Dominique Reynié : « Le vote de rupture prend le pas sur le vote d’alternance »

Ludovic Vigogne | 21 décembre 2016

« La métropolisation est un grand retournement, très cruel. Ce sera un débat structurant à venir. Il travaille en profondeur les sociétés européennes et la France en particulier. »

Les faits – Brexit et retour du protectionnisme, élection de Trump et revanche du « petit blanc », éviction de Renzi et refus du cadre européen, crise migratoire et crispations identitaires, poussées populistes en Europe… Faut-il voir dans de rejet des référents du siècle passé le dernier sursaut d’une classe moyenne en voie de disparition ? La nouvelle série de l’Opinion.

Directeur de la Fondapol, Dominique Reynié observe de près depuis des années la montée des populismes en Europe.

Le « petit blanc » est-il désormais la clé de toute élection?

La clé, non ; une clé de toutes les élections dans le monde occidental démocratique, oui. Car il y a deux enjeux qui se combinent : la défense du patrimoine matériel, le niveau de vie, d’un côté ; la défense du patrimoine immatériel, le style de vie, de l’autre. Les démocraties européennes et même occidentales ont assuré depuis leur naissance, avec succès, le déploiement du patrimoine matériel. Le style de vie, lui, était porté par la société ; il s’inscrivait dans un niveau de vie en progrès ou qui pouvait l’être bientôt. Les efforts se concentraient là-dessus. Il n’y avait pas d’autre enjeu. A partir de la fin des années quatre-vingt, une interrogation conjointe sur l’avenir du niveau de vie et le style de vie se fait jour. Entendons par là : la société dans laquelle je vis ressemble un peu moins, puis de moins en moins, à la société qui était la mienne, m’était familière, dont j’étais issue, où je retrouvais mon corpus de valeurs, les caractéristiques culturelles qui étaient celles de ma socialisation, celles que les Autrichiens appellent la Heimat.

Les raisons de la transformation sont liées aux grands bouleversements qui affectent alors le monde et l’Europe : la globalisation, la société numérique, qui est un puissant élément perturbateur, et le multiculturalisme de fait. Celui-ci était là depuis longtemps, même si on n’a pas voulu le reconnaître. Il y a eu un multiculturalisme compartimenté dans les années 60-70 avec des communautés assignées à résidence à distance de la visibilité, dans des quartiers périphériques peu connectés aux grands centres urbains. Puis dans les années 80-90, l’interconnexion des différentes communautés, le déploiement des réseaux de transport, des grands centres commerciaux a rendu visible cette société multiculturelle. Les questions qu’elle a fait émerger (le foulard, le régime alimentaire…) ont été des formes d’altération du capital culturel qui fait partie du patrimoine initial autant que du capital économique. Dire que le « petit blanc » est victime d’un monde dans lequel il est perdant sur les deux tableaux, économique et culturel, est une réalité qui ne peut être ignorée. Elle contribue à l’essor du populisme.

Ce déclassement est-il d’abord un sentiment ou une réalité?

C’est une réalité, même si on peut dire que la perception peut suffire. Les perceptions peuvent avoir les mêmes conséquences que des faits. D’ailleurs, quand on argumente pour dire que la réalité est plus compliquée que ce qui est avancé, on s’entend répondre : « Dans quel monde vivez-vous ? » Dans ce déclassement, l’effet démographique joue à plein. Le vieillissement d’une population s’accompagne d’un sentiment d’affaiblissement. Le « c’était mieux avant » est aussi psychologique. La perception individuelle du déclin dans les sociétés âgées, européennes en particulier, la nostalgie, le sentiment de quelque chose que l’on perd et que l’on vous prend sont des ressentis puissants.

Pour les classes populaires et moyennes, le modèle de la France pavillonnaire, c’est-à-dire celui d’une vie réussie où l’accès à la propriété ne pouvait s’accomplir que loin des centres-villes pour des raisons économiques, est brutalement remis en cause par le discours sur la nécessité de concentrer les populations dans les métropoles urbaines. On leur explique qu’elles sont trop loin et qu’on ne peut plus leur garantir les écoles, les hôpitaux, la sécurité…, c’est-à-dire les services publics attendus. Cette volonté de concentrer l’habitat est d’autant plus mal ressentie qu’elle vient à un moment où on a le plus de mal à vivre ensemble. La métropolisation est un grand retournement, très cruel. Ce sera un débat structurant à venir. Il travaille en profondeur les sociétés européennes et la France en particulier.

En quoi ce déclassement est-il un phénomène mondial?

Les facteurs à l’œuvre sont très déterminants. La globalisation redistribue la puissance économique. Cela se fait au détriment de l’Occident. Les délocalisations ont été la grande la figure symbolique de ce processus. Il n’y a pas besoin d’être un expert pour voir que le travail s’en va. C’est un bon résumé du sentiment qui domine : des pays pauvres deviennent plus riches, à nos dépens ; la puissance se redistribue au détriment des anciennes puissances. S’y ajoutent les phénomènes migratoires. En 2015, pour la première fois, l’Europe a enregistré plus de décès que de naissances. C’est un mouvement historique. Mais la poussée migratoire, nécessaire pour des raisons de main-d’œuvre et de conservation de nos systèmes sociaux, vient d’abord de pays musulmans ; elle provoque une recomposition ethnoculturelle de l’Europe. Troisième élément : le surendettement public et/ou privé des pays occidentaux. Même quand un pays maîtrise ses comptes publics, les gouvernements expliquent qu’ils ne peuvent faire autrement que de réviser à la baisse les bénéfices collectifs. On travaille plus longtemps, on part à la retraite plus tard, la santé coûte plus cher… Cela engendre un sentiment de régression, même si le niveau de vie augmente.

Jusqu’où cela alimente-t-il la crise politique?

Ce faisceau de causes est assez puissant pour renverser la démocratie. C’est en train de se produire sous nos yeux. La démocratie occidentale, américano-européenne, qui combinait parlementarisme et suffrage de masse, partis et élections populaires, est un modèle qui n’est pas équipé pour résister à cette évolution. Par sa nature, le modèle démocratique suppose un choix, la possibilité d’une alternance entre la droite et la gauche qui apportent des réponses différentes, représentent des catégories sociales différentes. Aujourd’hui, ce mécanisme est épuisé. Les citoyens ont le sentiment d’une seule et même politique. Comment leur donner tort ? Le thème de la pensée unique apparaît dans les années quatre-vingt, date à laquelle les alternances deviennent la règle. Or, la démocratie ne peut pas vivre sans l’adhésion à la possibilité de l’alternance. La crise de l’alternance entre les partis de gouvernement, de gauche et de droite, donne le jour à la recherche d’une nouvelle alternance, entre les partis de gouvernement et les partis protestataires. Le vote de rupture prend le pas sur le vote d’alternance.

Est-ce d’abord la gauche ou la droite qui peut le mieux répondre à cette crise?

La gauche et la droite de gouvernement sont menacées par cette crise. Les partis de gouvernement sont confrontés à une même question : comment reconstruire une capacité publique à protéger et à projeter le destin d’une communauté politique ? La question se pose avec plus d’acuité encore pour les partis français et, je le crois, pour les partis de gauche qui décidément refusent le virage social libéral. Le blairisme, tant critiquée par le PS, ou la gauche schröderienne ont gagné et conservé le soutien de l’opinion, de même que la droite de Merkel.

Ne demande-t-on pas aujourd’hui au politique de concilier des demandes contradictoires liberté/protection, individualisation/intérêt général?

Je ne pense pas en ces termes. Le grand sujet est de savoir à quelle condition la souveraineté populaire est encore possible, comment faire pour que le peuple détermine les conditions de son existence et son futur, pour que ses préférences soient exprimées et mises en acte. Administrer la preuve d’un début de restauration de la souveraineté populaire est la seule manière de conjurer le mauvais sort qui menace l’ordre démocratique. C’est une question de puissance publique plus que d’Etat. Pour cela, il faut penser un modèle très différent du modèle jacobin et centralisé qui reste notre référence. Ensemble, l’Etat, les collectivités publiques et l’Europe doivent articuler des niveaux différents de puissance publique. Hélas, l’Europe a cessé d’être un projet politique, tandis que la décentralisation n’est plus qu’une opération de délestage d’un Etat devenu incapable de faire face à ses obligations.

Comment la révolution numérique accentue le tout?

Il y a un effet de gémellité entre la crise du système politique et la crise du système médiatique. Le numérique sape l’autorité et la pertinence de ces deux modes de représentation au nom d’une démocratie directe et du journalisme ordinaire. La grande difficulté de l’époque est de différencier fait réel et virtuel, pertinent et insignifiant, local et global. Prenez la Une de Charlie Hebdo sur les caricatures de Mahomet : elle fait partie de notre liberté, mais elle accède désormais un espace universel qui n’est régenté par aucun droit. Tout est désormais encastré dans un espace universel, par définition commun, alors que nous n’avons pas encore construit de référent commun. L’étape actuelle de la globalisation est une cohabitation de fait, sans désir de vivre ensemble, ni valeurs communes. Il n’est pas certain que le numérique favorise l’éclosion de la vérité et du vivre ensemble plus que de la manipulation, du cynisme et de l’intolérance. En 2008, la victoire de Barack Obama a marqué l’avènement d’une vision enchantée du numérique, comme une nouvelle révolution démocratique – j’y crois toujours. Cette année, l’élection de Donald Trump donne le jour au sinistre paradigme de la post-truth politics. Il n’aura fallu que huit ans pour que s’opère ce retournement.

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