Quel policier dans notre société ?
De l’ère politique au modèle professionnel
L’ère politique : entre proximité et corruption généralisée
Le mouvement de professionnalisation de la police
Des réformes progressistes
Les effets pervers du modèle professionnel
Vitre cassée, tolérance zéro et community policing : une redéfinition du rôle du policier au sein de la société
Le community policing : une relation de proximité avec les citoyens
La police par résolution de problèmes, une police proactive
La théorie de la vitre cassée : un recentrage de l’activité policière autour des petits délits et des incivilités
Conclusion : quel rôle pour la police ?
Mathieu Zagrodzki,
Chercheur en science politique et spécialiste des questions de sécurité publique, notamment des relations police-population, de la mesure de la performance des forces de l'ordre et des politiques de sécurité quotidienne.
Alain Peyrefitte, Robert Schmelck et Roger Dumoulin, Réponses à la violence : rapport à le Président de la République, juillet 1977.
On parle ici de polices au pluriel, dans la mesure où il existe aux États-Unis près de 18.000 services de police locaux au niveau des États fédérés, des comtés et surtout des municipalités, sans oublier toutes les polices spéciales (parcs, autorités portuaires, campus universitaires, ). Ces polices locales sont en charge de la sécurité quotidienne aux Etats-Unis, tandis que les agences fédérales exercent des missions touchant à la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, au contrôle des frontières ou encore au contre-espionnage.
« Application de la loi » et « maintien de l’ordre ».
L’idée d’order maintenance ne doit pas être confondue avec le maintien de l’ordre au sens français, terme qui recouvre l’encadrement des manifestations et des foules sur la voie publique.
Police de proximité, tolérance zéro, culture du résultat, vitre cassée, modèle professionnel, police par résolution de problèmes… La littérature scientifique sur la police aussi bien que les politiques de sécurité regorgent de termes plus ou moins précis censés refléter une approche spécifique en matière de lutte contre la délinquance et de méthodes des forces de l’ordre. La France ne fait pas exception en la matière, tant on retrouve ce vocabulaire, parfois obscur aux yeux du grand public, dans les débats qui ont eu lieu autour de la question de l’insécurité au cours des deux ou trois décennies qui viennent de s’écouler. Chaque gouvernement a défendu sa propre conception des politiques de sécurité, supposée radicalement différente de celle de son prédécesseur. Si l’on s’appuie uniquement sur les discours et sur les termes employés, la police est l’institution qui a subi le plus grand nombre de changements ces dernières années en France. L’enjeu fondamental est évidemment de savoir ce que recouvrent tous ces concepts, à la fois dans la théorie, en se plongeant dans les écrits des chercheurs et des praticiens qui les ont inventés, et dans la pratique, par le biais d’une observation du travail des polices qui les ont mis en œuvre.
Mais il est tout aussi important de se poser une question de fond trop souvent délaissée : quel est le rôle de la police dans une société ? Cette question est à la fois philosophique et pratique. Philosophique, car on peut légitimement se demander ce que fait la police dans un État démocratique où elle est garante de l’exécution des lois, qui elle doit servir en priorité (les citoyens ? les élus ? sa hiérarchie ?) et quelle est sa place dans un ordre social. Autant d’interrogations qui occupent une partie de la littérature spécialisée, britannique et américaine notamment, depuis les années 1950-1960 et la révélation de nombreux scandales de corruption, de racisme ou de brutalités qui ont, comme on le verra plus bas, contribué à dégrader l’image de la police. Pratique, car il est indispensable de se demander quel est le meilleur moyen de parvenir à des villes sûres et de rassurer la population. La France n’a pas été épargnée par ces questionnements au cours des trois dernières décennies. Alors que, jusque dans les années 1970, la Police nationale s’est avant tout préoccupée de sécurité nationale, d’ordre public et de grand banditisme, on s’est aperçu que la sécurité quotidienne des Français avait été négligée et qu’il convenait de s’attaquer à la petite et moyenne délinquance, ainsi qu’au sentiment d’insécurité. En 1977, le rapport Peyrefitte1 a marqué une rupture, en parlant de la nécessité de créer des postes de police de quartier, d’instaurer l’îlotage et d’améliorer les relations entre la police et la population, après avoir constaté l’émergence d’un fort sentiment d’insécurité depuis la fin des années 1960. Le débat n’a jamais cessé depuis sur la question de savoir ce que doit faire la police, le point culminant ayant été atteint au tournant des années 1990 et 2000, quand la gauche plurielle a mis en œuvre la police de proximité et que l’opportunité ou non d’appliquer une « tolérance zéro » a fait l’objet de discussions enflammées.
Pour mieux réfléchir sur cet enjeu, on se penchera sur le cas américain, qui nous éclaire à la fois sur l’évolution des appareils policiers depuis plus d’un siècle, les crises que ces derniers ont traversées et les débats qui entourent le travail des forces de l’ordre. En effet, les polices américaines2 ont connu un mouvement de balancier tout au long du xxe siècle, entre le law enforcement et l’order maintenance3, c’est-à-dire entre se contenter d’être un appareil bureaucratique chargé d’appliquer des lois et des procédures et jouer un rôle de contrôle d’un espace afin d’y maintenir un certain ordre4. On verra à travers cet exemple américain qu’il s’agit là d’une clé de lecture fondamentale pour comprendre les politiques de sécurité françaises et plus spécifiquement le contenu, les avantages et les inconvénients des différentes méthodes policières, au premier rang desquelles la tolérance zéro et la police de proximité qui sont autant de concepts en grande partie inventés et expérimentés aux États-Unis.
De l’ère politique au modèle professionnel
L’histoire des polices américaines dans la seconde moitié du xixe siècle se caractérise par une forte influence du politique et une corruption généralisée, auxquelles viendront remédier des réformes dites « progressistes » au cours de la première moitié du xxe siècle.
L’ère politique : entre proximité et corruption généralisée
Par exemple, Cincinnati voit 219 de ses 295 policiers remplacés en 1880, à la suite d’un changement de majorité Jeffrey B. Bumgarner, Profiling and Criminal Justice in America: a Reference Handbook, Santa Barbara (CA), ABC-CLIO, 2004, p. 18-20.
Larry Gaines et Roger LeRoy Miller, Criminal Justice in Action: The Core, Florence (KY), Cengage Learning, 2008, p. 106.
Les polices urbaines aux États-Unis sont de création relativement récente. Boston est la première ville à se doter d’un service de police organisé et professionnel en 1838, suivi par New York en 1844 et Philadelphie en 1854. Le fonctionnement de ces premières polices est assez rudimentaire et peu hiérarchisé : du fait de l’absence de moyens de transport et de communication, les policiers se déplacent principalement à pied, ne peuvent par définition couvrir que des périmètres restreints (et sont donc rattachés à des petits postes de police de quartier) et disposent d’une grande autonomie sur le terrain (l’absence de radios empêche par exemple leur hiérarchie de leur donner des ordres en direct et de contrôler leur activité à distance). L’agent de police est alors un véritable acteur de son quartier, qui connaît tout le monde et que tout le monde connaît, un personnage facile à aborder sur la voie publique. Cette organisation ainsi que le caractère municipal des polices américaines seront à l’origine d’un travers qui conduira plus tard à la remise en cause radicale de ce système que l’on peut qualifier de « police de proximité » avant l’heure : les policiers sont directement engagés par les leaders politiques locaux5, qui n’hésitent pas à les recruter dans les rangs de leurs sympathisants et à les utiliser en fonction de leurs intérêts électoraux. Ainsi, les forces de l’ordre peuvent être affectées à des tâches n’ayant que peu de rapport avec leur fonction première, comme distribuer la soupe populaire, gérer les foyers pour sans-abri ou jouer le rôle d’ambulanciers, en bref fournir des services sociaux en tout genre dans le but d’entretenir une clientèle électorale. Par ailleurs, la proximité avec la population et la grande autonomie dont jouissent les agents de police sont génératrices d’une corruption généralisée, d’autant plus que ces derniers bénéficient de salaires généralement assez bas. Les rapports avec la population sont souvent l’occasion de demander à celle-ci une « rétribution », qui va soit dans les poches du policier, soit dans les coffres du parti politique au pouvoir6.
Le mouvement de professionnalisation de la police
Les polices américaines vont entrer dans une ère de réformes visant à les rendre plus efficaces et moins corrompues, mais qui auront tendance à les couper de la population.
Des réformes progressistes
Orlando Wilson, « August Vollmer », The Journal of Criminal Law, Criminology and Police Science, vol. 44, n°1, mai-juin 1953.
Dominique Monjardet, « Les policiers », in Laurent Mucchielli et Philippe Robert (dir.), Crime et sécurité : l’état des savoirs, Paris, La Découverte, 2002.
Cette période, souvent désignée par l’expression « ère politique de la police », entrera au début du xxe siècle dans une phase de déclin alimentée par un mécontentement grandissant face au manque de probité et à l’incompétence des forces de l’ordre, phase dont l’achèvement sera réalisé autour de 1930. Le mouvement, que l’on qualifie d’« ère réformatrice », d’« ère progressiste » ou encore de « modernisation de la police », va alors vers une dépolitisation des fonctionnaires et la création de services publics dotés de véritables compétences techniques et pratiques. Les réformes engagées cherchent à centraliser les pouvoirs dans les mains d’un chef indépendant du pouvoir politique, à rationaliser les procédures, à instaurer une sélection à l’entrée (notamment par le biais de concours, en lieu et place du système de recrutement direct par la municipalité), une formation professionnelle et des normes disciplinaires, et enfin à recentrer le rôle de la police autour de l’application de la loi. Pour tourner la page de la corruption et du pouvoir discrétionnaire excessif des policiers, on transforme les polices en appareils bureaucratiques chargés d’appliquer des lois et des procédures en réduisant au maximum les marges d’interprétation et donc l’arbitraire des agents de la force publique. On parle alors de « modèle professionnel de police », inventé par August Vollmer, sans doute le père de la police moderne aux États-Unis, et son « apôtre » Orlando W. Wilson. Chef de la police de Berkeley en Californie, Vollmer se veut le chantre de la modernisation de la police7 et donne aux sciences criminelles leurs lettres de noblesse universitaire en créant à l’Université de Berkeley, en 1916, le premier programme de criminal justice de l’histoire des États-Unis destiné à former les futurs cadres de la police. L’insistance sur la qualité de la formation, une hiérarchisation accrue des services de police (en particulier, la création d’une série de grades intermédiaires pour faire le lien entre dirigeants de la police et agents de terrain) et l’application de procédures et de méthodes standardisées sont les marques de fabrique d’un Vollmer qui veut mettre fin à la corruption et aux ingérences politiques dans la police. O.W. Wilson, qui fut son élève à Berkeley avant de devenir chef de la police de Wichita (Kansas) puis de Chicago, prône une spécialisation accrue des tâches dans la police et l’utilisation massive de la technologie aussi bien dans les enquêtes que dans les missions de voie publique. Deux innovations technologiques majeures viendront les aider dans leur entreprise8. Tout d’abord la voiture, qui offre un double avantage : faciliter une intervention rapide de la police sur un territoire plus vaste et séparer physiquement les policiers de la population, avec pour conséquence la réduction des opportunités de corruption. Ensuite la radio, qui permet à la hiérarchie de contrôler à distance les policiers et de leur donner des instructions en direct.
Les effets pervers du modèle professionnel
Sur l’introduction de méthodes novatrices de management et d’investigation par Edgard Hoover au sein du Federal Bureau of Investigation (FBI), voir Jacques Berlioz-Curlet, FBI. Histoire d’un empire, Bruxelles, Éditions Complexe, 2005.
Mathieu Zagrodzki, « Douze ans d’une réforme du Los Angeles Police Department », Politiques et Management public, 25, n°1, mars 2007.
Kerner Commission, Report of the National Advisory Commission on Civil Disorders, Washington (DC), S. Government Printing Office, 1968.
William Spelman et Dale Brown, Calling the Police: Citizen Reporting of Serious Crime, Washington (DC), U.S. Government Printing Office, 1984.
Les violent crimes sont un indicateur regroupant quatre types d’infractions : les homicides, les viols, les vols avec violence et les violences volontaires aggravées.
Source : Bureau of Justice Statistics
En particulier, la NIJ Review, la Research Review et le rapport annuel.
La Police Foundation est un organisme indépendant de recherche et d’évaluation des politiques de sécurité et des méthodes policières.
George Kelling, Tony Pate, Duane Dieckman et Charles Brown, The Kansas City Preventive Patrol Experiment: A Summary Report, Washington (DC), The Police Foundation, 1974.
Ce mouvement de professionnalisation touche progressivement tous les appareils policiers américains, locaux comme fédéraux9. Les policiers sont désormais notés un peu partout par leur hiérarchie en fonction du nombre d’arrestations qu’ils effectuent et de leur temps d’intervention en cas d’urgence. Certains poussent très loin les dispositions destinées à limiter les risques de corruption : par exemple, William Parker, chef de la police de Los Angeles dans les années 1950, interdit à ses hommes d’accepter de quelconques cadeaux ou faveurs de la part des citoyens, voire de s’engager dans des conversations trop cordiales avec ces derniers10. Cette volonté manifeste de séparer la police du politique et de la population aura à termes des conséquences importantes – pour ne pas dire « néfastes » – sur la perception de la police par le reste de la société, qui conduiront à leur tour à une crise du modèle professionnel. En effet, cette attitude distante et cette séparation physique créée par la patrouille motorisée vont transformer des représentants de la force publique, qui malgré leur incompétence généralisée et leur niveau de corruption, étaient considérés jusque-là comme des acteurs de la vie de quartier, en véritables intrus. La professionnalisation débouchera progressivement sur une nette dégradation des relations entre police et population, avec en point d’orgue l’aggravation des tensions raciales. Les émeutes des années 1960 montrent l’importance de la question ethnique aux États-Unis, qui devient un thème politique et médiatique. Alors que la ville de Detroit est victime de graves désordres en 1967 et que Los Angeles, Chicago ou encore Newark (New Jersey) connaissent de violents soulèvements de la minorité noire, le président Johnson forme une commission afin de déterminer les causes de ces tensions et les moyens d’y remédier. Le rapport Kerner11, publié l’année suivante, affirme que la moitié des émeutes ayant eu lieu aux États-Unis les années précédentes ont eu pour point de départ un conflit entre la police et les Afro-Américains. D’une manière générale, la police est de plus en plus souvent considérée comme partie intégrante du problème des relations interraciales. Ainsi, et de façon ironique, le modèle professionnel, considéré comme un progrès et un pas en avant vers la modernité par rapport à l’ère politique, devient l’expression de la brutalité et du racisme des polices américaines. En outre, facteur aggravant, les chiffres montrent l’inefficacité de l’approche opérationnelle issue de ce modèle, fondée sur la présomption que plus on répond vite à un appel, plus on a de chances d’arriver à temps pour interpeller le délinquant en flagrant délit. Les recherches menées en la matière contredisent ce postulat : les interpellations n’ont lieu que 29 fois sur 1.00012. Pendant ce temps, la criminalité s’envole aux États-Unis, le taux de crimes violents13 passant de 417 pour 100.000 habitants en 1973 à 757 en 199214.
Cette dégradation à la fois sur le front de l’insécurité et sur celui des relations entre la police et la population conduit un certain nombre de chercheurs et d’organismes à envisager des méthodes alternatives. Le National Institute of Justice (NIJ) est créé en 1968 par le Congrès. Il s’agit d’un institut de recherche dépendant du ministère de la Justice et destiné à fournir une expertise dans le domaine de la sécurité, en particulier aux autorités locales, grâce à de nombreuses publications et revues15 donnant la parole aux meilleurs chercheurs du pays. D’une manière générale, le monde universitaire va fortement contribuer au cours des années et décennies qui vont suivre au changement qui intervient dans les polices américaines. Il sera étroitement associé par ces dernières à la réflexion sur les réformes de leurs stratégies d’action. Un peu partout se mettent en place des études et expériences destinées à tester empiriquement l’efficacité des méthodes de lutte contre la criminalité par la police. La plus célèbre et la plus parlante d’entre elles est le Kansas City Preventive Patrol Experiment. Lancé en 1972 avec le soutien et le financement de la Police Foundation16, il est un tournant, en ce qu’il constitue la première remise en cause sérieuse du modèle traditionnel de police, établi essentiellement sur la patrouille véhiculée et en uniforme. L’originalité du Kansas City Preventive Patrol Experiment17 est d’être une expérience sociologique grandeur nature évaluée par des chercheurs à partir des taux de criminalité, du nombre d’arrestations, de sondages effectués auprès de la population et d’observation participante : les quartiers de Kansas City deviennent de véritables laboratoires des méthodes policières. Le but est de vérifier quel est l’impact réel de la patrouille traditionnelle sur le crime, le sentiment d’insécurité, la visibilité des effectifs sur le terrain et la satisfaction du public vis-à-vis de la police. Quinze districts sont le théâtre de cette étude : dans cinq d’entre eux, les patrouilles sont simplement supprimées ; dans cinq autres, elles sont maintenues au même niveau ; dans les cinq dernières, elles sont renforcées. Les résultats au bout de quelques mois d’expérimentation sont quelque peu surprenants : les citoyens ne remarquent pas la hausse ou la baisse du nombre de patrouilles. Le taux de criminalité, le nombre d’arrestations et le nombre de plaintes ne changent guère de manière significative dans aucun des districts. Enfin, le sentiment d’insécurité et la satisfaction des résidents de la ville ne sont aucunement affectés. La conclusion est donc que la patrouille classique, pierre angulaire du modèle professionnel, n’a aucun impact en matière de prévention du crime. C’est alors que des stratégies alternatives redéfinissant le rôle du policier dans la société vont peu à peu s’imposer dans le débat public, avant d’être appliquées par les polices américaines.
Vitre cassée, tolérance zéro et community policing : une redéfinition du rôle du policier au sein de la société
George Kelling et Mark Moore, « From Political Reform to Community: the Evolving Strategy of Police », in Jack Greene et Stephen Mastrofski (eds), Community Policing: Rhetoric or Reality, New York (NY), Praeger, 1968.
Terme que l’on pourrait imparfaitement traduire par « ère de la proximité ».
Les échecs du modèle professionnel et la remise en cause scientifique de ce dernier ont rendu nécessaire la recherche de stratégies alternatives. Celles-ci se sont notamment matérialisées dans les années 1970-1980 à travers la théorie dite « de la vitre cassée », la police par résolution de problèmes et le community policing, qui ont durablement marqué les politiques de sécurité aux États-Unis, à tel point que l’on parle de « troisième ère du policing »18 ou community era19. Comme on peut s’y attendre, cette troisième ère correspond à une redéfinition des missions du policier et de son rôle dans la vie sociale. On peut résumer les choses en disant que le « nouveau policier » se distingue du « policier traditionnel » en ce qu’il est proche des préoccupations de la population, qu’il sait être proactif et anticiper les problèmes, et qu’il lutte non seulement contre les crimes et les délits les plus graves, mais aussi contre les incivilités et autres désordres quotidiens.
Le community policing : une relation de proximité avec les citoyens
David Bayley et Jerome Skolnick, Community Policing, Issues and Practices around the World, Washington (DC), National Institute of Justice, 1988.
Wesley Skogan, « L’impact de la police de proximité dans les quartiers : une étude croisée », Les Cahiers de la sécurité intérieure, janvier 2003, hors série, 299-338.
La sensibilisation des commerçants aux risques de vols et de braquages et aux façons de les prévenir constituent un volet non négligeable des politiques de proximité aussi bien en France qu’aux États-Unis.
Charles Stewart Mott fut l’un des fondateurs de General Motors, dont le lieu de naissance est Flint (MI). Il créa en 1926 cette fondation qui finance des recherches et des projets dans le domaine des politiques sociales, de la pauvreté, de l’environnement ou encore des libertés publiques.
Robert Trojanowicz, An Evaluation of the Neighborhood Foot Patrol Program in Flint, Michigan, East Lansing (MI), The National Neighborhood Foot Patrol Center, Michigan State University, 1982.
Robert Trojanowicz et Dennis Banas « The Impact of Foot Patrol on Black and White Perceptions of Policing », National Center for Community Policing/National Neighborhood Foot Patrol Center, Community Policing Series Report, n°4, 1985.
Program in Criminal Justice Policy and Management.
Les Executive Sessions on Policing.
Voir le site : cops.usdoj.gov
Il est important de préciser que le fait qu’un service de police déclare mettre en œuvre le communitypolicing ne signifie nullement que cela se fait sans Parmi les dizaines de références sur les difficultés d’application et les résistances organisationnelles au community policing outre-atlantique, on citera Wesley Skogan, « Les difficultés de réformer le système policier aux États-Unis », dans Sebastian Roché (dir.), Réformer la police et la sécurité, Paris, Odile Jacob, 2004, qui a le double mérite d’être synthétique et accessible au lecteur non anglophone.
New State Ice V. Liebermann, U.S. Supreme Court, 1932.
Il est difficile de retracer avec exactitude la genèse du community policing, qui a en grande partie inspiré et servi de modèle à la police de proximité en France sous le gouvernement de Lionel Jospin, et d’en donner une définition qui fasse l’unanimité. Née dans les années 1970-1980, cette philosophie policière doit principalement son existence aux écrits de Robert Trojanowicz professeur de criminologie à l’Université du Michigan puis à la Kennedy School of Government de Harvard, qui a notamment dirigé le Flint’s Neighborhood Foot Patrol Program en 1979, la première expérience grandeur nature de community policing (cf. plus bas). Il n’existe pas de définition « officielle » du community policing, tant le concept est vaste et ouvert. Souvent qualifié de terme « fourre-tout », il a tendance, comme le soulignent Skolnick et Bayley20, à recouvrir toute une gamme d’activités n’ayant parfois rien à voir entre elles. Wesley Skogan21, professeur de science politique à la Northwestern University et sans doute le chercheur contemporain ayant mené les études empiriques les plus pertinentes et les plus reconnues sur le community policing aux États-Unis, le définit comme « une stratégie organisationnelle qui redéfinit les buts de l’action policière » et obéit aux principes suivants :
- « la décentralisation organisationnelle et une réorientation des activités de patrouille afin de faciliter une communication à double sens entre la police et le public » ;
- « une action policière […] axée sur la résolution des problèmes » ;
- elle « oblige les policiers […] à être attentifs aux demandes des citoyens »;
- elle implique d’« aider les quartiers à résoudre par eux-mêmes les problèmes de délinquance, grâce à des organisations de proximité et à des programmes de prévention du crime ».
Pour résumer, le but du community policing, qui, dans une certaine mesure, constitue un retour au policier de proximité de l’ère politique, est donc d’élargir le travail de la police, laquelle ne doit plus se focaliser uniquement sur la réduction du crime et la réponse aux appels d’urgence, mais est tenue de s’intéresser à l’ordre public et à la qualité du service. Il s’agit en quelque sorte de rééquilibrer les priorités, entre d’un côté les aspects traditionnels du travail policier et de l’autre une démarche centrée sur les causes du crime et des nuisances et une communication à double sens avec le public. La police ne peut plus être isolée des politiques de sécurité, dans la mesure où elle établit des partenariats avec des acteurs extérieurs. La population devient un intervenant majeur dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques de sécurité, ce qui constitue un tournant essentiel par rapport au modèle traditionnel. Toutefois, les habitants des quartiers ne sont qu’un maillon d’une chaîne qui inclut d’autres protagonistes, publics ou privés. Les différents services municipaux en constituent l’illustration la plus importante. La lutte contre l’insalubrité (abandon d’ordures, tags, etc.) passe par une action coordonnée entre la police et les services de propreté. La sécurité routière nécessite une coopération avec la voirie (réglage des feux, meilleure signalisation, rénovation des routes, etc.). La réduction de la délinquance juvénile est plus efficace si des opérations de prévention ou d’information sont menées dans les écoles. Les acteurs privés, comme les commerçants, constituent également des partenaires pertinents de la police, à la fois en tant que victimes potentielles de vols par exemple22 et en tant qu’acteurs sociaux ayant une bonne connaissance du quartier et de sa population.
La première expérience grandeur nature de community policing est menée à Flint (Michigan). Si l’expérience de Kansas City portait sur les patrouilles, l’objet du programme mis en place à Flint est plus large, car il consiste à intégrer la population dans la définition des objectifs de la police, tout en faisant de cette dernière un acteur pleinement intégré dans le quartier. Dirigée par Robert Trojanowicz, cette recherche part du constat que le fossé entre la police et les minorités s’est creusé, ces dernières ayant une perception plus négative du travail des forces de l’ordre que le reste de la population. En 1979, la police de Flint obtient une subvention de la Charles Stewart Mott Foundation23 permettant l’implantation de patrouilles pédestres expérimentales s’appuyant sur le contact avec la population, afin d’améliorer les relations avec celle-ci et son implication dans la résolution des problèmes du quartier. Vingt-deux policiers patrouillant à pied sont ainsi affectés à quatorze secteurs représentant 20% de la population de la ville. Il leur est demandé de porter leurs efforts sur la baisse du sentiment d’insécurité, la sensibilisation des habitants aux questions de criminalité, le développement du volontariat de ces derniers pour assister la police dans son travail et la réponse aux attentes des citoyens en matière de sécurité. Les résultats, publiés en 198224, montrent que cette méthode d’action a réellement changé le travail de la police et son impact sur la population. Les patrouilles pédestres expérimentales ont contribué à l’émergence d’une culture professionnelle différente de celle des patrouilles en voiture. Les policiers à pied ont développé une relation de proximité avec les résidents de leur secteur (50% des habitants des quartiers tests sont capables de décrire avec précision à quoi ressemble leur policier de quartier) et ont intégré la prévention, la résolution des problèmes quotidiens et le partenariat avec la population (à travers l’initiation de groupes d’habitants servant de liaison avec la police) comme une partie essentielle de leur travail. L’autre découverte majeure de cette recherche est la réduction du fossé entre la police et la communauté noire, les données quantitatives montrant une diminution de l’écart de perception du travail de la police entres les Noirs et les Blancs25.
D’un point de vue national, cette expérience est la preuve qu’une stratégie alternative viable au modèle de police traditionnel existe bel et bien. S’ensuit un développement spectaculaire du community policing aux États-Unis dans les années 1980 et 1990, grâce notamment aux publications et aux conférences du National Institute of Justice et à la JFK School of Government de Harvard, qui crée un département de politiques criminelles26 en 1980 puis un cycle de séminaires sur la police en 198527. Si les universitaires et les centres de recherche ont contribué à l’émergence et au succès intellectuel de cette idée, l’organisme fédéral COPS Office28 (Community Oriented Policing Strategy Office) a quant à lui joué un rôle déterminant dans la généralisation de l’application du community policing par les polices américaines. Créé en 1994 sous l’administration Clinton, le COPS Office fait partie du Department of Justice et a pour mission de promouvoir l’utilisation du community policing. Les moyens dont il dispose sont très importants : depuis sa création, il a accordé 12,4 milliards de dollars de subventions à treize mille services de police différents, contribué à créer cent dix-sept mille nouveaux postes de policiers et mis en place un centre de documentation offrant aux services de police des outils de formation et autres guides d’action sur le community policing. Ce dernier est devenu une référence incontournable des politiques de sécurité aux États-Unis, à tel point que le bureau des statistiques du département de la Justice américain recensait en 2003 94% de services de police déclarant mettre en œuvre le community policing29. Il convient de souligner à ce stade que le système fédéral, donc décentralisé, américain permet aux autorités locales de jouir d’une forte autonomie dans l’expérimentation de solutions nouvelles, par opposition au système français où toute réforme de la police, comme celle de la police de proximité par exemple, est par essence nationale. La plupart des réformes policières majeures menées dans les grandes villes américaines ont souvent d’abord été essayées dans de petites villes ou comtés, où le coût d’une réforme et de son éventuel échec est moins élevé qu’au sein d’un appareil policier de plusieurs milliers de personnes. Comme l’a souligné le juge de la Cour Suprême Louis Brandeis en 1932, « un Etat courageux peut, de manière solitaire, si ses citoyens en décident ainsi, servir de laboratoire, et tenter de nouvelles expériences sociales et économiques sans risque pour le reste du pays30 ». Ainsi les chefs de la police et les maires des métropoles américaines ont souvent observé les résultats des innovations mises en place par de « petits » services de police municipaux ou par des sheriffs de comté avant d’adopter cette politique dans leur propre ville.
La police par résolution de problèmes, une police proactive
Herman Goldstein, « Improving Policing: a Problem-Oriented Approach », Crime and Deliquency, avril 1979, 236-258.
Le système Compstat, contraction de Comparative Statistics, a été mis en place par William Bratton au moment de son arrivée à la tête de la police de New York en Cet outil, auquel on attribue au moins en partie la baisse spectaculaire des homicides à New York dans les années 1990, permet de compiler les crimes et délits ainsi que leurs caractéristiques (type, heure, lieu) dans une base de données informatiques et ainsi d’observer les évolutions de la délinquance sur un territoire donné et d’évaluer le travail des commissaires de quartier. Ces derniers doivent présenter les statistiques de leur commissariat devant leur hiérarchie au cours des fameux Compstat meetings. Enfin, le hot spots policing consiste à concentrer les patrouilles de police dans les zones identifiées comme les plus criminogènes.
On doit cette approche, également en vigueur dans la plupart des grands services de police américains, à Herman Goldstein31, professeur émérite à l’Université du Wisconsin, auteur de nombreux textes sur le travail de police, son pouvoir discrétionnaire, les relations de celle-ci avec les minorités, la corruption ou encore le lien entre police et valeurs démocratiques, et qui a notamment assisté le chef de la police de Chicago lors de la réforme de cette dernière dans les années 1960. La police par résolution de problèmes s’inscrit en opposition au modèle professionnel sur un point fondamental. Le système inventé par Vollmer et Wilson est fondé essentiellement sur une approche réactive des problèmes de criminalité : envoyer d’urgence un véhicule de patrouille quand un problème est signalé par un citoyen à la police. Au contraire, le problem-oriented policing incite les policiers à identifier ces problèmes, c’est-à-dire à se demander si des incidents aux caractéristiques similaires survenant dans un même secteur n’auraient pas une cause identique sur laquelle on pourrait agir en amont au lieu d’envoyer une voiture de patrouille à chaque fois. Par exemple, une série d’accidents de la circulation peut être causée par un dysfonctionnement des feux à un carrefour : il convient donc d’agir sur le système informatique qui en assure la gestion. De même, une succession de vols dans une même rue peut être due à l’absence d’éclairage public.
La police doit, selon Goldstein, s’appuyer sur une forte capacité d’analyse, en utilisant différents instruments de traitement de données comme la statistique, la cartographie criminelle qui regroupe les incidents selon leur lieu d’occurrence, la criminalistique et toutes sortes de ressources à sa disposition. Goldstein dénonce la priorité souvent accordée aux moyens sur les fins au sein des services de police, notant les officiers selon des indices de performance interne (taux d’arrestation) plutôt qu’en fournissant un produit externe, la sécurité. Des méthodes comme Compstat ou le hot spots policing32, très répandues aux États-Unis et dont la ville de New York a été précurseur, qui consistent à cibler l’action policière sur des infractions et des lieux précis « à problèmes » à partir de statistiques et de cartes détaillant la répartition chronologique et géographique de la criminalité, découlent des principes énoncés par le problem-oriented policing.
Il convient d’indiquer ici que cette tendance n’a pas épargné la France. En 2001, ont été instaurées par le préfet de police de Paris de l’époque, Jean-Paul Proust, les réunions dites « Compstat », au cours desquelles les commissaires centraux doivent présenter les résultats et les tendances en matière de criminalité dans leur arrondissement. Ces réunions représentent la concrétisation de cette idée d’intégrer une approche quantitative et évaluative au travail de la police qui a été généralisée par Nicolas Sarkozy et sa « culture du résultat » à partir de son arrivée au ministère de l’Intérieur en 2002. L’instauration par ce dernier de réunions d’évaluation, consistant à convoquer sur une base mensuelle les préfets et directeurs départementaux de la sécurité publique (pour la police) et les commandants de groupements départementaux (pour la gendarmerie) des cinq départements ayant enregistré les meilleurs résultats en termes de lutte contre la délinquance ainsi que des cinq ayant obtenu les moins satisfaisants, en fut l’illustration la plus symbolique.
On remarquera que les préconisations et la philosophie générale du problem-solving présentent de nombreux points communs avec l’évolution de la gestion des autres services publics, en particulier des administrations, dans les pays occidentaux depuis les années 1980, sous l’influence du new public management. L’accent mis sur les indicateurs de performance, sur la satisfaction des usagers ainsi que sur la responsabilisation et l’autonomisation des agents de terrain nous montre que la police est touchée par des phénomènes qui concernent l’ensemble des activités de l’État.
La théorie de la vitre cassée : un recentrage de l’activité policière autour des petits délits et des incivilités
James Wilson et George L. Kelling, « Broken Windows: the Police and Neighborhood Safety », The Atlantic Monthly, vol. 249, n°3, mars 1982, p. 29-38.
On ne s’attardera pas sur le cas new-yorkais, tant la littérature sur le sujet est Pour une étude complète des politiques de sécurité à New York sous Rudolph Giuliani, maire de 1994 à 2001, voir Frédéric Ocqueteau (dir.), Community Policing et Zero Tolerance à New York et Chicago : en finir avec les mythes, Paris, La Documentation française, 2003.
Todd Clear et Jeffrey Fagan, « The Big Idea: Broken Windows Breakdown », City Limits Magazine, septembre- octobre 2001.
Termes utilisés pour qualifier les politiques répressives menées à New York dans les années 1990.
La célèbre théorie de la vitre cassée a été développée dans un article de James Q. Wilson et George L. Kelling33. Le premier, diplômé de l’Université de Chicago, professeur de politiques publiques et de criminologie à Harvard et à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA), a été membre de nombreuses commissions et groupes de réflexions fédéraux sur le crime. Le second, enseignant à la Kennedy School of Government, est notamment connu pour avoir conduit le Kansas City Preventive Patrol Experiment et le Newark Foot Patrol Experiment (qui a servi de point de départ à l’article) et être par la suite devenu consultant auprès de la police de New York. Cette théorie exerce encore aujourd’hui une influence déterminante sur les politiques de sécurité outre-Atlantique. Selon Wilson et Kelling, l’une des craintes majeures des citoyens est d’être dérangés par des individus au comportement déviant (clochards, drogués, prostituées, jeunes bruyants ou agressifs, etc.), soit autant de faits que ne reflètent pas forcément par les statistiques de la criminalité. La principale attente des habitants des quartiers est donc qu’un certain ordre informel, qui ne correspond pas forcément à la stricte application de la loi, soit maintenu pour empêcher ces nuisances. En découle, toujours selon les deux criminologues, la nécessité pour les policiers de revoir leurs priorités : au lieu de se focaliser sur le taux d’arrestation, l’investigation et la stricte application de la loi et des procédures (law enforcement), ils doivent privilégier une mission de maintien de l’ordre à travers une présence visible sur le terrain (symbolisée notamment par les patrouilles pédestres) afin de surveiller et de prévenir les comportements déviants générateurs du sentiment d’insécurité. À défaut d’une telle approche policière, les quartiers risquent de sombrer dans une spirale de déclin. L’image centrale de la théorie de Wilson et Kelling est celle de la vitre cassée : une vitre cassée non réparée témoigne de l’effrittement des contrôles sociaux, et fonctionne comme un signal donné aux délinquants potentiels que le territoire est abandonné et qu’ils pourront se livrer à leurs activités impunément. Au final, cet article montre qu’il convient d’inverser la causalité supposée entre criminalité et sentiment d’insécurité : c’est parce que les citoyens ont peur qu’ils n’osent plus sortir de chez eux, ce qui a pour effet de faire disparaître les mécanismes d’autocontrôle social, puis de laisser le champ libre à toutes sortes d’activités criminelles.
Cette théorie de la vitre cassée est souvent associée à la tolérance zéro et contiendrait, selon certains exégètes, l’idée que toutes les infractions mineures doivent être réprimées par les forces de l’ordre. C’est la méthode appliquée à New York sous l’égide de William Bratton, chef de la police de la ville entre 1994 et 1996 qui se réclamait ouvertement de la théorie de la vitre cassée34. La réalité est plus complexe que cela. Certes, l’insistance sur ce que l’on qualifierait en France d’incivilités est un point central de l’article de Wilson et Kelling. Cela dit, on n’y trouve nulle trace d’une quelconque tolérance zéro quand on prend la peine de le lire. Kelling lui-même rejette ce terme, fruit selon lui une interprétation abusive de son texte, qui insistait avant tout sur la cohésion dans les quartiers davantage que sur la répression policière35. Les pratiques policières intensives rangées sous la bannière Agressive Order Maintenance ou Quality of Life Policing36 ne sont en réalité qu’une des politiques pouvant être labellisées par la théorie de la vitre cassée. Cette dernière peut tout aussi bien, si on la lit attentivement, conduire à des politiques partenariales de community policing, où la population a un rôle à jouer dans la détermination des objectifs de la police et dans l’instauration de contrôles sociaux informels (l’un des postulats majeurs de Wilson et Kelling est qu’un délinquant potentiel sera moins enclin à commettre une infraction dans une rue fréquentée et vivante que dans une rue vide où le contrôle social basique qu’est le fait d’être vu par quelqu’un n’existe pas). Il est intéressant de constater que le community policing et sa version française, la police de proximité, souvent dénoncés comme angéliques et trop laxistes à l’égard des délinquants, et la théorie de la vitre cassée, présentée comme une approche ultra-répressive et conservatrice, sont en réalité les deux faces d’une même pièce. Le community policing, loin de toute naïveté par rapport à l’insécurité, propose que l’avis de la population soit pris en compte dans la définition des priorités d’action de la police et part du principe que cette dernière, au vu de l’étendue des problèmes qu’elle a à gérer, ne saurait être le seul acteur impliqué dans la lutte contre l’insécurité. La théorie de la vitre cassée n’est pas synonyme de machine à arrestations : pour ses auteurs, le policier doit veiller au respect de certaines règles de vie en société sur son territoire d’action, non seulement en verbalisant ou en interpellant, mais aussi et surtout en usant de son pouvoir d’injonction et en jouant pleinement son rôle de figure d’autorité. On le voit, le véritable débat ne tourne pas tant autour de l’opposition, quelque peu artificielle tant les deux sont indissociables dans une société démocratique, entre répression et prévention, mais de la position et du rôle du policier dans son quartier et dans la société : doit-il être placé au-dessus de cette dernière, à laquelle il applique la loi et des procédures élaborées par le pouvoir politique ? Ou doit-il être activement engagé dans la vie de son quartier, travaillant d’égal à égal avec la société civile et accordant autant, voire plus, d’importance aux préoccupations de cette dernière qu’au code pénal et aux procédures administratives ?
Conclusion : quel rôle pour la police ?
Ben Bowling et Janet Foster, « Policing and the Police », in Marc Maguire, Rod Morgan et Robert Reiner (eds), The Oxford Handbook of Criminology, Oxford, Oxford University Press, 2002 [3e éd.].
Leila Slimani, « Le défi des Uteq dans les banlieues difficiles », L’Express, 16 avril 2008.
Isabelle Mandraud, « Coup d’arrêt au déploiement de la police “de proximité” voulue par Sarkozy », Le Monde, 17 décembre 2009.
James Q. Wilson et George L. Kelling ont tenté d’apporter une réponse à la question des objectifs de la police qui conditionne les méthodes appliquées au quotidien sur le terrain par les représentants des forces de l’ordre. Si l’on s’en réfère une fois encore à la littérature, on distingue sept fonctions entrant dans le champ de ce que la littérature anglo-saxonne appelle le policing37 : rassurer la population, réduire le crime, fournir un service d’urgence, résoudre les conflits, enquêter sur les crimes, maintenir l’ordre (au sens français, c’est-à-dire contrôler les foules lors de manifestations de rue ou d’événements sportifs par exemple) et assurer la sécurité nationale. Les spécialistes de la sécurité aux États-Unis débattent depuis près d’un siècle sur la question de savoir si la police doit avant tout appliquer la loi (law enforcement) ou contrôler un espace afin d’y maintenir un certain ordre (order maintenance). Au cours du xxe siècle, les polices, qui se caractérisaient jusque-là par un certain amateurisme et une corruption généralisée, sont devenues des appareils de plus en plus bureaucratisés et hiérarchisés, dont le but était avant tout de réaliser des arrestations et d’appliquer correctement les procédures prévues par la loi. Face à cette évolution, qui a profondément modifié le rapport du policier au territoire et à la population, certains auteurs ont prôné un retour à la figure du policier local de l’ère politique – en en gommant toutefois les défauts – proche de la population, qui se préoccupe plus des problèmes quotidiens des gens que de taux d’arrestation sans signification concrète pour la vie des citoyens. La sécurité ne se résume pas, selon cette conception, à l’application de la loi (même si celle-ci n’est évidemment pas vouée à disparaître pour autant), mais à la réduction de nuisances quotidiennes pas forcément punies par le code pénal ou du moins ne figurant pas parmi les infractions les plus graves. Cette approche passe avant tout par une optique préventive, non pas au sens de prévention sociale telle qu’elle a par exemple longtemps été promue par la gauche française et selon laquelle la lutte contre l’insécurité passe par une action énergique sur ses causes profondes (chômage, pauvreté, discriminations, insalubrité du logement, etc.), mais par une présence visible dissuasive sur le terrain et une anticipation des problèmes rendue possible par un contact soutenu avec la population.
On voit donc, si l’on recentre le débat sur le cas français, qu’une police de proximité, c’est-à-dire une police « territorialisée », fidélisée et connaissant bien la population de son quartier et ses attentes, n’est pas synonyme de laxisme. Il s’agit d’une police qui va utiliser une palette d’outils plus large que la seule application du Code pénal pour mener une lutte énergique contre la délinquance et les incivilités. Les Unités territoriales de quartier (Uteq), qui ont pour but de rétablir « le lien de confiance » entre police et population dans les quartiers sensibles, selon les termes du Premier ministre François Fillon38, méritent à ce titre d’être observées avec attention. Lancées de façon expérimentale en avril 2008 à Clichy- Montfermeil, Saint-Denis et La Courneuve (Seine-Saint-Denis), elles ont été étendues jusqu’en septembre 2009 pour être portées au nombre de trente-cinq. Après quelques mois d’incertitude quant à leur devenir, du fait de la suppression prévue d’environ 2000 postes au sein de la Police nationale en 201039, le ministre de l’Intérieur Brice Hortefeux a récemment annoncé la création de vingt-cinq Uteq supplémentaires.
Il n’en demeure pas moins que l’approche proactive que nous venons d’évoquer n’est pas sans poser problème. En effet, dire que la police doit assurer un ordre donné sur un territoire ne constitue pas un objectif suffisamment précis et opérationnel pour guider concrètement l’action des forces de l’ordre. Il faut définir en quoi doit consister cet ordre. Si le modèle dit « réactif » a l’avantage de fixer des objectifs clairs aux policiers sur le terrain (arrêter, verbaliser, répondre aux appels en un minimum de temps, identifier l’auteur d’une infraction, etc.), le modèle du community policing n’offre pas de buts aisément identifiables. Il existe autant de conceptions de l’« ordre », de la « sécurité » ou de la « tranquillité » que d’individus. Demander à la police de lutter contre les « comportements déviants » ou les « nuisances» nécessite au préalable de s’accorder sur la signification de ces termes. Or requérir de la population qu’elle aide la police à identifier les problèmes à traiter en priorité présuppose que les avis seront unanimes sur la question, ce qui est bien entendu rare. L’autre difficulté du modèle proactif réside dans la détermination d’indicateurs précis pour juger de l’efficacité de l’action policière, ce qui n’est pas sans importance dans un contexte où l’on cherche de plus en plus à évaluer les politiques publiques : l’existence d’un ordre satisfaisant n’est pas facile à jauger, encore moins à quantifier.
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