
Les méthodes des Gafam pour étouffer leurs rivaux
Cécile Lemoine, Jade Grandin de L'Eprevier | 07 août 2020
Opportunistes, Facebook et Microsoft profitent de l’offensive antichinoise de Trump pour tenter de contrer le succès de TikTok. Symptomatique des pratiques de ces géants de la tech américaine.
Les faits – Facebook a anno0ncé mercredi le lancement d’Instagram Reels, fonctionnalité inspirée de l’application chinoise TikTok, elle-même accusée d’espionnage par Donald Trump. Auditionnés récemment par le Congrès américain, les PDG d’Apple, d’Amazon, de Google et de Facebook sont dans le viseur pour leurs pratiques anticoncurrentielles.
Depuis toujours, les Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft (Gafam) s’évertuent à démontrer que leur position dominante, voire monopolistique, découle de leurs innovations. Depuis toujours, la réalité est plus compliquée et moins glorieuse : ces géants de la tech américaine multiplient les trucs et astuces pour tenir leurs concurrents à distance. L’épisode qui se déroule en ce moment autour de TikTok en est une nouvelle illustration.
L’appli, devenue en quelques mois la coqueluche des jeunes du monde entier, est montrée du doigt par Donald Trump parce que chinoise. Voici soudain le président américain allié objectif de Microsoft, qu’il pousse à la racheter. Et d’Instagram (Facebook), qui sort pile au même moment une nouvelle fonctionnalité, décalquée de Tiktok. Racheter, dupliquer : deux des ficelles régulièrement utilisées par les Gafam pour assécher leurs rivaux, souvent au nez et à la barbe des régulateurs et des législateurs.
1. Copier pour affaiblir
La réplique est quasi identique à l’originale. Passer de TikTok à Reels, la nouvelle fonctionnalité de montage de courtes vidéos musicales, lancée cette semaine par Instagram, c’est rester sur des bases connues. TikTok, appli détenue par le chinois ByteDance, s’est empressée de dénoncer un plagiat. Ses déboires aux États-Unis, où elle est accusée d’espionner les utilisateurs au profit de Pékin, fragilisent sa position de leader (1,5 milliard d’utilisateurs dans le monde) sur le marché porteur de la création de vidéos, jusque-là délaissé par les géants de la tech.
Pour rattraper son retard, Instagram a opté pour une stratégie qui n’est pas étrangère à Facebook, son propriétaire depuis 2012 : la copie. Déjà, en 2016, l’appli de partage de photos avait été pointée du doigt pour s’être largement inspiré du concept de « story », ces petites vidéos éphémères popularisées par Snapchat. « Nous n’étions pas les premiers à créer des flux d’actualités, nous n’étions pas les premiers à créer des stories, nous ne sommes assurément pas les premiers à créer des vidéos de courte durée », reconnaissait en juin Vishal Shah, le directeur du produit Instagram.
Les stratégies des Gafam sont souvent résumées par le triptyque « copy-acquire-kill » (copier, acquérir, tuer). La tentation du plagiat est une pratique récurrente dans le secteur : Samsung s’inspire de l’iPhone, Bing – le moteur de recherche de Microsoft – ressemble à Google… Une technique rapide et efficace pour rester à la pointe, sans prendre le risque de l’innovation. Et si aucun brevet n’a été violé, cela peut payer : Instagram stories a rapidement dépassé Snapchat en nombre d’utilisateurs. « Dans la tech, il ne s’agit pas tant de savoir qui a fait les choses en premier. Les utilisateurs se soucient moins de l’originalité des fonctionnalités que de la manière dont leurs amis communiquent », analyse le site spécialisé The Verge.
2. Surfer sur la vague antichinoise
Autre stratagème : bouter la concurrence hors du pays, et récupérer le marché. Après Huawei et TikTok, c’est désormais l’application chinoise WeChat qui est dans le collimateur de Washington. Ces entreprises représentent, selon le secrétaire d’Etat américain Mike Pompeo, « des menaces substantielles pour les données personnelles des citoyens américains, sans parler d’outils pour la censure du Parti communiste chinois ». Dans la logique présidentielle américaine, il faut s’en séparer. Et donc offrir le marché à ses propres géants. « L’administration cherche à défendre l’hégémonie américaine en matière de technologie dans le cadre de la rivalité commerciale qui l’oppose à la Chine », estime Constantin Pavléas, avocat spécialisé en droit du numérique.
Microsoft surfe sur cette vague antichinoise : il a entamé des négociations avec ByteDance, propriétaire de TikTok, pour racheter les activités de l’application de mini-vidéos aux Etats-Unis, au Canada, en Australie et en Nouvelle-Zélande.
Une autre lutte se joue à l’intérieur de cette guerre de titans, celle qui oppose les Gafam entre eux. « Le but de Microsoft est de concurrencer Facebook sur le marché des réseaux sociaux », analyse Constantin Pavléas. Déjà critiquée pour la trop grande part de marché que les acquisitions de WhatsApp et Instagram lui ont conféré, la firme de Mark Zuckerberg n’a pas osé se positionner pour le rachat. L’avocat ne peut s’empêcher de souligner l’ironie de la situation : « Les Américains critiquent les Chinois pour leur utilisation des données, mais leurs entreprises sont les premières à faire la même chose ».
3. Racheter pour neutraliser
« Des rachats comme celui de WhatsApp par Facebook n’auraient probablement pas dû être autorisés », déclarait en janvier la présidente de l’Autorité de la concurrence française, Isabelle de Silva, à Reuters. Ce rapprochement à près de 22 milliards de dollars, en 2014, et avant lui celui d’Instagram, en 2012, hante encore les régulateurs du monde entier. Car Facebook a pu ainsi fusionner les communautés d’utilisateurs des trois applications et devenir le premier réseau mondial.
De nouveaux éléments rendus publics le 29 juillet, à l’occasion d’une audition des patrons des Gafam au Congrès américain, jettent une lumière défavorable sur les motivations de Facebook. Selon des courriels internes dévoilés par les parlementaires, le patron du groupe, Mark Zuckerberg, considérait Instagram et WhatsApp comme des menaces. « Nous achetons en fait du temps, a-t-il écrit à son directeur financier en 2012. Même si de nouveaux concurrents apparaissent, acheter Instagram, Path, Foursquare, etc. maintenant nous donnera une année ou plus pour absorber leur dynamique avant que quiconque ne réussisse de nouveau à s’approcher de leur taille. Durant ce laps de temps, si nous incorporons les mécaniques sociales qu’ils utilisent, des produits [concurrents] ne prendront pas beaucoup d’ampleur puisque nous les aurons déjà déployés à grande échelle. »
« Facebook, de son propre aveu, a vu Instagram comme une menace qui pouvait potentiellement lui prendre de l’activité, a déclaré l’élu démocrate Jerrold Nadler à l’audition. Donc plutôt que de rivaliser avec lui, Facebook l’a racheté. C’est exactement le type d’acquisition anticoncurrentielle que les lois antitrust doivent empêcher ».
4. Voler les bonnes idées
Plus d’une vingtaine d’entrepreneurs, d’investisseurs et de conseillers en fusions acquisitions ont expliqué mi-juillet au Wall Street Journal comment Amazon avait montré un intérêt pour investir dans leur start-up ou développer un partenariat avec eux, puis utilisé les informations ainsi obtenues sur leurs innovations pour lancer presque les mêmes, mais sous une marque Amazon. L’avocat de la start-up Vocalife (une technologie de reconnaissance vocale), contactée par Amazon en 2011, raconte ainsi au journal : « Ils trouvent une technologie qu’ils jugent extrêmement précieuse, en séduisent les créateurs pour discuter avec eux, puis coupent toutes communications. Des années plus tard, surprise, la technologie apparaît dans un produit Amazon ! » Un procès entre Amazon et Vocalife est prévu pour septembre.
5. Siphonner les données
Les Gafam ont une fâcheuse tendance à siphonner les données de leurs clients, qu’ils soient professionnels ou particuliers. Mardi, la Commission européenne a lancé une enquête sur le projet de rachat par Google des bracelets connectés Fitbit. Elle craint « que l’opération ne renforce encore la position de Google sur les marchés de la publicité en ligne, en accroissant le volume de données déjà important que Google pourrait utiliser pour personnaliser les publicités qu’il propose ou affiche ». Grâce à Fitbit, Google connaîtrait en effet la santé et la forme physique de nombreux consommateurs.
Le marché des objets connectés (IoT) est amené à exploser ces prochaines années. Bruxelles a lancé mi-juillet une enquête sur les pratiques anticoncurrentielles dans ce secteur où « l’accès à de grandes quantités de données des utilisateurs semble être la clé de la réussite », selon Margrethe Vestager, vice-présidente de la Commission chargée de la politique de concurrence.
Les concurrents des Gafam aussi se font siphonner leurs données. Depuis une dizaine d’années, Yelp, site recensant des avis sur les commerces, accuse Google de voler ses contenus pour attirer à lui les internautes. Lorsque Yelp s’en est plaint à Google, le géant aurait menacé de ne plus l’afficher dans les résultats de son moteur de recherche, a affirmé le député américain démocrate David Cicilline le 29 juillet.
Ce jour-là, Amazon aussi en a pris pour son grade. La place de marché est censée interdire à ses employés de récupérer les données de marchands tiers pris individuellement, afin de lancer des produits Amazon. « Je ne peux pas vous assurer que cette règle n’a jamais été enfreinte », a indiqué Jeff Bezos aux parlementaires. En effet, Amazon utilise des données « agrégées » de vendeurs tiers, mais elles sont considérées comme agrégées dès lors qu’elles concernent au moins deux marchands – même si l’un représente 99,95 % des ventes. Amazon peut alors facilement créer sa propre version du produit, ce qu’il a fait pour le vendeur d’organisateurs de coffres de voiture Fortem.
Les Gafam sont toujours plus retors, mais ils traînent sur leur piste de plus en plus de régulateurs et responsables politiques de tous bords désireux de protéger les consommateurs. Aux Etats-Unis, où la politique antitrust est beaucoup moins stricte qu’en Europe, plusieurs enquêtes ont été ouvertes.
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