Et si la gauche française cherchait l’inspiration du côté du libéral Alain plutôt que du socialiste Jaurès ?

Jérôme Perrier | 09 décembre 2016

La fabrique de l’Opinion

L’invité du 14 Bassano

Et si la gauche française cherchait l’inspiration du côté du libéral Alain plutôt que du socialiste Jaurès ?

Jérôme Perrier : « Même si les Français – et plus encore leurs élites intellectuelles – semblent l’avoir oublié, non seulement le libéralisme est né à gauche, mais de surcroît notre pays est à l’origine d’une école de pensée libérale riche et diverse ».

La grande originalité de la gauche française, comparée à ses homologues européennes, voire américaines, c’est sa durable incapacité à théoriser et assumer ouvertement sa conversion au social-libéralisme. Bien sûr, dans les politiques engagées une fois au pouvoir, les différents gouvernements socialistes qui ont été aux affaires depuis l’alternance de 1981, ont clairement rompu avec le socialisme étatiste et jacobin qu’affichait pourtant ostensiblement la première gauche, et dont Jean-Luc Mélenchon est aujourd’hui le principal héritier. Quant à la deuxième gauche, elle aura tenté tant bien que mal de faire entendre sa petite voix libertaire (on n’ose écrire libérale) et girondine, tout en ne rencontrant quelque succès que dans une frange minoritaire du monde intellectuel.

Les socialistes de pouvoir, eux, ont préféré invoquer, derrière Lionel Jospin, alors premier secrétaire du PS, la théorie de « la parenthèse » (ouverte en 1983, mais jamais officiellement refermée), tout en acceptant du bout des lèvres une conversion, non pas au socialisme libéral – horresco referens – mais à la social-démocratie, ce que l’on a appelé le « Bad Godesberg à la française » , à ceci près toutefois que cette prétendue conversion n’a jamais été clairement orchestrée dans cette grand-messe militante et médiatique qu’est un Congrès.

Pis, non contente de s’être faite en catimini, cette tardive conversion ne correspondait en rien à la réalité historique de la social-démocratie, qui suppose de pouvoir s’appuyer sur un puissant mouvement syndical, organiquement lié à un grand parti de gauche ; soit deux caractéristiques dont notre pays est historiquement dépourvu.

Bad Godesberg. Autant dire que la conversion de la gauche française au réalisme – puisque telle est au fond la signification de ce prétendu Bad Godesberg – s’est faite d’une manière terriblement ambiguë, qui n’est pas sans rapport avec l’absolue incapacité de l’actuel pouvoir de gauche à expliquer aux Français les tenants et les aboutissants de sa politique.

De cette ambiguïté tragique témoigne le culte dont fait l’objet au sein de la gauche française la haute figure de Jean Jaurès. On a pu assister en effet, il y a deux ans, à l’occasion du centenaire de son assassinat, à une avalanche de publications et de travaux dont il est peu d’exemples dans un passé récent ; et ce n’est pas non plus un hasard si l’un des rares think tanks qui gravitent ouvertement dans l’orbite du PS porte le nom de « Fondation Jean Jaurès ».

C’est peu de dire que cette figure historique, par son parcours même et plus encore par son discours – ou plutôt ses discours successifs – incarne à merveille la schizophrénie de la gauche réformiste française. Bien sûr, nul ne niera la hauteur de vues et le profond humanisme de ce philosophe de formation, dont l’intelligence n’avait d’égal que le désintéressement et la parfaite intégrité intellectuelle. Pour autant, cet homme qui ne fut pas toujours socialiste, a fini par croire qu’on pouvait concilier l’attachement à la démocratie républicaine et l’adhésion à la logique collectiviste comme à la philosophie marxiste.

Ce n’est pas faire injure à sa mémoire que de juger qu’un tel amalgame (au sens chimique du terme) relève de la pure gageure. Une chimère qui a engendré dès lors dans le discours de la gauche réformiste – et de ce point de vue la figure de Léon Blum est dans le prolongement direct de celle de son maître Jaurès – une ambiguïté qui lui est devenue presque consubstantielle. C’est celle-ci qui a par exemple autorisé un candidat à la primaire socialiste de 2011 à théoriser la « démondialisation » , sans qu’une prétention aussi exorbitante, pour ne pas dire extravagante, ne suscite le moindre éclat de rire au sein de sa famille politique, comme elle l’aurait inévitablement fait chez n’importe lequel de nos voisins.

C’est pourquoi à la figure éminemment respectable mais foncièrement ambivalente de Jean Jaurès, la gauche réformiste française aurait sans doute intérêt à substituer celle d’un autre grand intellectuel progressiste – qui fut d’ailleurs un grand admirateur de Jaurès, sans jamais en partager le penchant collectiviste –, je veux parler d’Alain. Cet homme de gauche qui, toute sa vie, a pris le parti des petits contre les gros, du peuple contre les élites, des petites gens contre ce qu’il appelait les « Importants », était aussi un défenseur intransigeant de la liberté individuelle. Pacifiste, républicain, dreyfusard et laïc comme Jaurès, il partageait avec ce socialiste l’amour de l’égalité et de la justice, mais sans jamais confondre celles-ci avec le culte de l’étatisme et la logique collectiviste.

Radicalisme républicain. Alain a en effet toujours considéré que la défense des plus modestes n’était pas l’ennemi de la liberté individuelle, mais qu’au contraire la préservation intransigeante de cette dernière contre tous les pouvoirs, toutes les puissances et les forces de toute nature, était la seule voie vers une authentique égalité républicaine. C’est bien pourquoi, mieux encore que Jean Jaurès, Alain est sans doute à même d’incarner aujourd’hui une référence précieuse pour une nouvelle gauche, qui serait en quête d’un socialisme libéral ou d’un libéralisme social.

Peu importe le mot, puisqu’il s’agit de renouer avec une philosophie qu’Alain appelait le « radicalisme », et qui n’avait d’ailleurs en réalité pas grand-chose à voir avec le parti du même nom. Il s’agissait simplement de désigner une gauche démocratique qui sache toujours tenir les deux bouts de la chaîne que sont la liberté et l’égalité.

Une philosophie « radicalement républicaine », qu’Alain a pu résumer ainsi en 1934 : « Au fond du radical qui obéit toujours, il y a un esprit radical qui n’obéit jamais, qui ne veut point croire, qui examine, et qui trouve dans cette farouche liberté quelque chose qui nourrit l’immense amitié humaine ; et c’est l’égalité. L’esprit d’égalité c’est, d’un côté, la résistance, le refus d’acclamer, le jugement froid ; de l’autre, c’est la confiance en l’homme, l’espoir dans une instruction et une culture égales pour tous, et l’horreur de tout régime où l’homme serait moyen et instrument pour l’homme. Philosophie courte, mais ferme, je dirais même impitoyable. Et cela fait un parti modéré et redoutable.»

Elites intellectuelles. Bien sûr, il ne saurait s’agir de préparer le monde de demain en se tournant vers le siècle passé, mais bien plutôt de renouer avec une tradition où, loin de s’opposer, la gauche et le libéralisme marchaient main dans la main, contre le conservatisme aussi bien que contre le collectivisme. En effet, même si les Français – et plus encore leurs élites intellectuelles – semblent l’avoir complètement oublié, non seulement le libéralisme est historiquement né à gauche (en réaction contre la société d’Ancien Régime, fondée sur l’Absolutisme, la tradition et les privilèges), mais de surcroît notre pays est à l’origine d’une école de pensée libérale extraordinairement riche et diverse (1), qui conserve de très nombreux admirateurs partout dans le monde – partout sauf dans l’Hexagone!

En se plaçant résolument du côté des opprimés contre les puissants, en luttant contre toutes les formes de privilèges et toutes les formes de tyrannie (y compris les tyrannies d’opinion) sans jamais sacrifier la liberté individuelle, Alain ne fait que rejoindre une riche lignée de penseurs libéraux clairement situés à gauche de l’échiquier politique, depuis Benjamin Constant, le grand théoricien français de la démocratie libérale, jusqu’à Jean-François Revel, venu au libéralisme par une critique de gauche du totalitarisme, en passant par Frédéric Bastiat et par les grands dreyfusards que furent Elie Halévy ou encore Yves Guyot (une figure bien injustement oubliée).

En délaissant la figure tutélaire de Jaurès pour renouer avec des penseurs de la trempe d’Alain, la gauche romprait ainsi avec une schizophrénie mortifère et renouerait par la même occasion avec une branche de sa famille spirituelle qui n’a jamais sacrifié la liberté individuelle à l’idée d’égalité. Osons le mot : elle renouerait avec le libéralisme de gauche (2).

Un spécialiste d’Alain

Normalien, agrégé et docteur en histoire, Jérôme Perrier est un spécialiste de la politique d’Alain, à laquelle il consacre ses travaux de recherche. Il a rédigé deux livrets pour la Fondapol : L’individu contre l’étatisme. Actualité de la pensée libérale, XIXe-XXe siècle.

Lisez l’article sur lopinion.fr 

(1) : Voir Jérôme Perrier, L’individu contre l’étatisme. Actualité de la pensée libérale, XIX e – XX e siècle, Fondapol, 2016.

(2) : Voir Jérôme Perrier, Le libéralisme démocratique d’Alain, Paris, IC, 2015 (préface d’Alain Madelin).

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