est une règle et une norme pour sa vie spirituelle. Ce qui veut dire aussi que repenser ses pratiques et sa vie spirituelle ne peut se faire qu’à titre individuel, en allant chercher au fond de soi-même ce qui semble être le plus pertinent, le plus juste et le plus efficace pour son cheminement spirituel.

2

L’ouverture et le pluralisme

Notes

31.

Voix d’un islam éclairé, « Manifeste fondateur », art. cit.

+ -

32.

Coran 49 : 13.

+ -

« Aujourd’hui, nous créons la V.I.E., Voix d’un islam éclairé. Mouvement pour un islam spirituel et progressiste, équilibré entre la fidélité à ses héritages et l’élan vers l’avenir, qui fait entendre les voix d’une culture musulmane […] : Qui encourage le pluralisme des interprétations des textes, et dénonce la violence de ceux qui voudraient imposer une seule lecture ; Qui repense ses lieux de culte pour permettre la mixité dans la prière, ainsi qu’aux femmes de prier avec ou sans voile, de devenir imam et de diriger tout office, y compris celui des hommes ; Qui les repense aussi pour qu’ils deviennent des espaces de dialogue libre, dotés de bibliothèques ouvertes à toutes les littératures ; Qui envisage la vie spirituelle collective comme un compagnonnage dont les membres s’entraident mutuellement à tracer leur propre chemin, au-delà de tout jugement moralisateur et de toute pression communautaire – singuliers mais pas seuls, soyons libres ensemble ! Qui permet d’inventer une nouvelle sociabilité spirituelle, où les musulmans ne s’enferment pas dans une communauté (oumma) uniforme et repliée sur elle-même – notre Oumma, c’est l’humanité !31 »

Dans cette deuxième partie du manifeste, nous insistons sur le fait que l’islam est intrinsèquement pluriel, bien que cette pluralité ne soit pas clairement reconnue et mise en valeur. L’acceptation de l’altérité est au cœur de Voix d’un islam éclairé, qui encourage à accepter non seulement celle ou celui qui est d’une autre obédience islamique que la nôtre, qu’elle soit chiite, sunnite, mutazilite, soufi ou ibadite, et aussi celui ou celle qui ose avoir ses propres interprétations et faire le choix de ses propres pratiques au sein de l’islam. Il faut donc rétablir un dialogue libre et bienveillant entre les musulmans car la vie spirituelle collective doit s’ouvrir au pluralisme des sensibilités spirituelles dans le cadre d’un libre-ensemble.

Ainsi, aucune musulmane ni aucun musulman ne peut avoir le monopole de l’interprétation et ne peut juger la démarche spirituelle d’autrui. Enfin, il s’agit nécessairement pour les musulmans de s’ouvrir sur le monde. L’enfermement communautariste va à l’encontre à la fois du projet de fraternité républicaine mais aussi de l’esprit fraternel du Coran. Il n’incite qu’à la peur des influences extérieures à l’islam. Le Coran invite au contraire les différents peuples à se connaître mutuellement et non à s’enfermer dans des logiques identitaires et individualistes32.

3

L’humanisme et l’universalisme

Notes

33.

Voix d’un islam éclairé, « Manifeste fondateur », art. cit.

+ -

34.

Voir Abdennour Bidar, « Le génie de l’islam et le génie de la France convergent au cœur », Le Monde des religions, n° 93, janvier-février 2019, p. 54-56.

+ -

35.

Coran 2 : 190-193.

+ -

« Aujourd’hui, nous créons la V.I.E., Voix d’un islam éclairé. Mouvement pour un islam spirituel et progressiste, équilibré entre la fidélité à ses héritages et l’élan vers l’avenir, qui fait entendre les voix d’une culture musulmane […] : Qui reconnaît sans réserve les principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme, et qui déclare la liberté, l’égalité et la fraternité, valeurs communes à toutes les civilisations ; Qui prône et pratique la justice et la paix, en refusant toute violence, toute haine, toute vengeance, toute injustice, tout type de racisme, d’antisémitisme et d’islamophobie – et en tissant le lien d’une sororité et d’une fraternité universelle ; Qui reconnaît pleinement l’égalité de dignité et de droits entre la femme et l’homme, qui fait de l’émancipation des femmes un combat majeur en luttant sans concession contre toute domination masculine33. »

Dans cette troisième partie du manifeste, nos positions sont claires : la Déclaration universelle des droits de l’homme doit être respectée sans conditions car il s’agit de valeurs de notre temps. Tous les êtres humains sont issus d’une essence unique et ont la même « nature originelle » (fitra).

La liberté, l’égalité et la fraternité ne sont pas pour nous des valeurs dont la France a le monopole, elles appartiennent à l’humanité tout entière et aucun musulman n’a à être accusé de trahison lorsqu’il proclame son adhésion à ces principes car ils structurent le texte coranique. Mieux encore, la devise française est l’occasion de réconcilier définitivement l’islam et la République : « Plus elle sera fidèle à sa devise “Liberté, Égalité, Fraternité”, plus la France offrira à l’islam les moyens de vivre ici l’essence de leur génie partagé. […] L’islam et la France partagent les mêmes valeurs fondamentales et fondatrices, et la même crise radicale de ces valeurs communes. Il y a par conséquent, maintenant et de toute urgence, une responsabilité partagée entre l’islam et la France : revivifier ce sacré partagé34. »

Ainsi, toute interprétation des versets coraniques qui va à l’encontre de ces principes est à écarter définitivement (pratiques de mutilation ou de lapidation, par exemple). Le texte coranique est régulièrement condamné pour ses versets violents, repris et mis en exergue par les groupes terroristes notamment, et qui feraient de ce texte une source de danger ou du moins discréditeraient son contenu spirituel. Cette idée fortement répandue n’a pas de sens compte tenu des circonstances de révélation de ces versets et de la situation politique de l’époque. La plupart des textes saints ont été révélés à des époques où les conflits entre tribus étaient fréquents et s’adaptaient toujours aux situations vécues par les récipiendaires de la Révélation. La Bible compte proportionnellement au moins autant de versets conflictuels et violents que le Coran.

Mais que faire aujourd’hui avec les passages les plus violents du Coran ? Prenons l’exemple suivant : « Et combattez dans le chemin de Dieu ceux qui vous combattent et ne transgressez pas. Vraiment ; Dieu n’aime pas les transgresseurs ! / Et tuez-les là où vous les surprenez et chassez-les d’où ils vous ont chassés. Or, la confrontation est plus rigoureuse que tuer. Et ne les combattez pas dans la Mosquée sacrée à moins qu’ils ne vous combattent. Si alors ils vous combattent, tuez-les donc. Telle est la rétribution des dénégateurs. / S’ils cessent alors, Dieu est le Très-Recouvreur, le Très-Rayonnant d’Amour ! / Et combattez-les jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de confrontation et que le Culte dû soit pour Dieu. S’ils cessent : plus d’inimitié alors sauf contre ceux qui s’enténèbrent d’injustice35 ! » La lecture vectorielle du Coran considère qu’il possède une dimension historique qui est aujourd’hui caduque. Les guerres menées par le Prophète étaient défensives. Le Coran a été révélé sur une longue période de vingt-trois années, durant lesquelles Muhammad s’est attiré de nombreux ennemis à cause de l’émergence de l’islam et de la menace politique, économique et sociale que représentait le Prophète aux yeux de la tribu des Qurayshites. Aux vues des hostilités que subissaient les musulmans (pillages de leurs maisons à La Mecque, torture, etc.), Dieu leur a permis de se défendre après l’Hégire, à Médine, car il n’y avait pas d’autres solutions.

Les détracteurs de l’islam et les terroristes islamistes ont souvent tendance à isoler le verset 191 de la sourate 2 (« Et tuez-les là où vous les surprenez et chassez-les d’où ils vous ont chassés ») par malhonnêteté intellectuelle ou par fanatisme, sans tenir compte des versets qui le précèdent et le suivent et qui donnent le contexte historique et l’ensemble des comportements à adopter dans les guerres vécues par les musulmans de l’époque. Ce passage coranique stipule clairement que les conflits ont eu pour but de récupérer ce qui a été volé aux musulmans et enjoint de cesser toute attaque si l’adversaire cesse et se repent. L’objectif était à la fois de récupérer les habitations mecquoises et de pouvoir exercer librement sa religion.

4

L’agir-ensemble au service du progrès de l’humanité

Notes

36.

Voix d’un islam éclairé, « Manifeste fondateur », art. cit.

+ -

« Aujourd’hui, nous créons la V.I.E., Voix d’un islam éclairé. Mouvement pour un islam spirituel et progressiste, équilibré entre la fidélité à ses héritages et l’élan vers l’avenir, qui fait entendre les voix d’une culture musulmane […] : Qui considère que dans les textes de l’islam résident des ressources précieuses pour engager cet héritage dans le temps présent, et contribuer à mener l’humanité vers toujours plus de progrès spirituel, politique et social ; Qui participe à tous les grands combats vitaux de notre temps : la lutte contre la misère, l’exploitation de l’homme par l’homme, les inégalités, les discriminations liées à la nationalité, la religion et l’orientation sexuelle ; et la lutte pour l’accès de tous à l’éducation et à la culture, la justice sociale, la création d’écosystèmes de fraternité, et une écologie qui nous apprenne à prendre soin de la planète ; Qui aide toutes les consciences et les sociétés de notre temps à sortir du règne du matérialisme et de l’argent-roi ; Qui prenne toute sa part dans tous les grands débats spirituels, philosophiques, politiques, scientifiques et bioéthiques en leur apportant la contribution du meilleur de sa pensée et de sa sagesse ; Qui participe à rassembler toutes les femmes et tous les hommes de bonne volonté de la planète, athées, agnostiques et croyants, pour construire ensemble un monde de justice et de paix ; Qui concourt de toutes ses forces unies à un grand projet de civilisation planétaire : donner à chaque être humain l’opportunité de réaliser ce qu’il porte en lui d’unique, au service de tous et de la vie36. »

Dans cette quatrième et dernière partie du manifeste, nous insistons sur le fait que le développement d’un islam spirituel et autonome n’implique pas du tout une quête individualiste coupée du monde et des autres. Bien au contraire, dans la logique du personnalisme du philosophe français Emmanuel Mounier (1905-1950), l’individu qui n’est pas capable de tisser des liens avec les autres et avec son environnement ne peut que se replier sur lui-même, s’affaisser dans une logique de séparation entre « eux » et « nous » ou « moi ». La logique d’isolation communautariste rejoint celle de l’individualisme car on s’imagine dans les deux cas que les relations humaines ne peuvent qu’obéir à la compétition, la hiérarchie et la protection d’une identité assiégée.

Sortir de cette manière de concevoir l’altérité permet de développer un agir-ensemble, c’est-à-dire être capable de s’engager dans le monde au service du bien commun et de l’intérêt général, et non au service d’une communauté, d’un clan ou d’un intérêt personnel. L’islam ne se limite donc pas à un réservoir d’outils garantissant uniquement son propre développement spirituel. Son héritage peut aussi apporter sa contribution au progrès spirituel, politique et social de l’humanité dans de nombreux domaines comme l’écologie et la protection du règne animal, les sciences, la bioéthique et l’élaboration de systèmes politiques garantissant la justice sociale. Nous refusons en revanche que ce progrès soit uniquement économique, matérialiste et individualiste et qu’il entraîne un accroissement des inégalités et des injustices sociales.

III Partie

Un culte musulman, spirituel et progressiste

Un culte spirituel et progressiste incarne les principes du mouvement de la V.I.E. dans l’organisation collective de la pratique de l’islam. Les pratiques spirituelles sont des éléments importants dans notre vie, mais nous manquons de lieux qui incarnent réellement notre vision de l’islam. Les musulmanes et les musulmans progressistes ont souvent délaissé les mosquées pour se réfugier dans une pratique solitaire ou dans des cercles d’intellectuels et d’universitaires qui n’ont jeté qu’un regard déconstructiviste, neutre et scientifique sur l’islam.

Cette approche est plus que nécessaire, mais elle est désormais insuffisante pour reconstruire une autre façon de mener sa vie spirituelle au quotidien et en collectivité. Ce délaissement des lieux de culte a créé un véritable appel d’air. Le réseau des mosquées françaises est désormais dominé par un conservatisme religieux qui se laisse empoisonner par des luttes de pouvoir entre différentes factions nationales étrangères, par des intérêts financiers démesurés, par des conflits d’intérêts et par l’influence de l’islamisme et du fondamentalisme religieux.

De nouveaux lieux de culte doivent émerger pour répondre aux besoins des musulmanes et musulmans « orphelines et orphelins de mosquée » qui se sentent très seuls dans leur pratique de l’islam et ne se retrouvent plus dans la vision majoritaire du culte musulman. Le but n’est en aucun cas d’imposer ces principes et cette vision du culte à l’ensemble des mosquées françaises, mais de permettre à celles et ceux qui sont prêts à y adhérer et à les incarner de pouvoir le faire librement, sans avoir à subir de jugements, de menaces ou de sanctions de la part de leurs coreligionnaires. Notre but est donc simplement de proposer une alternative cultuelle et d’être considérés sur un pied d’égalité avec toutes les autres branches de l’islam. En vertu de la liberté de conscience et de religion que la laïcité garantit, chacun doit avoir le droit et la possibilité de trouver un lieu de culte dans lequel il peut pratiquer sa religion selon son cœur et sa conviction et dans lequel il se sente à l’aise.

1

Les rites, l’impensé de l’islam. Repenser et redonner du sens aux pratiques spirituelles

Notes

37.

Toutes ces figures réformatrices ont bien été étudiées par Rachid Benzine dans Les Nouveaux Penseurs de l’islam, Albin Michel, 2004.

+ -

38.

Tareq Oubrou, Coran, clés de lecture, Fondation pour l’innovation politique, série « Valeurs d’islam », n°2, janvier 2015, p. 19.

+ -

39.

Coran 2 : 222.

+ -

41.

Mohammed Iqbal, Reconstruire la pensée religieuse de l’islam, Éditions du Rocher, 1996, p. 90.

+ -

42.

Voir Ludwig Wittgenstein, « Remarques sur le Rameau d’or de Frazer », in Philosophica III, TER, 2001, p. 28-37.

+ -

Beaucoup d’efforts ont été faits par les réformateurs de l’islam depuis le XIXe siècle, mais seulement dans certains domaines. Du côté du dogme, les outils de la spéculation théologique (kalâm) et de la philosophie (falsafa) ont permis aux nouveaux penseurs de l’islam de faire un travail considérable et novateur. Ainsi, de nouvelles lectures du Coran ont été proposées à la lumière des sciences humaines et sociales ainsi que des sciences du langage.

D’autres manières de concevoir le Paradis, l’Enfer, le Jugement dernier et les Prophètes ont été abordées, de même que le libre-arbitre de l’être humain a lui aussi été remis en valeur face à la prédestination. Même s’il est encore difficile de faire admettre officiellement la part humaine et historique qui réside dans la compréhension du Coran et de la Sunna, le débat est désormais possible au moins sur les réseaux sociaux et dans certains pays37. On note par ailleurs l’émergence et la diffusion de contre-discours théologiques pour faire face aux interprétations archaïques et obscurantistes de la sharî‘a (reconnaissance de l’égalité hommes-femmes, lutte pour la défense des droits humains, etc.).

Néanmoins, en pratique, ces combats sont malheureusement loin d’être remportés dans les pays musulmans et doivent encore être menés avec toujours plus de soutien, de force et de courage. Ces tentatives de réforme touchent principalement les questions socio-politiques liées à l’islam mais très peu les aspects spirituels. L’analyse historico-critique remet en valeur l’intervention humaine dans la Révélation coranique qui implique une contextualisation et une relativisation d’une partie de son contenu. Ce travail est indispensable pour sortir des croyances simplistes, pour bien dissocier la sphère de la foi et celle de la connaissance historique, pour déconstruire les dogmes infondés et raisonner sur le texte. Mais si nous restons à ce stade de déconstruction sans proposer une nouvelle méthode et un autre degré de lecture, les musulmans n’auront que deux possibilités à défaut d’une troisième voie : abandonner l’islam (auquel cas chacune et chacun est libre de le faire) ou bien s’agripper à des rites et à des dogmes inadaptés à notre temps.

L’incapacité à repenser la vie spirituelle en islam mène à deux impasses. D’une part, le politique étant séparé du religieux en France, les débats socio-politiques sur l’islam ne concernent plus les musulmans français, contrairement aux pays musulmans où ces normes ont encore des impacts concrets. D’autre part, n’envisager de réformer l’islam que sur les aspects socio-politiques sans toucher au spirituel laisse entendre que l’islam serait plus politique que spirituel. Les penseurs sont souvent très frileux sur les questions de foi et encore plus sur celles qui touchent aux pratiques islamiques et à leur adaptation à notre temps. Cela n’est pas étonnant puisque ces domaines touchent à l’intime et ne peuvent être soumis à une analyse abstraite et intellectualiste. Dès lors qu’il s’agit de rites, nous ne sommes pas dans le même registre que la recherche d’une véracité historique. Réfléchir au sens et à l’évolution des pratiques religieuses induit d’envisager réellement l’islam comme une spiritualité et d’en avoir expérimenté les pratiques. Ces considérations se fondent avant tout sur du vécu et plus seulement sur une démarche intellectuelle. Ainsi, certains nouveaux penseurs de l’islam restent encore réfractaires à l’idée de réformer le domaine cultuel (‘ibâdât) qui n’a jusque-là pas été (re)pensé, alors qu’il forme le cœur de la vie spirituelle.

Adapter ses pratiques à des circonstances spatiales, temporelles et individuelles est mal vu et souvent rejeté comme innovation blâmable (bid‘a). Cela s’explique par le fait que les rites sont devenus le « capital symbolique » (Pierre Bourdieu) de l’islam, le noyau intouchable et la ligne rouge, autrement dit, l’exception où la raison et l’esprit critique ne devraient pas s’appliquer. Pourtant, quelques aménagements dans le culte sont autorisés (adaptation de la durée du jeûne en cas de longues périodes diurnes, regroupement des prières, exemptions en cas de maladie, de voyage, etc.), mais ils restent encore très mal vus. On le voit surtout lorsque la rupture du jeûne est encore criminalisée par la loi de certains pays musulmans. En outre, il est devenu très difficile de repenser les pratiques cultuelles car il existe de nombreuses normes sociales et culturelles qui se télescopent et viennent parasiter les rites, comme le maintien de conceptions conservatrices sur les relations hommes-femmes et sur la notion de pudeur. Ces normes fortement ancrées dans l’inconscient collectif n’ont pourtant aucun fondement spirituel et religieux car elles n’ont pas d’influence particulière sur la culture du lien entre Dieu et le fidèle. Elles formatent néanmoins une grande partie de la manière dont le culte, collectif surtout, est conçu en islam.

Un grand paradoxe est à résoudre : le terme arabe fiqh désignant la jurisprudence islamique signifie « comprendre en profondeur », or les pratiques cultuelles ne sont la plupart du temps comprises que dans leur cadre formel et superficiel, et ne font pas l’objet d’une réflexion approfondie.

On se permet ainsi de grandes innovations pour revisiter certaines règles sociales édictées par le Coran, mais l’on est souvent incapable d’envisager cette même souplesse pour l’adaptation des règles cultuelles. Ainsi, il est courant d’entendre dire en islam, même parmi ceux qui se qualifient de réformistes et de progressistes, que les normes sociales « horizontales » dictées par le Coran doivent certes être soumises à l’exercice de la raison mais que les pratiques cultuelles « verticales » pourraient y échapper. Étant donné que ces actes sont symboliques, ils ne seraient pas intelligibles, c’est-à-dire compréhensibles par l’esprit humain : « C’est le domaine horizontal des pratiques musulmanes qui sont intelligibles (ma‘qûlât), contrairement au rite qui est de l’ordre de l’inintelligible rationnellement, où l’on ne se pose pas la question du pourquoi des pratiques rituelles (‘ibâdât)38. » Or, ce n’est pas parce qu’un rite a une fonction symbolique qu’il est absurde et devrait échapper à la réflexion humaine. La question du « pourquoi » est au contraire fondamentale et il est paradoxal d’accepter, d’une part, d’utiliser le jugement personnel (ray’) pour interpréter les normes sociales du Coran et, d’autre part, de refuser de le faire pour les rites. Renoncer à s’interroger sur la question du sens des rites revient à retomber dans les méandres du suivisme aveugle (taqlîd, naql), dénoncé plus haut. D’aucuns nous reprocheront de choisir la facilité et d’adapter un rite dans le simple but de le rendre moins « contraignant ». Il n’en est rien et un tel raisonnement n’aurait pas grand intérêt : le rite étant de toute façon non obligatoire, s’il ne convient pas à une personne, libre à elle de l’abandonner.

S’interroger sur le sens et le pourquoi d’un rite amène aussi à revoir, à la lumière du Coran, le sens donné à certains interdits rituels qui n’ont pas de fondement coranique : l’obligation de prier en arabe ou encore l’interdiction pour les femmes de jeûner ou de prier pendant leurs règles. Le Coran déconseille les rapports sexuels pendant les règles d’une femme en considérant cela comme une indisposition39 et les juristes musulmans ont fait une surinterprétation de ce verset en considérant que cette indisposition entraînerait, indépendamment des rapports sexuels, un état d’impureté qui leur interdirait de jeûner et de prier pendant leurs règles. Or il n’en est rien : « Ils t’interrogent quant aux règles. Réponds : “C’est une indisposition [adhâ]. Écartez-vous donc des femmes durant les règles et ne les approchez qu’une fois qu’elles ne les ont plus [yathurna]. Et, lorsqu’elles se sont nettoyées [tatahharna], venez à elles comme Dieu vous l’a ordonné.”

Certes, Dieu aime ceux qui se repentent et Il aime ceux qui se purifient [al–mutahhirîn]40. » Par conséquent, une femme qui choisirait de prier ou de jeûner pendant ses règles adapte ses pratiques mais pratique finalement davantage que les musulmans sunnites traditionnels puisqu’elle n’interrompt pas son jeûne durant le mois de Ramadan et prie tous les jours. Nous reviendrons sur le cas de la langue de la prière à la fin de cet ouvrage. En revanche, il faut bien comprendre le sens de la question du pourquoi faire tel ou tel rite. Elle implique de s’interroger à la fois sur les causes et la raison qui justifient une règle rituelle et sur les finalités de ce rite. Contrairement aux normes sociales du Coran, la raison d’être d’un rite (‘illa) n’est pas forcément à rechercher dans les circonstances de la Révélation (asbâb al-nuzûl) et dans des causes historiques. Pour l’anthropologue écossais James George Frazer (1854-1941), les rites religieux sont irrationnels car la cause historique a disparu.

En réalité, du point de vue de l’historien, il est totalement vain de penser pouvoir trouver l’origine historique de l’émergence d’un rite. Ainsi, pour le philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein (1889-1951), la cause d’un rite n’est pas à chercher dans l’histoire ou la préhistoire, mais dans la découverte d’une raison d’être que nous pouvons accepter comme étant la bonne intuitivement parce qu’on en fait l’expérience en accomplissant ce rite. Nous entrons ainsi plutôt dans le cadre d’une conception intuitive de la raison et non discursive ou cartésienne, même si, en islam, la raison (‘aql) a toujours été conçue comme l’intellect englobant à la fois l’intuition synthétique et le raisonnement analytique. Les pratiques religieuses sont avant tout des actes instinctifs anthropologiques et non historiques : « La prière est, dans son origine, instinctive. […] La prière, en tant que moyen d’illumination spirituelle, est un acte vital normal grâce auquel la petite île de notre personnalité découvre tout à coup qu’elle est placée dans un plus grand tout de vie41. »

Dès lors qu’un rite est mis en relation avec un instinct intérieur, c’est précisément cela qui constitue sa justification. La cause d’un rite est donc à rechercher dans l’expérience subjective et intime qui se déroule au moment de l’accomplissement du rituel. Toute pratique spirituelle est entièrement justifiée si elle est motivée par un besoin profond et transcendant, c’est-à-dire par une raison intérieure et personnelle. Inversement, si cette dernière n’est pas présente dans l’intention du fidèle, alors le rite peut être légitimement disqualifié sans que la personne n’ait à subir de conséquences particulières.

Autre question fondamentale : quelle est la finalité d’un rite ? Pour Wittgenstein, un être humain exécute un rite religieux avant tout dans le but d’exprimer des réalités anthropologiques profondes par des gestes symboliques. Il s’oppose toujours à Frazer qui, en 1890, se demande dans Le Rameau d’or pourquoi des gens accomplissent des rituels religieux et magiques qui n’ont aucune efficacité42. Wittgenstein refuse d’aborder le besoin d’effectuer un rite comme si ce dernier devait avoir un effet matériel sur la vie du fidèle. Pour lui, le fait même de pratiquer un rite procure une satisfaction et fait surgir un sentiment profond qui est suffisant pour justifier sa finalité. Le rite se suffit à lui-même et trouve sa finalité au moment même de la pratique, dans l’instant présent. Le résultat n’est donc pas à attendre dans le futur (le salut, l’obtention de biens matériels ici-bas, etc.).

Prier Dieu, c’est être capable d’injecter dans le temps un instant d’éternité. En sacralisant un moment par des gestes et des paroles, on se rend totalement présent : le processus devient le but et la prière n’attend plus d’être réalisée dans l’avenir. Elle est par son accomplissement elle-même exaucée. Elle n’est plus une demande d’intercession du divin car elle est elle-même connexion avec Dieu. La finalité du rite doit donc être spirituelle : elle doit viser la transformation intérieure, initiatique et mystique, la mise en lien avec le Soi et la présence à Dieu. Autrement dit, elle vise un progrès d’être et de conscience. Un rite ne devrait pas avoir pour objectif l’attente d’une intervention extérieure, magique et superstitieuse. Il permet la mise à disposition d’une énergie intérieure pour stimuler l’élan vital du fidèle. Il n’est donc pas une prescription médicale qui permettrait de soigner les maux du fidèle sans qu’aucun effort intérieur ne se fasse.

La question du pourquoi doit donc être systématique car elle permet de s’interroger sur le sens des rites islamiques. En raison de la disqualification du « pourquoi », les oulémas et les juristes de l’islam se sont concentrés sur la forme que les rites devaient prendre. La signification cachée des gestes rituels n’est bien souvent réservée qu’aux initiés ou aux grands mystiques soufis. L’une des causes de ce problème vient sans doute du fait que les pratiques cultuelles en islam ont été avant tout encadrées par la jurisprudence (fiqh), avant de l’être par la mystique. La plupart du temps, on retrouve ainsi des ouvrages sur les pratiques rituelles dont les auteurs se concentrent sur la manière de faire et ne disent rien sur leur sens. Cependant, il ne s’agit pas de se contenter de connaître par cœur l’enveloppe formelle des rituels mais de poser une question fondamentale : qu’est-ce que ce rite vient exprimer et signifier de la nature humaine ? C’est la question du fond avant la forme qui vient donner raison au rite, et cette quête de sens doit être au cœur de toute éducation spirituelle. Le fidèle ne doit pas se contenter de faire sans comprendre. Le rite s’explicite, c’est-à-dire que l’on doit faire l’effort d’énoncer de façon claire et précise ce qui est implicite en lui. Il est un langage des gestes, un symbole en actes, il s’agit de les traduire en mots et de les déchiffrer, comme un ensemble de signes qui viennent exprimer dans une forme très réduite et allusive un ensemble de pensées si grandes que le geste ne peut faire que suggérer.

Les pratiques sont donc des outils que Dieu propose dans Ses révélations pour cheminer vers Lui, des opportunités de nous rapprocher de Lui et de Lui ressembler. Autrement dit, on ne pratique pas pour Dieu mais pour nous. Il n’y a donc aucune conséquence à rater une prière, à prier autrement, à ne pas jeûner ou adapter son jeûne. Le Coran propose des outils, à nous de voir s’ils sont efficaces aujourd’hui pour notre cheminement spirituel. La réponse différera selon les individus et la personnalité spirituelle de chacun. L’intention et l’état de présence sont la clé. Repenser ses pratiques islamiques suppose un prérequis qui est de sortir de l’idée traditionnelle d’une pratique qui serait obligatoire pour obtenir le salut ou qui serait effectuée sous la menace d’un châtiment divin. Sans cela, chaque fois qu’une personne souhaitera adapter une pratique, elle sera remplie d’un sentiment de culpabilité contre-productif. Il s’agit de ne plus voir les pratiques religieuses comme des fins en soi ou de les percevoir dans une logique de comptable mais comme des outils permettant d’arriver à un objectif spirituel. Cette nouvelle façon d’envisager son rapport à Dieu modifie radicalement la perception de la vie spirituelle et religieuse.

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Le projet de la mosquée Sîmorg

Notes

43.

Personne capable de réciter le Coran par cœur.

+ -

44.

Sur ce sujet, voir « Imâma de la femme », doctrine-malikite.fr, 27 janvier 2018  .

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45.

Ibn ‘Arabî, « Wasl bi-imâmat al-mar’ah », dans Al-futûhât al-makkiyya fî ma‘rifat al-asrâr al-mâlikiyya wa l-mulkiyya, Beyrouth, Dâr Sâdir, 2003, chap. 69, vol. II, p. 83-84. Par ailleurs, Asma Lamrabet signale une étude récente répertoriant « la présence de plus de 8 000 femmes érudites, exégètes, traditionnistes ou muftis qui ont enseigné à de très nombreux savants musulmans, dont les fondateurs des écoles juridiques, et ce à partir du VIIe siècle » (Asma Lamrabet, op. cit., p. 15, note 9).

+ -

46.

Coran 16 : 116.

+ -

47.

Coran 2 : 187.

+ -

48.

Coran 33 : 35.

+ -

49.

Coran 4 : 1 ; 49 : 13.

+ -

50.

Coran 33 : 59.

+ -

51.

Coran 24 : 30-31.

+ -

52.

Coran 7 : 26.

+ -

53.

Il s’agit de deux « H » différents dans les langues persane et arabe, avec une prononciation différente.

+ -

54.

Rûmî, Mathnawî, La Quête de l’absolu, Éditions du Rocher, 2014, vol. III, p. 540-541.

+ -

Le projet de la mosquée Sîmorgh est porté par Eva Janadin et Anne-Sophie Monsinay. Il ne s’affilie à aucune obédience juridique de l’islam mais s’inspire des enseignements de la mystique soufie dans une démarche progressiste et non traditionaliste. Ce culte spirituel et progressiste est perçu comme une quête de sens et une exploration de ses significations les plus profondes plutôt que comme une orthopraxie. Une telle mosquée a pour fonction d’organiser des prières rituelles en groupe, dirigées par une personne volontaire, des séances de dhikr (rappel des noms de Dieu), des chants soufis, des études coraniques et de la tradition prophétique, ainsi que des enseignements de l’islam dans toutes ses dimensions (mystiques, historiques, philosophiques, anthropologiques, sociologiques, etc.).

 

Les principes du culte spirituel et progressiste

Égalité des individus

• L’imamat des femmes

Dans la mosquée Sîmorgh, les femmes sont imams et dirigent tous les offices, y compris celui des hommes. Il existe déjà dans le monde, aux États-Unis, au Danemark ou encore en Allemagne, des femmes imams présidant des assemblées mixtes (Amina Wadud, Ani Zonneveld, Sherin Khankan, Seyran Ateş, etc.). On peut aussi mentionner des femmes imams en Chine, qui ne dirigent que la prière des femmes, et la présence des mourchidates au Maroc, qui assument quelques fonctions d’accompagnement spirituel mais ne peuvent pas assurer toutes les fonctions dévolues aux imams de sexe masculin.

Les femmes s’investissent pourtant pleinement dans les associations culturelles musulmanes mais sont exclues de la direction du culte. Les musulmanes ont droit à une vie spirituelle collective épanouie et libre. Actuellement, elles sont sans cesse contraintes de vivre leur lien à Dieu en solitaire ou avec uniquement d’autres femmes puisqu’elles n’ont bien souvent pas le droit de devenir imam, ni de faire le choix de ne pas porter le voile, ni de prier à côté des hommes. Il est temps de déconstruire des siècles de lecture patriarcale du Coran et de la Sunna, et d’arrêter d’instrumentaliser le religieux pour valider et sacraliser des habitudes sociales, culturelles et anthropologiques concernant les relations hommes-femmes.

Que dit le Coran au sujet de l’imamat ? La réponse est relativement simple : absolument rien. Aucun verset n’interdit à une femme d’être imam. Il n’est à aucun endroit fait mention d’une quelconque directive sur le genre de la personne qui dirige une prière ou prononce le sermon (khutba). Seule la Sunna y fait référence et une tradition rapportée par Abû Dâwûd (817-889) en particulier fait polémique, celle qui rapporte l’histoire d’Umm Waraqa, une hâfizha43 qui a participé à la transmission du Coran aux débuts de l’islam. On rapporte que le Prophète lui rendit visite et lui ordonna de diriger la prière pour les membres de son foyer (ahla dâriha), tout en lui octroyant un muezzin44. Ce hadîth autorise clairement l’imamat des femmes. Toute la question est de savoir s’il l’autorise devant une assemblée mixte ou non.

Une seconde variante de cette tradition existe et précise qu’Umm Waraqa aurait demandé l’autorisation de diriger uniquement la prière des femmes, ce qui lui aurait été accordé. Mais que faire de la première version de cette parole prophétique ? Selon les progressistes, puisque le Prophète n’a pas interdit à Umm Waraqa de diriger la prière devant une assemblée mixte, cela lui était logiquement autorisé. Le simple fait que le Prophète lui demande à elle et non pas à un homme de la maison suffit à valider l’autorisation de l’imamat des femmes devant une assemblée mixte. Au XIIIe siècle, le shaykh soufi Ibn ‘Arabî (1165-1240) avait déjà autorisé les femmes à être imams devant une assemblée mixte considérant que la perfection de l’âme humaine est accessible aux deux sexes45. En revanche, pour les opposants à l’imamat des femmes devant une assemblée mixte, le fait qu’il ne soit pas dit explicitement qu’Umm Waraq dirigeait des hommes implique une interdiction. Ils estiment également que le terme « foyer » ne désigne que la famille d’Umm Waraqa, la « maisonnée », qui n’incluait selon eux aucun homme. Pourtant, les textes attestent qu’elle avait des hommes à ses côtés : le muezzin et un esclave. Il est tout de même difficile d’imaginer que ces deux personnages ne priaient pas derrière elle puisque c’est justement le propre de l’imam que de se placer devant l’assemblée. L’interprétation patriarcale suppose donc qu’elle ne dirigeait que les femmes de son foyer et que le muezzin se contentait de faire l’appel à la prière pour ensuite se rendre à la mosquée et prier avec l’esclave. En dehors de ces interprétations assez alambiquées, on peut aussi se poser la question du terme employé pour signifier « foyer » : le mot arabe dâr est polysémique et signifie à la fois une maison mais aussi un territoire, une zone ou encore un quartier.

Qu’est-ce qui empêche de penser qu’Umm Waraqa n’a pas été mandatée pour diriger la prière de tout son quartier et donc celle des hommes ? Le simple fait que le Prophète ait mis un muezzin à sa disposition indique que l’assemblée était suffisamment conséquente et sans aucun doute mixte pour que la présence de celui-ci soit nécessaire. Une prière dans un cadre strictement intime et familial ne justifie pas la présence d’un muezzin qui serait spécifiquement attribué à cette fonction. Il suffit donc d’interpréter cette tradition dans un esprit de progrès social pour justifier la légitimité de l’imamat des femmes en l’élargissant à tout type d’assemblée. Bien évidemment, il est tout à fait pertinent de s’interroger sur l’authenticité de cette tradition. Rien ne nous permet d’affirmer la véracité des faits, mais cela importe peu.

Comme dans d’autres religions, les controverses sur l’authenticité des récits, doctrines et interprétations ne sont pas rares. Elles n’en demeurent pas moins significatives des revendications, ici résolument féministes, des musulmans de l’époque, vivant dans une société patriarcale où les droits des femmes ne faisaient que régresser depuis la mort du Prophète. Dans tous les cas, la légalisation de l’imamat des femmes ne saurait s’appuyer uniquement sur cet aphorisme prophétique. Non seulement les avis contre l’imamat féminin ne peuvent pas se fonder sur le Coran, mais ils reprennent les interprétations de certains juristes sunnites qui ont tranché cette question par un consensus (ijmâ‘) vieux de plusieurs siècles qui ne reflète en rien les valeurs d’une société moderne. On peut ainsi lire dans toutes les écoles juridiques sunnites que, pour un homme, prier derrière une femme rendrait sa prière invalide. Ce refus de l’imamat des femmes vient d’une habitude qui est de vouloir multiplier les interdictions religieuses par principe de précaution.

Lorsque le Coran n’indique pas de précisions particulières sur les règles à suivre dans un cas particulier, il est devenu commun dans l’islam traditionaliste d’interdire plutôt que d’autoriser. D’une part, cela revient à considérer le Coran pour ce qu’il n’est pas, un code légal, et, d’autre part, Dieu avait déjà mis en garde les êtres humains contre cette dérive : « Et ne dites pas devant le mensonge que vos langues profèrent : “Ceci est licite, ceci est interdit !” De la sorte, vous forgeriez le mensonge sur Dieu. Vraiment, ceux qui forgent le mensonge sur Dieu ne prospèrent pas !46 » Que dit ce verset ? Il incite d’abord à suivre un principe juridique bien connu : tout ce qui n’est pas interdit est autorisé. L’article 5 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen le stipule : « Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas. » Si Dieu n’a pas interdit explicitement l’imamat des femmes, il est logique de considérer que cela est autorisé. On ne peut donc pas décider de créer des interdits là où il n’y en a pas. Ce verset nous enjoint aussi de ne pas parler à la place de Dieu pour justifier des positions théologiques et instrumentaliser le sacré. Si le Coran est muet sur certains éléments, cela signifie que les êtres humains peuvent trouver leurs propres réponses à une question sans avoir besoin de toujours se référer au texte sacré. Puisque le Coran ne dit rien sur cette question de l’imamat, que la Sunna n’est pas explicite non plus, et que les avis juridiques sont aujourd’hui dépassés, ne pourrait-on pas utiliser notre raisonnement personnel et notre conscience pour autoriser l’imamat des femmes dans une logique de bien commun, de justice et d’équité vis-à-vis des femmes ?

En réalité, l’obstacle à l’imamat des femmes n’est ni religieux ni théologique mais culturel et psychologique. C’est le fait de voir une femme diriger des hommes en se tenant devant eux en position d’autorité, et de voir le corps d’une femme devant celui d’un homme qui pose problème à certains. De nouveau, la dignité humaine est attaquée puisque l’on sous-entend à travers cela que l’homme est une bête incapable de réprimer ses désirs sexuels et que le corps de la femme n’est qu’une marchandise à consommer ou à cacher. Mais dire que l’enjeu n’est pas religieux ne doit pas nous inciter à refuser de commencer à régler la question d’un point de vue théologique car les partisans d’une telle lecture misogyne et archaïque ne cessent d’essayer de justifier leur position à partir d’arguments religieux. Cette confusion empêche d’atteindre des solutions constructives.

 

• La mixité dans la prière

Dans la mosquée Sîmorgh, dont nous proposons aujourd’hui le projet, la prière rituelle est mixte. Aucune hiérarchie n’est faite entre les hommes et les femmes qui prient ensemble dans la même salle. Les temps de prière sont donc entièrement inclusifs et il n’y a aucune séparation spatiale entre les genres. À partir du moment où l’on accepte une femme imam devant une assemblée pour diriger la prière, des hommes sont forcément derrière elle. Si ces derniers acceptent d’être derrière une femme, il est fort probable qu’ils acceptent d’être aussi derrière ou à côté d’autres femmes. L’imamat des femmes va, de fait, dans le sens d’une mixité de l’assemblée des priants.

À l’époque du Prophète Muhammad, les femmes n’ont jamais été exclues du culte et de la prière. Elles se plaçaient derrière les hommes, sans séparation physique. Cette disposition établit une hiérarchie au détriment de la femme, mais il faut de nouveau contextualiser : la société de l’époque n’était probablement pas prête à établir une réelle égalité spatiale entre les sexes car, dans les mentalités de l’époque, on assignait encore un statut d’infériorité à la femme. Le plus alarmant est que non seulement la manière d’organiser les genres dans l’espace du culte collectif est restée la même que celle de l’époque du Prophète, mais elle a même souvent régressé. Aujourd’hui, dans la plupart des mosquées françaises, les femmes sont séparées des hommes par un rideau, voire un mur, quand elles ne sont pas tout simplement reléguées au sous-sol ou dans une salle annexe, comme en témoigne le triste exemple de la mosquée de Paris. Le constat est sans appel : la place des femmes dans nos mosquées les fait revenir au statut qu’elles avaient avant la Révélation coranique, mises à l’écart et exclues des pratiques religieuses collectives.

Que nous dit le Coran sur l’égalité entre les hommes et les femmes ? Il existe dans ce domaine des principes directeurs généraux qui nous montrent la direction à suivre pour les générations postérieures à la Révélation. Le Coran insiste sur la complémentarité du couple47, sur l’égalité au niveau des pratiques religieuses à accomplir48 et sur l’égalité ontologique des deux sexes49. Le fait que rien n’indique une hiérarchie entre les genres dans les versets qui ne font pas référence à un contexte social particulier devrait suffire à faire comprendre qu’il ne doit pas y en avoir dans les communautés musulmanes actuelles. Dans une logique progressiste, l’évolution vers davantage d’égalité entre hommes et femmes voudrait que les prières soient complètement mixtes. Dans un grand nombre de pays, les sociétés ont évolué et les femmes ont fini par acquérir une égalité juridique avec les hommes, bien que cela soit bien entendu encore perfectible.

En France, la mixité est présente dans tous les lieux publics (écoles, piscines, salles de sport, etc.), à l’exception de ceux où l’on est amené à se dévêtir comme des vestiaires ou des toilettes. La mosquée n’étant pas un lieu où l’on se dévêt – au contraire –, il n’y a aucune raison pour qu’elle échappe à la mixité. Précisons par ailleurs que l’égalité hommes-femmes fait partie des valeurs républicaines, de la Constitution française ainsi que de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, et que la construction d’un islam de France ne devrait donc pas échapper à cette règle coutumière. La société occidentale est prête pour la mixité complète dans ses lieux de culte. Les églises chrétiennes obéissent majoritairement à cette règle – même si les catholiques connaissent aussi des problèmes concernant la prêtrise des femmes.

Mais la question est de savoir si les musulmans sont prêts à la mixité lors d’une prière rituelle ainsi qu’à l’imamat des femmes. En grande majorité, ils ne le sont pas. Cela n’a rien d’étonnant, étant donné que la norme actuelle, jugée intouchable, consiste à séparer totalement les deux sexes. Le problème est que l’on ne peut plus se permettre d’attendre. Tout d’abord à cause du décalage avec la norme culturelle et sociale de l’Occident qui crée un fossé considérable entre la mixité quotidienne et l’espace religieux, mais aussi parce que beaucoup de musulmanes et de musulmans sont prêts à cette mixité et ne supportent plus que l’on considère les femmes comme des êtres inférieurs, limités à leurs attributs sexuels. La mosquée n’est pas le lieu pour des considérations si prosaïques. Aux yeux de Dieu, nous ne sommes ni hommes ni femmes, mais des êtres spirituels, des êtres divins, portant en nous le Dépôt confié. La prière collective à la mosquée vise à nous relier à Dieu et à bénéficier de l’énergie spirituelle d’un groupe par la pratique commune.

La question du genre et des plaisirs charnels est ici complètement inappropriée. À chaque musulmane et à chaque musulman de s’interroger sur la raison qui la ou le pousse à aller à la mosquée et à ne pas accepter la présence du sexe opposé dans la même salle de prière, devant ou à ses côtés. Ceux qui ne se jugent pas capables de résister à la tentation féminine pourront simplement baisser le regard, se mettre au premier rang, aller dans une mosquée non mixte, voire s’abstenir et prier chez eux. Mêmes possibilités pour celles qui se sentent gênées de se prosterner devant un homme, elles peuvent se mettre au dernier rang ou bien aller dans une mosquée non mixte. Libre à chacune et chacun de choisir le lieu de culte qui leur convient. Quant à la fameuse obligation pour l’homme d’aller prier à la mosquée le vendredi – quand la femme en serait dispensée, évidemment –, elle ne peut tenir que si l’intention de prière est pure et sincère.

 

• Repenser le statut des imams

Dans la mosquée Sîmorgh, toute musulmane et tout musulman peut diriger la prière si elle ou il le souhaite (imâm khams). Il n’y a donc pas d’imam référent. Quant à l’imam qui se charge des sermons (imâm al-khutba), elle ou il doit toujours présenter son point de vue comme un éclairage particulier, un conseil, une interprétation, et non comme une vérité absolue, une obligation ou une interdiction. Les participants sont donc fréquemment invités à participer aux débats suivant les interventions de l’imam. Il convient de rappeler que l’islam se caractérise par l’absence d’un clergé constitué et hiérarchisé, c’est-à-dire que l’imam n’est pas porteuse ou porteur d’une quelconque sacralité. On peut ainsi parler d’un « sacerdoce universel » où chaque fidèle, et non pas un clerc appartenant à une caste, est un ministre du culte en puissance. L’imam, selon son étymologie arabe, est simplement celle ou celui qui dirige la communauté dans la prière, elle ou il est comme un chef d’orchestre et a pour fonction de servir sa communauté.

Un imam ne peut ainsi qu’être autoproclamé, c’est-à-dire qu’aucune autorité supérieure ne peut lui conférer ce rôle. C’est la communauté qui choisit son imam : à partir du moment où les fidèles d’une mosquée ne le rejettent pas et sont prêts à accepter ses interprétations, elle ou il est légitimement imam sans devoir obtenir une quelconque autorisation a priori de la part d’une autorité supérieure ou de ses pairs. Cela pose bien évidemment des problèmes graves quand il s’agit d’imams fondamentalistes prêchant la violence et un discours de rupture, d’où l’importance de mettre en place une formation des imams qui permette d’enseigner des alternatives théologiques adaptées au contexte français et européen pour faire face aux discours de rupture.

 

Libertés individuelles

Dans la mosquée Sîmorgh, toute femme, y compris imam, est libre de porter ou non un voile. En outre, aucune pression ni jugement extérieur ne sont tolérés sur la tenue vestimentaire de chacune et de chacun. Il s’agit là de respecter les libertés individuelles et le lien intime entre le fidèle et Dieu.

Dans le Coran, à l’époque du Prophète, le voile n’était qu’une marque de distinction sociale pour distinguer les femmes croyantes des autres, et non un outil pour approfondir son lien à Dieu : « Prophète, dis à tes épouses, à tes filles, aux femmes des croyants de revêtir leurs voiles : sûr moyen d’être reconnues (pour des dames) et d’échapper à toute offense. Dieu est Tout indulgence, Miséricordieux50. » Pour cette première raison, il paraît donc incohérent d’obliger les femmes à se voiler lors des prières, tout en acceptant (pour certains) qu’elles puissent ne pas le porter en dehors de la mosquée. Lisons attentivement le verset clé concernant le voile : « Dis à ceux qui mettent en œuvre le Dépôt confié qu’ils contiennent certains de leurs regards et qu’ils préservent leur sexe. Cela est plus décent pour eux ! Vraiment, Dieu, Très-Informé de ce qu’ils pratiquent ! / Dis à celles qui mettent en œuvre le Dépôt confié qu’elles contiennent certains de leurs regards, et de préserver leur sexe, et de montrer seulement ce qui paraît de leurs atours, et qu’elles rabattent leur tissus [khumur] sur leur décolleté [juyûb]. Et qu’elles montrent leurs atours [zîna] seulement à leurs époux, ou à leurs pères, ou aux pères de leurs époux, et à leurs fils, ou aux fils de leurs maris, ou à leurs frères, ou aux fils de leurs frères, ou aux fils de leurs sœurs ou leurs femmes, ou à leurs captives, ou à leurs suites mâles castrées, ou aux jeunes garçons qui n’ont pas encore manifesté d’attirance sexuelle pour les femmes. Et elles ne taperont pas des pieds pour faire imaginer ce qu’elles cachent de leurs atours. Faites tous retour à Dieu, ô vous qui mettez en œuvre de Dépôt confié ! Puissiez-vous être prospères ! »51. À aucun moment, dans le Coran, il n’est ordonné aux femmes de couvrir leurs cheveux et encore moins leur visage. Il leur est simplement demandé de couvrir leurs décolletés par des étoffes ou tout autre vêtement.

Seule la Sunna fait référence au voile qui couvre les cheveux et a ainsi ajouté une obligation qui n’était pas présente explicitement dans le Coran. Or la Sunna n’est pas équivalente au Coran, elle ne peut pas le contredire ou venir lui ajouter de nouvelles normes, de nouvelles obligations ou d’autres interdictions. Le texte coranique n’incite qu’à une certaine pudeur dans les relations hommes-femmes, et cette pudeur est valable autant pour les hommes que pour les femmes.

Il est demandé aux hommes comme aux femmes d’être chastes, ce qui ne signifie pas de réfréner et de refouler ses désirs mais d’être dans la retenue, la modération et le respect mutuel. Rien ne pousse ainsi à éviter le sexe opposé à tout prix. Cela s’oppose totalement aux conceptions actuelles qui insinuent que la tentation sexuelle ne viendrait que du côté de la femme, que son corps attirerait naturellement le regard des hommes et qu’elle ne pourrait pas elle-même avoir un regard concupiscent sur un homme ou que le corps d’un homme ne pourrait pas non plus susciter du désir. Ainsi, l’argument contre l’imamat des femmes lié au fait que celles-ci devraient se soustraire au regard des hommes tombe en ruine puisque, finalement, il faudrait alors avoir la même logique et interdire à tout homme de prêcher devant des femmes. De toute façon, a priori, le but du fidèle qui vient à la mosquée n’est pas de séduire son ou sa coreligionnaire mais de se consacrer à Dieu. La mosquée n’étant pas une agence matrimoniale, chacune et chacun doit apprendre à se responsabiliser.

La qualité d’une prière, la sacralité d’un lieu et d’un moment dépendent de la qualité de présence, du recueillement intérieur de chacun et non du pourcentage de peau recouverte par les fidèles, ce que le Coran nous rappelle par ailleurs : « Ô enfants d’Adam, nous vous avons dotés de vêtements pour couvrir votre nudité, ainsi que des parures, mais le meilleur vêtement est certes celui de la piété [libâs al-taqwâ] ; c’est là un des Signes de Dieu afin qu’ils se rappellent52. » La pudeur ne dépend donc pas que des vêtements, elle est aussi et avant tout une attitude et un comportement qui incitent à agir tout en retenue, en usant de réserve et de discrétion que ce soit au niveau des paroles ou des gestes. Quant à la formule « de montrer seulement ce qui paraît de leurs atours », elle n’est qu’un pléonasme qui ne mérite pas autant de tergiversations exégétiques et de surenchère visant à couvrir entièrement la femme. Elle est à comprendre comme le fait de ne pas montrer exagérément sa beauté, sans provocation ou exhibition. En outre, les normes de la pudeur varient au cours du temps et selon les sociétés, et ne sont pas les mêmes en France qu’au Maghreb, par exemple. Le but n’est pas de juger qui a tort ou qui a raison mais d’accepter des habitudes vestimentaires différentes en fonction des cultures. Aujourd’hui, en France, les cheveux d’une femme ne sont pas culturellement considérés comme une partie intime qu’il faudrait cacher en public.

Si le Coran n’oblige pas les femmes à porter le voile, il faut préciser que rien ne l’interdit. Il s’agit là d’un choix libre à partir du moment où la personne qui le porte ne cherche pas à l’imposer aux autres en l’érigeant en obligation religieuse. Au nom de la liberté de conscience, interdire ou obliger le port du voile est un manquement aux libertés individuelles.

 

Inclusivité

Les musulmans de toute obédience sont les bienvenus dans la mosquée Sîmorgh, sans discrimination et distinction d’origine, de genre ou d’orientation sexuelle, en vertu de nos principes d’ouverture, de pluralisme, d’humanisme et d’universalisme. Les non-musulmans peuvent également assister ou participer aux activités de la mosquée. La condition est de respecter les principes du culte spirituel et progressiste, et de ne pas faire de ces identités personnelles des revendications extérieures au culte au sein même de cette mosquée.

 

Francophonie

L’islam a toujours été assimilé dans les cultures et les coutumes où il a émergé. C’est ainsi que l’islam indonésien n’est pas le même que l’islam marocain, algérien, tunisien, turc, africain, balkanique ou européen. Jusqu’à aujourd’hui, l’islam français n’a pas encore émergé car c’est surtout un islam maghrébin consulaire qui a été importé, avec sa langue d’origine. Cela se justifiait au début dans la mesure où les premières générations de musulmans n’étaient pas encore majoritairement francophones. Cependant, la plupart des musulmans français le sont désormais et il faut s’adapter à cette réalité. C’est pourquoi, dans la mosquée Sîmorgh, tous les sermons (khutba) sont en français.

Chaque terme arabe et chaque verset du Coran sont systématiquement traduits afin de garantir à chacune et à chacun la compréhension du discours. De plus, en fonction de l’imam qui dirige la prière, celle-ci est célébrée tantôt en français tantôt en arabe, permettant ainsi une réelle adaptation de l’islam à la culture française. Le but est d’inciter à une véritable appropriation de l’islam par les musulmans français en leur permettant une compréhension approfondie du discours et de faire passer les messages religieux au crible de leur esprit critique. Aujourd’hui, beaucoup de musulmans français ne connaissent pas l’arabe, mais la plupart d’entre eux prient tout de même dans cette langue, parfois sans comprendre le sens de leurs propos. La prière étant une pratique offrant l’opportunité de se relier à Dieu intimement, il paraît donc incongru de ne pas saisir le sens du discours qu’on lui adresse. L’argument fréquemment invoqué contre l’usage du français est que traduire le Coran revient à interpréter et donc altérer son sens originel, ainsi qu’à perdre la beauté poétique de la langue arabe de la Révélation. L’interprétation est un faux débat car un musulman arabophone attribue de fait un sens à un terme arabe et interprète aussi intérieurement ses versets en récitant sa prière.

Concernant la beauté poétique du texte arabe, nous ne pouvons qu’y consentir et laisser à chacune et chacun la liberté de continuer à prier en arabe. Mais si cette préservation de la beauté du texte se fait au détriment de la compréhension, il devient urgent et pertinent de s’interroger sur la priorité à donner à la prière : quel fruit spirituel tirons-nous d’une prière dont on ne comprend pas un mot ? D’autant plus que, encore une fois, le caractère obligatoire de la prière rituelle en arabe n’est pas fondé théologiquement. Rien dans le Coran n’oblige à prier en arabe. Le texte justifie au contraire le choix de cette langue par le simple fait que le peuple récipiendaire la comprenait. Ainsi, le Prophète et les premiers musulmans priaient dans leur langue maternelle. Autre élément qui devrait définitivement convaincre que les prescriptions divines penchent davantage pour une prière en langue vernaculaire : tous les prophètes priaient dans leur langue maternelle, en hébreu pour Moïse et en araméen pour Jésus. Interdire à un musulman d’accomplir sa prière rituelle dans une autre langue que l’arabe revient encore une fois à privilégier la forme au détriment du fond, de la compréhension et de la pureté de l’intention.

Le poète soufi Jalâl al-Dîn Rûmî (1207-1273) exprime cette idée dans le Mathnawî par une tradition reprochant à Bilal, le premier muezzin de l’islam, de mal prononcer l’arabe : « Le véridique Bilal, en faisant l’appel à la prière, avait coutume, à cause de son sentiment fervent, de prononcer hayya comme hayya53/ De sorte que des gens dirent : “Ô Messager de Dieu, cette faute n’est pas permise, à présent que c’est le début de l’instauration de l’islam. / Ô Prophète et Messager du Créateur, prends un muezzin qui parle plus correctement. / Au commencement de la religion et de la piété, c’est une honte que de mal prononcer hayy la l-falah.” / La colère du Prophète bouillonna et il donna une ou deux indications des ferveurs cachées octroyées à Bilal, / Disant : “Ô hommes vils, aux yeux de Dieu, le hayy de Bilal vaut mieux qu’une centaine de ha et de kha et des mots et des phrases. / Ne me mettez pas en colère, de peur que je divulgue votre secret – à la fois votre fin et votre commencement.” / Si tu n’as pas une douce haleine dans la prière, va implorer une prière de ceux qui ont le cœur pur54. »

3

Pourquoi Sîmorgh ?

Notes

55.

Voir Sohrawardî, L’Archange empourpré, Fayard, 1976.

+ -

56.

Voir Farid-ud-Dîn ‘Attâr, La Conférence des oiseaux, adapté par Henri Gougaud, Seuil, 2002.

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57.

Henry Corbin, En islam iranien, Gallimard, 1991, vol. I.

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58.

Voir Amélie Neuve-Église, « Sîmorgh : de l’oiseau légendaire du Shâhnâmeh au guide intérieur de la mystique persane », La Revue de Téhéran, n° 19, juin 2007.

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59.

« Connais-toi toi-même ».

+ -

60.

Coran 3 : 59, d’après la traduction de Maurice Gloton, Adam dans le Coran, Al Bouraq, 2015, p. 81.

+ -

61.

Farid-ud-Dîn ‘Attâr, op. cit., p. 16.

+ -

62.

Coran 103 : 1-3.

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Le Sîmorgh est un oiseau de la mythologie perse que l’on retrouve chez des auteurs comme Sohrawardî (m. 1191)55 et Farid-ud-Dîn ‘Attâr (m. 1221)56, ou dans les écrits d’autres savants comme Avicenne. Il est le symbole de l’Esprit saint, de l’Ange de l’humanité ou encore de la Conscience.

Dans la gnose chiite ismaélienne, le Sîmorgh et son lieu de résidence, l’arbre Tûbâ, sont le symbole de l’Imam personnel, le guide intérieur de chaque croyant qui lui révèle son moi profond, qui l’aide à trouver sa propre voie et le lien particulier qui l’unit au Divin, afin de réaliser son ascension céleste, le Mi‘râj personnel. Tel le Phénix, lorsque le Sîmorgh s’efface dans les flammes, cela signifie la mort du moi inférieur et terrestre suivie d’une renaissance spirituelle, ou encore l’embrasement de l’âme dans la lumière orientale des hautes connaissances spirituelles. C’est dans le Mantiq al-Tayr (La Conférence des oiseaux) que Farid-ud-Dîn ‘Attâr développe au mieux cette figure. Il s’agit d’une épopée mystique qui retrace la quête d’oiseaux dirigés par une huppe partant à la recherche de leur roi, le Sîmorgh. À la fin, seuls trente oiseaux parviennent au terme de leur quête pour contempler l’oiseau sublime.

Mais que trouvent-ils ? Est-ce un être extérieur et distinct d’eux-mêmes ? Non, ils finissent par se trouver eux-mêmes ainsi que le secret profond de leur être. En effet, sî-morgh signifie en persan « trente oiseaux » et le philosophe français Henry Corbin traduit cela d’une brillante façon : « Lorsqu’ils tournent le regard vers Sîmorgh, c’est bien Sîmorgh qu’ils voient. Lorsqu’ils se contemplent eux-mêmes, c’est encore Sî-morgh, trente oiseaux qu’ils contemplent. Et lorsqu’ils regardent simultanément des deux côtés, Sîmorgh et Sî-morgh sont une seule et même réalité. Il y a bien là deux fois Sîmorgh, et pourtant Sîmorgh est unique. Identité dans la différence, différence dans l’identité57. »

La quête spirituelle permet de se trouver et de se rencontrer soi-même. C’est le but ultime du voyage qui est à la fois de prendre conscience que l’on est ce que l’on est et que l’on est autre que ce que l’on est. Connaître le Sîmorgh (autrement dit Dieu) permet ainsi de découvrir son moi spirituel et de se connaître soi-même : lorsque l’on réalise ce que l’on est, on réalise que l’on fait partie de l’éternel Sîmorgh. Dès lors, la quête de la transcendance amène à la connaissance immanente de soi et du Soi. Le fidèle est un miroir qui permet de contempler la Face de Dieu en nous et de voir dans notre âme le reflet de l’Absolu. Si lointain et si proche, le Sîmorgh est le symbole du mystère du divin, tout à la fois transcendant et immanent, absent et présent58. C’est cette démarche visant la liberté de conscience que nous désirons proposer et offrir aux musulmanes et aux musulmans qui viennent prier dans cette mosquée.

Nous souhaitons offrir les ressources spirituelles de l’islam comme support pour que chacune et chacun puisse découvrir son Être intérieur et tracer sa propre voie vers Dieu. Tel est le but de la méthodologie islamique soufie qui vise à réaliser cet adage prophétique : « Celui qui se connaît soi-même connaît son Seigneur », l’équivalent du Gnothi seauton59 de Delphes. Cette démarche vise bien l’autonomie spirituelle, c’est-à-dire aller chercher ses réponses à l’intérieur de soi et non dans des systèmes de lois hétéronomes extérieurs qui devraient être identiques pour tout le monde et ne sauraient s’adapter aux besoins spirituels de chacune et de chacun. Il s’agit là d’apprendre à écouter ce maître intérieur, sa conscience, afin de réaliser son être adamique dans une véritable démarche gnostique, de connaissance de soi. Tel est l’ordre donné par Dieu à Adam : « Vraiment, la ressemblance à Jésus chez Dieu est comme la ressemblance à Adam qu’Il a créé de fin limon. Puis Il lui dit : “Trouve-toi, alors il se trouve [kun fayakun] !”60 »

D’autre part, puisqu’il n’est pas possible de parvenir seul à ce but, cette mosquée permet une entraide collective dans cette quête de sens afin d’inventer une nouvelle sociabilité spirituelle en islam qui se situe au-delà de tout jugement, de toute pression communautaire ou familiale, et où le questionnement mutuel et l’enseignement d’une véritable culture spirituelle islamique sont les priorités. Cette fraternité permet de faire avancer chacune et chacun sur son chemin de la même façon que les oiseaux se sont entraidés pour découvrir le Sîmorgh. C’est d’ailleurs leur cohésion et leur esprit collectif qui les ont menés au but : « Vois les chercheurs divins parvenus à Sa cour. Ils se sont entraidés, instruits les uns des autres. Il est autant de voies vers le glorieux Ami que d’atomes vivants61. » Tel est l’enseignement de la sourate al-‘Asr : « Par l’instant ! / Les êtres humains sont en perdition, / sauf ceux qui mettent en œuvre le dépôt confié, qui accomplissent des actions réconciliatrices, ceux qui s’entraident mutuellement à la vérité et à la patience.62 »

Nous espérons que ce projet permettra aux musulmanes et aux musulmans qui en ont besoin de ne plus se sentir seuls et de trouver dans cette vision et ce futur lieu de culte un refuge et une nouvelle possibilité de vivre leur vie spirituelle avec l’islam, en toute liberté et en toute conscience. Aujourd’hui, cette mosquée existe déjà en partie par la pratique personnelle de celles et ceux qui portent le projet, mais elle n’existe pas encore matériellement, uniquement faute de lieu et de moyens financiers.

Nous souhaitons et espérons y remédier dans les plus brefs délais afin d’offrir un tel espace à toutes celles et ceux qui souhaitent vivre et partager fraternellement leur spiritualité dans le cadre de cet islam éclairé, spirituel et progressiste.

‘aql : La raison, l’intellect.

‘ibâdât : Les règles juridiques qui traitent du domaine cultuel.

Al-khalîfa : Un successeur, héritier.

Al-tawhîd : Symbole de l’unicité divine, principe central de l’islam.

Amâna : Terme désignant un Dépôt confié à un tiers, ici ce que Dieu confie à l’Homme.

Bid’a : Une innovation qui n’existait pas du temps du Prophète. Elle est souvent considérée comme interdite et donc blâmable selon l’orthodoxie. Mais il existe des innovations considérées comme bénéfiques.

Dhikr : Rappel des noms de Dieu, se souvenir, se remémorer.

Fardu ‘ayn : Le devoir individuel.

Fard : L’obligation, notion juridique.

Fardu kifâya : Le devoir collectif.

Fiqh : La jurisprudence islamique.

Fitra : La nature originelle, nature profonde de l’homme tel qu’il fut créé par Dieu en Adam. État d’harmonie entre l’homme, la création et Dieu.

Hadith : Récit, propos ou actes attribués au Prophète Muhammad.

Hâfizha : Personne capable de réciter le Coran par cœur.

Khatm al-nubuwwa : Sceau de la prophétie.

Khutba : Un sermon.

Kalâm : Discipline théologique qui incite à la discussion rationnelle, à la spéculation et à l’argumentation.

Maqâsid : Littéralement « les finalités », dans le sens de « but » ou « objectifs ».

Muezzin : Désigne la personne qui effectue l’appel à la prière.

Nafs : L’âme ou l’ego.

Naql, taqlîd : Le suivisme et l’imitation des anciens.

Niyya : Intention droite qui conditionne l’authenticité de tout acte de la vie du musulman. Elle est la condition absolue de la recevabilité de la prière et est formulée explicitement avant de l’entamer.

Oulémas : Littéralement « ceux qui savent », désigne l’ensemble des spécialistes des disciplines religieuses de l’islam.

Oumma : La communauté musulmane prise dans son ensemble.

Ray’ : L’opinion, le jugement personnel.

Rûh : Esprit, souffle.

Sharî’a : Littéralement « la voie qui mène à la source », désigne par extension l’ensemble des préceptes islamiques. Dans la presse occidentale, on traduit quasiment systématiquement Sharî’a par « loi islamique » ou « loi coranique », en délaissant les aspects spirituels de la sharî’a.

Shaykh : Personne reconnue pour sa sagesse et/ou sa sainteté ou sa connaissance du Coran et de la Sunna.

Sourate : Chapitre qui compose le Coran.

Sunna : Ce terme désigne la tradition islamique tirée des actes et des paroles du prophète Muhammad. Les hadiths font partie de la Sunna.

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