Comment peut-on ne pas être progressiste ?

Hervé Nathan | 19 mai 2017

Emmanuel Macron affirme que le vrai clivage politique se situe désormais entre conservateurs et progressistes. Mais le concept, hérité des Lumières et de la gauche, n’est-il pas devenu un mot-valise permettant d’en abandonner d’autres – socialisme, par exemple – sans rien créer de nouveau ?

Décidément, le XVIe siècle fut formidable de créativité. Non seulement on s’y étripa avec fureur, mais on ne cessa d’inventer des concepts qui nous inspirent toujours : Thomas More forgea l’utopie en 1516, l’Allemand Luther proclama en 1517 la Réforme, qui était en fait une révolution véritable des esprits, et Rabelais fit naître le mot « progrès » dans son Tiers Livre en 1546. Belle trouvaille du père de Pantagruel… qui nous revient sous l’ère Macron comme la base conceptuelle du nouveau régime. Place aux jeunes, place à l’optimisme et, surtout, place au progressisme, nous dit le président désormais élu qui, le 4 janvier, dans le Journal du dimanche, marquait son territoire idéologique : « Aujourd’hui, le vrai clivage se situe entre progressistes et conservateurs. Je dis : il y a déjà une maison des progressistes et elle s’appelle En marche. »

Soyons juste, Emmanuel Macron ne prétend pas avoir inventé le label, qui a été maintes fois déposé. Par Robert Hue, en 2008, avec son Mouvement des progressistes. En février 2016 Martine Aubry le disputait à Manuel Valls à l’occasion de la loi El Khomri : « La gauche moderne, la gauche progressiste, c’est nous. »

Et puis, en France, les précurseurs du progressisme remontent à loin : Condorcet ou Diderot travaillaient au « progrès des connaissances humaines » comme outil de la libération des esprits ; Robespierre, à leur suite, voyait dans « les progrès de la raison humaine » la cause et le moteur de la Révolution française. Le progrès trouva immédiatement ses ennemis, les réactionnaires, de Joseph de Maistre jusqu’à Charles Maurras, qui estimaient, quant à eux, que le progrès déliait l’homme de ses cadres « naturels » – Dieu, l’Eglise, le roi, la famille -, voire le ramenait au rang de l’animal. C’était l’époque où la philosophie politique apparaissait simple : la gauche était pour la République, la démocratie, le libre-arbitre, le progrès ; et la droite, son reflet inversé. « Tout au long du XIXe siècle et d’une grande partie du XXe siècle, c’est ainsi que la gauche s’est définie : le progrès technique, de la science et de l’industrie, devait aller de pair avec l’amélioration de la condition des classes populaires. Longtemps, la gauche a vécu sur cette idée que le progrès allait forcément dans le sens de la justice, conformément à la philosophie de l’histoire », rappelle notre collaborateur Jacques Julliard, auteur des Gauches françaises (Flammarion, 2012).

GLISSEMENT DE TERRAIN

Evidemment, le progrès a connu depuis lors quelques accrocs : la Grande Guerre, l’extermination des juifs par les nazis et les bombardements atomiques du Japon par les Américains ont dévalué tragiquement ses bienfaits. Et puis le progressisme a changé de sens. « Etaient qualifiés de progressistes par le PCF tous ceux qui participaient à la défense de l’URSS face au camp capitaliste », rappelle l’historien Marc Lazar, auteur du Communisme, une passion française. Dans les années 60, le terme désigne « les gens de gauche », et il est utilisé par les socialistes dans leur opposition à la droite et au gaullisme triomphant. Pour parler le Macron, le progressisme était « en même temps » de gauche et d’extrême gauche !

Plus récemment, le progressisme a servi de canot de sauvetage lors de la grande tempête idéologique qui a suivi la chute du mur de Berlin, puis la mondialisation. Manuel Valls, longtemps partisan de changer le nom du PS en « Parti démocrate », a aussi adopté le progressisme, pour faire ses adieux à la social-démocratie de Michel Rocard et rejoindre la bannière de la République en marche, avec bien des difficultés. Robert Hue convient qu’il avait harponné le concept pour habiller sa rupture violente avec un Parti communiste français qu’il avait lui-même présidé : « J’ai créé une association intitulée Nouvel espace progressiste [IMEP]. Mon analyse était que les vieilles constructions idéologiques du XXe siècle, le communisme soviétique et la social-démocratie, allaient s’étioler. Il fallait faire un retour aux Lumières » La NEF de Robert Hue est devenue le Mouvement des progressistes. Son manifeste définit le progressisme comme « ce que Péguy disait en son temps du socialisme : « C’est un système de justice, de vérité, de santé économique et sociale « Ainsi l’économie et la politique devront-elles à l’avenir se subordonnera l’homme, et non l’inverse».

Exprime ainsi, on a envie de dire : « Mais qui pourrait être contre ? » C’est l’avantage du concept : on peut être contre le socialisme au nom de la liberté de l’individu, on peut s’opposer au libéralisme au nom de l’égalité entre les hommes. Mais, comme le proclame l’adage populaire : « On n’arrête pas le progrès. » Nombreux sont ceux qui y voient pourtant un dévoiement du sens : Christian Godin définit le progressisme dans son Dictionnaire de philosophie (Fayard) comme une « conception humaniste de l’Histoire qui partage avec le socialisme et le communisme des valeurs communes sans pour autant accepter les présupposés matérialistes du marxisme ». Il en conclut que « le progressisme est bien de gauche, il s’oppose notamment au néolibéralisme. [Mais] c’est devenu aujourd’hui un mot-valise qui permet de masquer le ralliement au social libéralisme ». Marc-Olivier Radis, directeur des études de Terra Nova – la « fondation progressiste » – évoque pour sa part « un mot de passe, plus qu’un concept » « C’est en fait un bon candidat pour décrire la transgression du clivage gauche droite, pour en adopter d’autres ‘ ouvert/fermé, libéral/antilibéral, progressiste/réactionnaire, et de ce dernier point de vue d’autant mieux lorsqu’on analyse la sémantique du Front national on est frappé par l’utilisation du vocabulaire en « re » restaurer, réaffirmer, rétablissement.. »

NOUVELLE FRONTIÈRE

On voit bien l’aspect pratique du concept : permettre de tracer un fossé entre « nous » et « eux », ces derniers désignant les conservateurs. La grosse ficelle de Macron fait néanmoins hurler de rage la jeune chercheuse Laetitia Strauch-Bonart, auteur de Vous avez dit conservateur ? (éd. du Cerf, 2016) « Macron renvoie les conservateurs dans le camp des obscurantistes imbéciles, tout en soulignant la supériorité morale des progressistes dont il se veut le digne représentant. Il s’agit aussi de sous-entendre que les « conservateurs » (comprendre : les arriérés) se trouvent, contrairement à la vulgate qui ne les situe qu’à droite, à droite comme à gauche… » L’ennemi serait donc « et de droite, et de gauche » : le Front national d’un côté, mais aussi la CGT lorsqu’elle s’oppose à la modernité des nouveaux rapports de force sanctionnes par la loi El Khomri « De fait, le progressisme d’aujourd’hui se construit d’abord contre la gauche en ce sens qu’il combat d’abord les forces qui s’accrochent à la défense de l’Etat social bâti après la Seconde Guerre mondiale, et représente l’âge d’or de la social-démocratie», analyse Marc Lazar. Sauf que le champ des failles de la société française est bien plus large et complexe, comme l’avait démontré notre dossier consacré aux fractures françaises (Marianne du 28 avril) : le centre contre la périphérie, les diplômés contre les non diplômés, les catégories à l’aise dans la mondialisation, et les victimes…

Jacques Julliard, dans les colonnes de Marianne, en septembre 2016, questionnait le projet d’Emmanuel Macron : « Quand il entend se porter à la tête du camp du progrès, il oublie de dire que c’est du seul progrès économique qu’il s’agit. Est-ce un progrès que de déréguler à tout-va le marché du travail, [. ] de généraliser la précarité de l’emploi, [..] de détruire le statut de la fonction publique ? » Jean-François Kahn, partisan de longue date du « centrisme révolutionnaire » et du dépassement des clivages, se déclare « en désaccord total avec Macron quand il oppose conservateurs et progressistes » : « Je pense que tout homme sensé et équilibre est progressiste et conservateur à la fois Le binarisme veut faire choisir entre liberté et sécurité, entre ouverture et fermeture entre austérité et laxisme financier. C’est absurde… »

ll faudrait vite donner de la chair au progressisme, comme l’envisage Pascal Picq dans une tribune publiée par le Monde au lendemain du second tour de la présidentielle : « Il devient urgent de construire non pas le centre, mais un vrai parti progressiste, entrepreneurial et social avec un vrai projet politique. […] Cela ne peut se limiter à une coalition de circonstance au risque de revoir se constituer le paysage irréconciliable gauche-droite… » Pour le sénateur Jean-Pierre Masseret (encore socialiste, mais pour combien de temps ?), qui publie un Manifeste du progressisme (éd. Atlande) : « Progressime, un terme qui associe valeurs, démocratie, mouvement, partage, efficacité, doit permettre de transcender le blocage que nous vivons… »

Thierry Pech, directeur de la Fondation Terra Nova et « proche » de Macron, avait commencé le travail dans son livre Insoumissions. Portrait de la France qui vient (Seuil, janvier 2017). Il tente de définir un nouveau contrat social englobant, autour de « l’autonomie » : « Le déplacement de personnalité contemporain appelle à un déplacement tout aussi grand de l’Etat social», dit-il à Marianne. Devançant le procès en libéralisme, il affirme : « La politique de l’autonomie n’est pas une politique libérale mais une politique sociale pour des temps libéraux. » Son équivalent de droite, Dominique Reynié, qui diriqe la Fondapol, « libérale, progressiste et européenne », pointe les limites du macronisme : « Certes, les deux orientations du progressisme, de gauche et de droite, peuvent fusionner à terme, mais tout cela peut se fracasser sur deux débats qui n’ont pas été franches lors de la présidentielle, faute de les avoir si peu que ce soit évoqués : le rapport à l’immigration et à la laïcité, qui peuvent provoquer une coupure radicale entre le pays et les élites. »

Le risque serait donc que le progressisme devienne la nouvelle appellation de la pensée unique, une sorte de couvercle mis sur la marmite bouillante, voire désagréable au goût des puissants, des aspirations populaires. Alain Obadia, communiste et président de la Fondation Gabriel-Péri, sent déjà venir « Une forme sophistiquée de populisme, justifiant la domination du haut sur le bas de la société». Il faudra donc que nous, Français, fassions encore bien des efforts pour être vraiment progressistes.

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