Dominique Reynié : « La polarisation s’accroît quand nous privilégions les discours passionnels »

Charles de Beistegui, Dominique Reynié, François-Xavier Maigre | 11 avril 2025

Entretien : le phénomène ancien de polarisation se mécanise sous l’effet des algorithmes et apparaît comme une menace pour l’équilibre de la société selon Dominique Reynié

À quand remonte le phénomène de polarisation ?

Qu’elle soit idéologique, politique ou sociale, la polarisation est aussi ancienne que le monde. L’anthropologue Claude Lévi-Strauss, dans Race et histoire (1952), montre que les sociétés se définissent en tant que communautés à partir de la désignation d’une altérité, en des termes souvent hostiles ou stigmatisants. La radicalisation de la différence apparaît comme un processus de purification de sa propre identité. Plus je peux dire avec clarté qui est l’autre, plus je peux dire qui je suis. Mais dans les sociétés développées et démocratiques, fondées sur le compromis, la polarisation menace la mécanique de la représentation et de la décision.

Les réseaux sociaux démultiplient-ils ce processus ?

Les bulles de filtres ont existé bien avant Internet. Mais les réseaux sociaux automatisent  ce processus à travers leurs algorithmes. Ce n’est plus seulement la naturalité sociale qui suscite la polarisation. Les réseaux sociaux comme X ou Facebook opèrent d’une façon violente, en nous assignant à un monde clos. Ils nous renvoient une idée de notre identité, radicalisée par l’exacerbation de l’expérience de la différence. Malheur à celui ose parler différemment. On le fait taire. Chez de nombreux jeunes, les conséquences de cette logique sont flagrantes.

À qui profite la polarisation ?

D’abord aux plateformes numériques, car elle produit du flux. Et donc des parts de marché. On comprend que la température soit maintenue à un niveau très élevé, pour pouvoir fixer les auditoires. Et pour que la captation soit maximale, on privilégie les discours de passion plus que de raison.

En leur temps, les Guignols de l’info sur Canal+ ont favorisé la destitution du discours de raison chez les politiques : on se souvient de la marionnette de Michel Rocard, dont la parole riche et complexe était systématiquement tournée en ridicule sur le mode du propos incompréhensible, inaudible même. Dans le même temps, les Guignols n’ont jamais réussi à nous faire rire avec la marionnette de Jean-Marie Le Pen. Elle convenait aussi bien à ses partisans qu’à ses détracteurs, au fond personne ne voyait la caricature et ce n’était donc pas drôle du tout. Du coup cette marionnette n’était pas récurrente, épargnant au FN et à son chef les effets de l’acide jeté quotidiennement sur les gouvernants. La polarisation se nourrit de tout ce qui marginalise les discours modérés… et ce bien avant Internet !

Comment expliquez-vous l’impact de la dérision sur la qualité du débat démocratique ?

Dans Le livre du rire et de l’oubli (1978), Kundera pointe déjà ces équilibres. Si on ne rit pas, on est en tyrannie. Mais l’excès de rire mène aussi au chaos. Notre société est travaillée par cette tension. C’est l’une des expressions des Trente Glorieuses : nous sommes entrés dans des sociétés extrêmement confortables au plan matériel et existentiel. Ce système nous autorise à prendre une certaine distance avec la dureté du réel, en usant de notre droit à l’ironie et à la dérision. Mais la réalité reste dure : pour faire des choses heureuses ensemble, il faut en discuter sérieusement, longtemps, et c’est compliqué. Cela s’appelle la raison et la démocratie. Cette fuite en avant se retrouve actuellement dans la dérive émotionnelle que l’on observe au sein de la classe politique. L’exemple de la fin de vie est frappant : entendre à l’Assemblée des députés justifier une loi en invoquant leur père ou leur mère, la voix tremblante… une émotion certes compréhensible et éminemment respectable, mais aussi représentative d’un monde façonné par les réseaux sociaux. La subjectivité a envahi l’espace public.

Vous enseignez à Sciences Po. Pour contrer la polarisation dont ses amphis ont été le théâtre – comme on l’a vu récemment avec le conflit à Gaza – l’école s’est dotée en mars dernier d’une doctrine sur son positionnement institutionnel… 

C’est un bon exemple : le projet de Sciences Po tenait historiquement en deux pages : « refaire une tête de peuple à la France » selon la célèbre formule du fondateur Émile Boutmy. Après le désastre de Sedan et de la Commune, il souhaite former une classe moyenne de l’intelligence qui « de proche en proche, donnera le ton à toute la nation ». Les étudiants discutent, délibèrent, argumentent. On a maintes fois raillé le plan en deux parties, cher à la rue Saint-Guillaume, mais toute l’inspiration théorique et pratique de l’École est là. Et pourtant, ces 15 dernières années, l’institution s’est mise à sélectionner les étudiants sur des critères émotionnels, subjectifs, ce qui a été à mon sens une erreur. C’est évidemment louable d’avoir des engagements et des convictions quand on a 20 ans. Mais on vient d’abord à Sciences Po pour apprendre à penser d’une manière raisonnée, analytique. Grâce au nouveau directeur, la situation est en train de se rééquilibrer, et c’est une très bonne nouvelle, pour Sciences Po mais aussi pour le pays.

La France est-elle plus polarisée que ses voisins européens ?

Nous sommes le fruit d’une histoire nationale tumultueuse : la France se transforme toujours dans la douleur. Un symptôme de sa polarisation chronique. Les Guerres de religion, si cruelles, c’est bien avant Elon Musk ! Et pour ne rien arranger, nous avons hérité d’un système politique lui-même polarisant. L’élection du chef de l’État au suffrage universel direct au scrutin majoritaire à deux tours fut un immense levier de réconciliation au moment de son invention. Mais c’est devenu presque aussitôt une machine à polariser. De Gaulle lui-même le pressentait. Ce système apparaît de plus en plus discutable. L’élection présidentielle ne parvient plus à nous réunir, quel qu’en soit le résultat.

Les entreprises, elles aussi, sont souvent prises entre deux feux…

Aucune raison que l’entreprise soit à l’écart de ce mouvement ! Cela m’avait frappé au moment de la série d’études « Valeurs d’islam » réalisée par la Fondapol en 2015 : nous nous sommes rendu compte que les DRH ne parvenaient pas à comprendre la dimension religieuse. La France a beau être un pays laïc, il est faux de croire que la religion a déserté l’espace public. Et cela pose de grandes questions … À mon sens, les entreprises et les marques vont être de plus en plus tentées de s’inspirer des réseaux sociaux : débordés par les problèmes de modération, ces derniers ont choisi de durcir les algorithmes de séparation. Paradoxe : la polarisation est la conséquence d’un effort de modération. L’entreprise a déjà commencé à séparer, en misant par exemple sur le marketing communautaire. Mais en séparant, on gagne un peu de temps, c’est tout…

Comment les entreprises peuvent-elles contribuer à « dépolariser »  la société ?

Si je poursuis mon raisonnement, la séparation des religions ne fonctionne plus vraiment, on le voit bien avec le débat sur le port du voile dans le sport. Vouloir assigner les citoyens à une catégorie religieuse est une voie dangereuse et coûteuse, surtout pour les entreprises qui seront tentées d’y céder. La piste que je préconise, c’est de miser sur l’attachement que nous avons tous à notre liberté individuelle. On se trompe en s’adressant aux porte-paroles auto-désignés, qu’ils soient populistes ou religieux. On passe à côté des personnes véritablement concernées dans leur existence et cela a quelque chose d’humiliant pour elles. La réalité est dans les individus eux-mêmes. C’est à eux qu’il faut s’adresser en priorité. Un exemple : les enquêtes récentes de la Fondapol montrent que 60% des Français musulmans considèrent que l’antisémitisme n’est pas assez réprimé en France. Voilà qui bouscule nos représentations et témoigne de la permanence d’une communauté nationale, pour le moment… Et récemment encore, un dirigeant me confiait que ses salariées musulmanes lui demandaient de ne pas céder sur le voile, c’est-à-dire de ne pas le tolérer afin qu’elles puissent opposer à leur mari un refus adossé à une règle d’entreprise, et ne pas avoir à prendre elles-mêmes en charge ce refus. La dépolarisation passe par une confrontation avec le réel, dans toutes ses nuances.

 

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