La droitisation de la France n'est-elle qu'une illusion ?
Hadrien Mathoux | 25 juin 2021
Une France des régions avec beaucoup de « bleu clair » et un peu de « bleu marine » se dessine sur fond de besoin d’autorité, de tensions culturelles et identitaires. Une société en voie de droitisation avancée ? Pas si simple. Les Français réclament avant tout de la protection.
Même si la participation famélique accapare à juste titre les réflexions autour du paysage politique, les régionales de ce dimanche 20 juin ont constitué un nouvel épisode du succès de la droite. Compensant le net reflux (temporaire ?) du Rassemblement national, les membres ou anciens membres du parti Les Républicains ont triomphé dans plusieurs régions, à l’image de Laurent Wauquiez (43,8 %), Xavier Bertrand (41,4 %) ou encore Valérie Pécresse (35,9 %). De quoi appuyer la thèse fréquemment avancée ces dernières années d’une profonde « droitisation » de la société française.
Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter un coup d’œil aux implacables baromètres des instituts de sondages : ainsi, en juillet 2020, l’Ifop a invité 2 041 personnes à se positionner sur une échelle allant de la gauche à la droite, où 0 serait la position la plus à gauche, 10 la plus à droite. Résultat, 39 % des sondés se sont classés à droite (entre 7 et 10), contre seulement 13 % à gauche (entre 0 et 3). Autre outil de mesure, et résultat similaire : la douzième vague du baromètre de la confiance politique du Cevipof, datant du mois de février 2021, donne 38 % pour la droite et l’extrême droite, 25 % pour la gauche. En plus de ces résultats absolus, la tendance sur le moyen terme est à la hausse pour les bataillons de la droite.
Dans une note longuement argumentée, le chercheur de la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol) Victor Delage fait le constat d’une « Conversion des Européens aux valeurs de droite », un diagnostic fondé sur « l’assimilation de valeurs à la culture de droite, dont le nationalisme via la question identitaire, le libéralisme économique et le libéralisme politique indexé à l’individualisme ». Cette analyse est appuyée par de nombreuses données qui illustrent, pêle-mêle : un jugement négatif sur la perception de l’immigration (six citoyens sur dix sont d’accord avec l’affirmation « il y a trop d’immigrés dans notre pays ») et de l’islam (62 % estiment que la religion musulmane « représente une menace pour la République ») ; une tendance à « ériger l’individualisme comme norme sociale » (80 % de répondants pensent que « les gens peuvent changer la société par leurs choix et leurs actions ») ; ainsi que diverses considérations libérales sur l’économie, notamment les croyances fortement enracinées que « beaucoup de personnes touchent des aides sociales auxquelles elles n’ont pas contribué » (73 %) ou que « les chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le voulaient vraiment » (55 %).
Thèses hégémoniques
Au-delà de l’arithmétique sondagière, plusieurs essayistes ont conceptualisé cette tendance de fond qui verrait les thèses de la droite devenir hégémoniques. Dans son livre La guerre à droite aura bien lieu (éd. Desclée de Brouwer), l’historien du droit Guillaume Bernard théorise le « mouvement dextrogyre » qui fait écho au « mouvement sinistrogyre » élaboré par l’intellectuel Albert Thibaudet en 1932. D’après Thibaudet, ce mouvement voyait les forces politiques être repoussées de plus en plus vers la droite en raison de l’apparition d’idées situées encore plus à leur gauche. Exemple le plus parlant, les républicains radicaux français. Leur programme (suffrage universel, impôt sur le revenu, laïcité de l’État) les a initialement classés à l’extrême gauche au XIXe siècle, avant qu’ils deviennent un sage parti centriste sous le double effet de l’application de leurs mesures et de l’apparition du marxisme.
D’après Guillaume Bernard, donc, « la dynamique s’est inversée à partir des années 1990 », et « c’est désormais par la droite que viennent l’innovation idéologique et la pression politique ». Le socialisme d’un Jean-Luc Mélenchon, considéré par beaucoup comme extrémiste, est ainsi semblable en de nombreux points au programme de François Mitterrand en 1981, cependant que certaines idées radicales de la droite gagnent les faveurs de l’opinion publique. De son côté, l’historien des idées François Cusset faisait même en 2016 le constat d’une « droitisation du monde » caractérisée par un retournement complet des valeurs et représentations collectives, « la privatisation de tous les secteurs de la société » et une « individualisation des modes de vie ».
Les choses paraissent donc nettes, et confirmées par la spectaculaire domination de la droite sur le Vieux Continent : 21 gouvernements sur les 27 que compte l’Union européenne sont dirigés par des conservateurs ou des libéraux. Et pourtant… à de nombreux égards, la thèse d’une inéluctable droitisation paraît exagérée et, sous certains aspects, fausse. Première objection : décréter que la société part à droite revient à considérer qu’une lecture gauche-droite est pertinente et incontournable. « Si l’on demande aux gens de se situer sur un axe, ils le font, mais ça ne définit pas forcément leur positionnement dans la vie sociale, développe le sondeur Jérôme Sainte-Marie. On impose un prisme, une échelle gauche-droite. D’autant que, lorsque les personnes interrogées se placent sur une échelle de 1 à 10, cela ne dit rien de la valeur symbolique du signifiant “droite” ou “gauche”. Pour que la droitisation ait un sens, il faudrait que le mot “droite” ait une valeur. » Or rien n’est moins sûr : le combat final de la dernière élection présidentielle a vu s’opposer deux candidats qui rejetaient explicitement le clivage gauche-droite.
Non-sens historique
Poser ce constat revient en réalité à contester la pertinence inextinguible du clivage gauche-droite. Cependant, non seulement celui-ci s’essouffle, mais il n’a cessé de se transformer au fil du temps. Théoriser une « droitisation » de la société reviendrait à figer les idées de droite ou de gauche dans le marbre, ce qui constitue un non-sens historique. « On peut dire avec précision que quelqu’un est marxiste ou libéral, car il existe des textes de référence, explique Jérôme Sainte-Marie. Mais les notions de gauche ou de droite sont totalement plastiques : elles sont relatives à l’époque, à ses enjeux, aux forces politiques en place… » Au XIXe siècle, la question du régime (république ou monarchie ?) scindait les deux camps ; puis ce fut la place de la religion dans la société (laïcité ou mainmise du catholicisme ?), la politique économique (socialisme ou capitalisme ?), les mœurs (progressisme ou conservatisme ?)… L’historien spécialiste de la droite René Rémond résumait ce processus dans La politique est-elle intelligible ? (éd. Complexe), en 1999 : « Droite et gauche ne sont pas des idées éternelles ; il n’y a pas d’essence de la droite et de la gauche. Il est donc vain de chercher une définition indépendante des temps et des situations historiques. Droite et gauche sont des réalités inscrites dans l’histoire, et à ce titre relatives. »
Aujourd’hui, le clivage semble brouillé. D’abord par l’effondrement des deux matrices sociales qui le structuraient : la montée des classes moyennes et la fragmentation de la classe ouvrière ont brisé l’opposition entre bourgeoisie et prolétariat ; la chute du christianisme a largement évacué la lutte entre réaction et modernité. C’est ensuite la politique menée par les divers gouvernements qui a entretenu la confusion, notamment depuis l’essor de la construction européenne : les privatisations décidées par le gouvernement Jospin, la loi Travail mise en place par François Hollande, était-ce « de gauche » ? Voilà peut-être pourquoi, aux yeux des citoyens, le clivage s’érode considérablement : l’enquête de l’Ipsos montre que 71 % des Français jugent « dépassées » les notions de droite et de gauche. Lorsqu’on leur propose plusieurs qualificatifs pour se définir politiquement, 31 % répondent en premier qu’ils sont « un homme ou une femme du peuple » seulement 16 % disant être « de droite ».
Rejet des élites
Mais admettons pour un instant les caricatures, pour contester plus encore la réalité d’une droitisation. La droite serait libérale en économie, la gauche interventionniste ? Dans ce cas, il semble que les idées de cette dernière soient plébiscitées. Dans un sondage de l’Ifop réalisé en mai, 81 % des Français se prononcent pour une augmentation de 250 € brut du SMIC, 78 % pour le rétablissement de l’ISF, 93 % pour un grand plan de réinvestissement dans les services publics… Les données de l’Ipsos révèlent que 55 % estiment que, pour relancer la croissance, il est préférable de « renforcer le rôle de l’État » plutôt que de laisser davantage de marges de manœuvre aux entreprises, un chiffre en progression de 13 points par rapport à 2016 ! La trajectoire est la même concernant la protection des salariés, désormais préférée à la flexibilisation du marché du travail, ainsi que pour le protectionnisme, largement plébiscité par rapport au libre-échange.
Ces conceptions ne se limitent pas à l’économie. En réalité, l’examen attentif des données montre que, plutôt qu’une droitisation, c’est une demande de protection tous azimuts qui s’exprime chez les Français. Si leurs principales préoccupations comportent des thèmes souvent jugés droitiers (délinquance, immigration), elles font la part belle à l’avenir du système social, à la protection de l’environnement et à la montée des inégalités – on ne trouvera certes pas trace du féminisme intersectionnel ou de la lutte contre l’islamophobie… Les citoyens attendent, d’après l’Ipsos, « une meilleure protection à tous les niveaux » : face à la mondialisation (65 % estiment que « la France doit se protéger davantage du monde d’aujourd’hui »), en matière économique, sécuritaire, culturelle (61 % pensent qu’on « ne se sent plus chez soi comme avant »et 66 % qu’il y a « trop d’étrangers en France »)… L’autorité semble être une valeur plébiscitée, mais le rejet des élites est net et la soif de justice et d’égalité du peuple français paraît loin d’être éteinte. Libre à chacun d’interpréter ces tendances comme une « droitisation »… ou non.
Fausse droitisation ?
Les chiffres qui illustrent une droitisation…
– Les Républicains et le Rassemblement national ont réuni 47,6 % des voix au premier tour des élections régionales. (Source : Estimation Ifop-Fiducial : rapport de force national au 1er tour des élections régionales en pourcentage)
– 39 % des Français se classent à droite, contre 13 % à gauche. (Source : Ifop, juillet 2020)
… et ceux qui la contredisent
– 71 % des Français jugent « dépassées » les notions de droite et de gauche. (Source : « Fractures Françaises », Ipsos, septembre 2020).
– 81 % des Français se prononcent pour une augmentation de 250 € brut du Smic, 93 % pour un grand plan de réinvestissement dans les services publics, en particulier de santé. (Source : Ifop, mai 2021)
Victor Delage, La conversion des Européens aux valeurs de la droite (Fondation pour l’innovation politique, mai 2021).
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