"D'extrême droite, les Français juifs ? Mais à quoi joue Gérard Miller ?", par Marc Knobel
Marc Knobel | 20 septembre 2023
Dans une tribune, le psychanalyste proche de LFI, Gérard Miller, prétend qu’un "grand nombre de juifs français ont décidé de lier leur sort à celui de Marine Le Pen et d’Eric Zemmour". Où sont les chiffres ? Histoire d’une diffamation.
Assurément, cette tribune publiée dans Le Monde le 11 septembre 2023, n’est pas passée inaperçue. Le réalisateur et psychanalyste Gérard Miller prétend que « la communauté juive française est définitivement fracturée », « un grand nombre de juifs français ayant décidé de lier leur sort à celui de Marine Le Pen et d’Eric Zemmour ». Il ajoute que « jamais, à aucun moment de leur histoire, un aussi grand nombre de juifs français n’ont perdu à ce point leur boussole morale » et qu’à « frayer avec le pire, les juifs d’extrême droite mettent en danger l’ensemble de la nation comme leur propre communauté ».
Cette tribune m’amène à formuler quelques observations.
Gérard Miller ne mentionne aucune source. Sur quoi se base-t-il ? Des enquêtes, sondages, réseaux sociaux ? Or, un tel jugement aurait valu de respecter certaines règles méthodologiques.
Commençons par rappeler que la part de la population se déclarant juive en France est faible (0,67 % de la population totale, environ 440 000 juifs). Elle ne représente par ailleurs que 0,6 % du corps électoral, un échantillon trop faible pour être significatif (260 000 électeurs en 2014, selon l’Ifop). Or, un seul sondage nous éclaire sur le sujet. En 2014, une étude de l’Ifop publiée pour Atlantico révèle que 13,5 % des électeurs se déclarant de confession juive affirment avoir voté en faveur de Marine Le Pen, contre 4 % pour son père. Certes, lors de la présidentielle de 2022, quelques résultats ont été mentionnés (Sarcelles, Saint-Mandé, bureau de vote n° 7 du XXe arrondissement de Paris et le vote des Français en Israël). Dans ces rares bureaux, si l’on constate une percée regrettable en faveur d’Eric Zemmour, ces résultats ne sont pas représentatifs, ne serait-ce que parce que les communautés qui vivent dans ces quartiers sont plus pratiquantes qu’ailleurs et qu’en Israël, peu d’électeurs se rendent aux urnes. Ensuite, les choix électoraux des juifs dépendent de plusieurs facteurs et variantes, comme pour le reste du corps électoral. Enfin, une sensibilité commune liée à l’antisémitisme et à Israël n’implique pas forcément un même comportement électoral, tout simplement parce qu’il y a une hétérogénéité dans cet électorat et dans la communauté juive.
Oui, des juifs votent pour l’extrême droite et c’est malheureux. Mais, prétendre si abruptement que « les juifs d’extrême droite mettent en danger l’ensemble de la nation » relève purement et simplement du fantasme ou d’un stéréotype éculé (de la surpuissance des juifs). Combien sont-ils ? Combien d’adhérents, militants, sympathisants ? Gérard Miller le sait-il ? Et quand bien même, y aurait-il quelques milliers d’électeurs juifs votant pour l’extrême droite, en quoi représentent-ils un plus grand danger « pour l’ensemble de la nation », que, par exemple, les catholiques pratiquants ou non pratiquants qui votent pour l’extrême droite et les innombrables militants et sympathisants non juifs au RN ou de Reconquête ?
Deuxièmement, il y a une particularité dans cette tribune. Gérard Miller, qui est un proche de Jean-Luc Mélenchon, affirme que les juifs auraient viré de bord et il regrette qu’ils ne soient plus nécessairement de gauche. Cet article est publié après qu’une intense polémique a été suscitée par la publication d’un tweet antisémite de Médine et après que ses amis de LFI ont défendu le rappeur, ovationné à l’université d’été de LFI. Ce dernier exemple aurait dû questionner l’auteur. Mais il ne comprend apparemment pas que l’antisémitisme est transversal, qu’il se développe également dans les quartiers et les banlieues, chez des Français ou des immigrés de confession musulmane et dans une partie de la gauche, ce que révèle une étude récente (1).
Gérard Miller ne veut pas entendre que la gauche radicale et ses amis ont abandonné la lutte contre l’antisémitisme, reléguée aux calendes grecques et dont il ne reste plus qu’un lointain souvenir, souvent par clientélisme et pour ne pas déplaire à certains de leurs électeurs. Il n’entend pas plus qu’elle manque d’empathie à l’égard du ressenti qu’éprouvent les Français juifs. Le psychanalyste préfère accabler, susciter la suspicion, essentialiser, parce que des juifs ne seraient plus à gauche et/ou que d’autres deviendraient d’affreux réacs. Un dernier point, et il est d’importance, les juifs de ce pays n’ont pas attendu Gérard Miller pour qu’ils prennent conscience du danger existentiel que représente l’extrême droite et la plupart d’entre eux, je vous rassure, n’ont pas perdu pour autant « leur boussole morale ».
* Marc Knobel est historien et essayiste. Il a publié Cyberhaine. Propagande, antisémitisme sur Internet, chez Hermann en 2021.
(1) « Radiographie de l’antisémitisme en France », Fondapol, édition 2022.
Retrouvez l’article sur lexpress.fr
Anne-Sophie Sebban-Bécache, Dominique Reynié, François Legrand, Simone Rodon-Benzaquen, Radiographie de l’antisémitisme en France – édition 2022, Fondation pour l’innovation politique avec l’American Jewish Commitee, janvier 2022.
Aucun commentaire.