François Héran : « Sur l’immigration, abandonnons les vieilles rengaines et prenons la mesure du monde tel qu’il est »
François Héran | 04 octobre 2023
Chiffres à l’appui, le sociologue, titulaire de la chaire Migrations et sociétés au Collège de France, démonte, dans une tribune au « Monde », les mythes et clichés sur la supposée « hyperattractivité » du système social français pour les candidats à l’immigration.
Dans @lemondefr F. Héran conteste notamment l’analyse @Fondapol estimant la France particulièrement attractive, Héran se demandant pourquoi la France est « si peu attractive ».
Cf. l’étude @Fondapol Comment font les États européens: https://t.co/acELrvT0u0https://t.co/U87obbJ83u— Fondation pour l’innovation politique (@Fondapol) October 4, 2023
Interrogé le 24 septembre sur sa politique migratoire, le président de la République a accumulé les clichés : « On a un système social généreux » (sous-entendu, qui attire trop les migrants) ; « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde » (slogan de Michel Rocard en 1989) ; « Nous faisons notre part » (allusion au correctif apporté sept ans plus tard par le même Michel Rocard). Et, pour finir, l’idée que les travailleurs irréguliers concurrencent nos chômeurs.
Ces arguments ont l’apparence de constats objectifs. Il n’en est rien. Tout d’abord, la France n’attire pas toute la misère du monde. On sait de longue date que l’émigration est sélective quand elle fuit au plus loin les dictatures, les conflits ou les persécutions. Ce ne sont pas les populations les plus pauvres qui rejoignent le continent européen, mais celles situées à mi-chemin sur l’échelle du développement, ayant assez d’atouts pour tenter leur chance en Europe.
Faute de ressources et de réseaux, les trois quarts des déplacés ayant fui la Syrie n’ont pas dépassé les pays limitrophes (Turquie, Liban, Jordanie). Seul le quart restant a réussi à gagner l’Europe de l’Ouest. Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), la Turquie héberge sur son sol 3,8 millions de Syriens, tandis que la France métropolitaine en a enregistré ou relocalisé 38 000 en l’espace de dix ans : cent fois moins ! L’Allemagne, de son côté, en a enregistré 770 000 : 25 fois plus que la France. La « submersion migratoire » syrienne prophétisé par Marine Le Pen en septembre 2015 n’est jamais venu jusqu’à nous.
Sur la décennie 2013-2022, la France est restée à la traîne de l’Union européenne. Elle n’a enregistré sur cette période que 3 % des demandes déposées en Europe par les Syriens, contre 48 % pour l’Allemagne. Elle a fait davantage pour les Afghans, surtout depuis la chute de Kaboul : 11 % des demandes qu’ils ont présentées en Europe l’ont été en France, mais c’est encore loin des 34 % parvenues en Allemagne.
Enfin, si l’on examine les décisions de protection, complétées par les réinstallations effectuées à la demande du HCR, la France affiche pour la décennie 2012-2021, selon Eurostat, un taux de 52 personnes protégées pour 10 000 habitants. C’est mieux que l’Italie (50) ou le Royaume-Uni (34), mais c’est loin derrière la Suède (288), l’Allemagne (180), la Suisse (145), la Norvège (140), la Grèce (113) et la Belgique (87). Certains pays ont viré de bord entre-temps, comme la Suède, lasse de jouer le bon élève de l’Europe et qui a réduit son effort dès 2015. La France est remontée dans le classement, sans prendre la tête pour autant. On fourvoie l’opinion quand on répète à l’envi que nous serions « le pays le plus généreux d’Europe pour la demande d’asile ».
Aucun « appel d’air » en dix ans
Nous voici armés pour répondre aux arguments de Didier Leschi, le directeur général de l’Office français de l’immigration et de l’intégration, dont la brochure Tracts [Gallimard, 64 pages, 4,49 euros] vient d’être rééditée. A l’en croire, la France cumule des dispositifs juridiques et sociaux qui attirent à l’excès les migrants : l’allocation pour demandeur d’asile, l’aide médicale d’Etat, le séjour pour raison de santé, le droit du sol, les allocations familiales…
Mais si notre générosité était si attirante, on devrait voir les Syriens, les Afghans, les Irakiens ou les Ukrainiens choisir la France bien plus qu’au prorata de notre population et de notre richesse. Or, c’est le contraire qui s’observe. On a beau inclure dans le bilan les « dublinés » [faisant l’objet d’une procédure de rapatriement dans le premier Etat où ils ont été contrôlés], les mineurs non accompagnés ou les « réinstallés », la France n’est pas, loin s’en faut, le pays d’Europe qui, en proportion, a le plus attiré les demandeurs de refuge. Quant à ceux qui viennent des autres régions du monde, ils ont opté pour la France à proportion de son poids dans l’Union européenne, pas plus.
L’hypothèse d’une hyperattractivité de la France ne résiste pas à l’examen : notre protection sociale n’a suscité aucun « appel d’air » en dix ans. Pour la simple raison que d’autres pays d’Europe ont été plus attractifs que nous, notamment dans l’aire germanophone ou le nord-ouest du continent.
Soit l’exemple de l’allocation pour demandeur d’asile. A situation égale, insiste M. Leschi, elle est plus élevée en France qu’en Allemagne. Mais ce calcul, si détaillé soit-il, ne démontre toujours pas que le choix du pays d’accueil serait sensible à cet avantage comparatif. Par faiblesse humanitaire, expliquait, dans Marianne, le 10 mars, le politiste Dominique Reynié sur ce même exemple : « Nous avons rendu la France particulièrement attractive pour les migrants. » Mais où sont les preuves d’une telle assertion ?
La seule qui vaille est la répartition effective des arrivants à travers l’Europe sur une durée d’observation suffisante. Non seulement le système social français n’attire pas la « misère du monde », mais il n’attire même pas les citoyens de l’UE, pourtant libres de s’installer chez nous. Quand on classe les pays selon la part d’immigrés nés dans l’Union, la France se situe largement sous la moyenne. « Les migrants font du benchmarking », prétendait [l’ancien ministre de l’intérieur] Gérard Collomb, en 2018. Un mythe ressassé à l’envi, jamais démontré. Alors, jouons à notre tour au « briseur de tabous » : la vraie question n’est pas de savoir comment réduire l’attractivité de la France mais de comprendre pourquoi elle est si peu attractive.
Plus on ferme, plus les passeurs s’enrichissent
D’autres pays s’évertuent à dissuader les candidats à la migration. Passons sur l’Europe centrale et orientale, terres d’émigration et non d’immigration, en proie au déclin démographique. Laissons de côté le cas danois : pour garder le pouvoir, les sociaux-démocrates donnent des gages à l’extrême droite, mais leur politique antimigratoire n’est pas généralisable car elle se défausse sur le voisin allemand, 14 fois plus peuplé, qui se charge, lui, d’accueillir les indésirables.
Le Royaume-Uni et l’Italie méritent davantage l’attention. Le premier, profitant de son insularité, multiplie les mesures xénophobes : non content d’opposer le Brexit à la libre circulation des Européens, il rêve de tenir à distance les demandeurs d’asile de toutes origines, quitte à les expédier au Rwanda ou à les retenir dans des barges. Quant à l’Italie, placée en première ligne, elle joue sur deux registres. D’un côté, elle réclame à cor et à cri plus de solidarité européenne ; de l’autre, elle s’est défaussée sur ses voisins en négligeant largement d’enregistrer les migrants en transit, et en suspendant d’autorité les accords de Dublin, une pratique dénoncée par le gouvernement allemand.
On objectera Lampedusa : une île où 10 000 Africains ont débarqué en dix jours ! Pour prendre la mesure de l’événement, il faut aller au-delà des effets de loupe. La péninsule italienne est une autoroute contrôlée par une barrière de péage dont toutes les guérites sont fermées, sauf Lampedusa, encore accessible. Faut-il s’étonner que tant d’embarcations s’y soient engouffrées après le durcissement des autorités libyennes et la chasse à l’homme ouverte par le président tunisien [Kaïs Saïed] ? Il est absurde de comparer le nombre des passagers à la population de l’île, comme si c’était le prélude au « grand remplacement ». La comparaison doit se faire avec le reste de l’Italie, car Lampedusa n’est qu’un poste de péage : son engorgement ne dit rien de la densité du trafic sur le reste de l’autoroute, qui demeure modeste. Quant aux passeurs, ils ont bon dos. Plus on ferme les frontières, plus ils relèvent leurs tarifs, plus ils s’enrichissent, sans que la demande de passage se tarisse pour autant.
Irréaliste immigration zéro
A l’heure actuelle, un système de défausse en cascade strie l’Europe du nord au sud : les Anglais sous-traitent le contrôle de leur frontière aux Français, qui attendent la même docilité des Italiens, lesquels l’espèrent en vain des Tunisiens. Le nouveau pacte sur la migration et l’asile présenté par la Commission européenne va-t-il changer la donne ? S’il était validé par le Parlement et le Conseil européens, il renforcerait le système de Dublin en imposant un filtrage unique des arrivants aux frontières de l’Union, une procédure de retour plus rapide en cas de refus et un système de « contributions flexibles ».
Chaque Etat prendrait sa part de l’accueil (ou du rejet) sous la forme qui l’arrange : admission au séjour, assistance technique, contribution financière – ouvrant ainsi la voie à un marché européen de la migration. Emmanuel Macron pense coopérer sur cette base avec l’Italie, mais aussi avec la Tunisie et la Libye : « On accepte d’avoir des experts britanniques à Calais pour nous aider à démanteler les réseaux de passeurs, et on a de très bons résultats ; on va proposer la même chose aux Etats de transit sur la rive sud de la Méditerranée. » Mais si l’expérience franco-britannique était si positive, pourquoi les traversées de la Manche en small boats n’ont-elles cessé de progresser ?
Le Rassemblement national accuse le pacte européen d’« organiser la submersion migratoire ». Les Républicains s’enferment dans le réflexe pavlovien de la « ligne rouge » (à chacun ses tabous…). Agitant le spectre de l’appel d’air, ils prônent une « régularisation zéro » aussi irréaliste que l’immigration zéro. Mise en œuvre, elle produirait l’inverse du résultat recherché : une sourde montée du nombre d’irréguliers, car le pays ne peut avancer sans cette main-d’œuvre. Le paquebot France a besoin d’un équipage complet.
C’est en vain que l’on invoque la préférence pour le travail national, qui rappelle la mission impossible de Lionel Stoléru, ce secrétaire d’Etat de Raymond Barre « chargé de la condition des travailleurs manuels et immigrés » de 1977 à 1981. Il prétendait réduire le nombre d’immigrés en appelant les Français à se tourner vers les métiers manuels. Un fiasco, car les marchés du travail étaient déjà disjoints. Abandonnons les vieilles rengaines et prenons la mesure du monde tel qu’il est.
Surenchère de la fermeté
Face à l’immigration croissante, deux solutions magiques séduisent les esprits : faire assaut de fermeté ou en appeler au peuple : pour sortir de « trente ans d’impuissance », il suffirait d’être ferme envers les clandestins et les pays d’origine. Et si la « méthode Meloni » échoue, on essaiera la « méthode Salvini » : ramener manu militari les bateaux en Tunisie et en Libye, sans se soucier du sort qui les attend. Que fera-t-on s’ils reviennent ?
Comparé à la vaine surenchère de la fermeté, le pacte européen est un pis-aller perfectible, de même que le volet travail de la loi « immigration » préparée par le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin. Ce texte a néanmoins le mérite d’inscrire dans la loi des critères de régularisation inspirés de la circulaire Valls de novembre 2012, en soustrayant la décision au bon vouloir des employeurs et des préfets. Une solution à saisir à droite, au centre et à gauche, même si la majorité sera difficile à trouver.
Quant à l’appel direct au peuple, qui peut croire que la caution magique du référendum mettra fin aux conflits de la planète, bloquera la progression mondiale des migrations et nous autorisera à piétiner impunément les droits fondamentaux ? Rien n’empêchera les exilés et les migrants de frapper encore aux portes de l’Europe.
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Dominique Reynié (dir.), Immigration : comment font les États européens, Fondation pour l’innovation politique, mars 2023.
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