
Les passeports du père Ubu
Jean-Marc Vittori | 04 juillet 2017
Faire un passeport en France au XXI° siècle peut devenir une expérience hallucinante, entre modernité numérique et bureaucratie courtelinesque. Heureuse leçon de l’histoire : l’administration a un gigantesque espace de progression.
C’était dans la grisaille de l’hiver. Une envie irrépressible de soleil surgit soudain, début février. Il nous fallait agir, sous peine de risquer la dépression. En cassant la tirelire, il était possible de partir en Sicile lors des prochaines vacances scolaires, au mois d’avril. Sauf que… pour aller en Sicile, il faut une pièce d’identité. Nous les parents en étions pourvus, mais les passeports des enfants avaient expiré. Il fallait les refaire. L’expérience m’est revenue en mémoire au moment où revient le sempiternel débat sur le casse-tête budgétaire et l’apparente impossibilité de réduire la dépense publique.
L’aventure commença le 10 février par une banale prise de rendez-vous sur internet. Pour profiter de ce progrès majeur, qui dispense l’usager de faire une queue à la durée imprévisible, les Parisiens ont le privilège de pouvoir choisir l’une des quatorze antennes de polices de la capitale. Dans l’antenne la plus proche de la maison, impossible de trouver un créneau avant le 29 mars. Qu’à cela ne tienne ! Il y en a treize autres … Mais les dates proposées vont du 27 mars au 4 avril, trop tard pour espérer récupérer le précieux sésame avant les vacances. La mort dans l’âme, je retiens donc le 29 mars (de toute façon, il faudra aussi des papiers pour partir en Corse cet été). Au moment du clic final, C’est le moment que choisit le site de la préfecture pour offrir un créneau… le 11 février, à l’autre bout de Paris. C’est bien aimable, sauf que les emplois du temps parentaux ne permettent pas de le saisir. Vacances fichues ! Ma tendre et chère aura plus d’opiniâtreté que moi. Elle tente à nouveau sa chance dix jours plus tard et décroche un rendez-vous une semaine après, bien avant le 29 mars, qui convient parfaitement. Le père Ubu au ministère de l’Intérieur ! Mais vacances sauvées !
Soucieux de faire vite et bien, on a rempli des pré-demandes de passeports sur internet, la veille du précieux rendez-vous, en achetant les timbres fiscaux via le web. Passons pudiquement sur les méandres du formulaire qu’aucun commerçant en ligne n’oserait proposer, ou sur le regret de ne pas pouvoir reprendre un formulaire déjà renseigné pour préparer le suivant (pour des jumeaux, il n’y a pas beaucoup de données à changer…). Trois quarts d’heure plus tard vient enfin la satisfaction de pouvoir se doter de deux numéros de dossier.
Mais le meilleur restait à venir. Me voilà donc avec les chers petits tout excités, à l’antenne de police, légèrement en avance. « Guichet D », indique-t-on à l’accueil. Pas de chance : c’est le seul où il y a déjà quelqu’un. Personne aux guichets A, B, C, E, F, G, H. Sauf des guichetiers, qui ont sans doute eu instruction de ne pas surfer sur Internet, de ne pas lire, de ne pas bavarder. Spectacle fascinant : sept personnes au travail sans le moindre travail. Au bout de vingt minutes (soit au total deux heures vingt d’inactivité absolue), la dame du guichet C finit par comprendre qu’il faut faire quelque chose. Elle propose gentiment « d’avancer le travail ». Je lui donne les numéros de dossier. Non, non, il lui faut d’abord nom, prénom, date de naissance… copiés à la main sur un improbable « support à la numérisation de la photographie, des timbres et de la signature ». Le guichet D se libère. Le dossier lui est transmis en plusieurs minutes, une transmission néanmoins indispensable pour que le guichet C puisse consciencieusement recommencer à ne rien faire, à l’unisson des A, B, E, F, G et H. Le numéro de dossier est enfin entré dans la machine. Sentiment de victoire.
Moins de quinze jours plus tard, un texto signale l’arrivée des passeports. Quand on vous dit que c’est moderne ! Nouveau passage à l’agence de police, où une affichette prévient les visiteurs que l’informatique est en panne. Impossible même de récupérer les passeports qui sont dans une boite à chaussures, à deux mètres du guichet. Un troisième passage sera nécessaire. Cette fois, l’antenne de police déborde de monde. L’ambiance est à l’émeute. Mais la récupération des passeports se fait sans encombre. Finalement, j’ai eu de la chance.
Bien sûr, la bureaucratie publique ou privée existe partout. Des souvenirs éprouvants sont remontés à la surface: faire établir un permis de conduire à Dubaï, prendre de l’argent à la banque à Abidjan, renouveler un visa à Bali… Mais il s’agit d’expériences anciennes. Nous sommes aujourd’hui en 2017. Le numérique permet en principe d’organiser de manière beaucoup plus efficace tout ce qui relève du traitement de l’information – et la confection d’un passeport relève d’abord de la saisie d’informations puis de leur vérification. Sauf que les institutions en général et l’administration en particulier ont un mal fou à réorganiser le travail, à faire par exemple que des agents ne restent pas désœuvrés simplement parce qu’il n’y a pas d’usager au guichet.
Henri Verdier, l’homme chargé de propager le numérique dans l’administration française, décrit parfaitement la mécanique à l’œuvre dans un opuscule rédigé avec Pierre Pezziardi, un entrepreneur qui travaille pour l’instant à la direction interministérielle du numérique et de communication de l’Etat (1) : la plupart des organisations « engagent des démarches de dématérialisation ou de « communication numérique » tout en tentant le plus longtemps possible de préserver l’ordre en place. On parvient à maintenir, contre l’exode numérique, certains emplois mais on en fait des bullshit jobs. ». Plutôt que de changer les processus, on leur rajoute une couche numérique, ce qui les alourdit encore. Le fonctionnaire est persuadé qu’il travaille mieux, la société de services informatiques a remporté un beau contrat, et on arrive ainsi à « des fausses victoires saluées par tous, sauf par les utilisateurs ». Ce qui est finalement rassurant avec un Etat mauvais organisateur et piètre acheteur, c’est que le champ de progression est immense.
« Des startups d’Etat à l’Etat plateforme », par Pierre Pezziardi et Henri Verdier, Fondation pour l’innovation politique, janvier 2017.
Lisez l’article sur lesechos.fr.
Aucun commentaire.