L'idée d'une démocratie illibérale est une contradiction dans les termes

Dominique Reynié | 17 juillet 2023

Continuité du populisme, l'illibéralisme se construit en opposant souveraineté du peuple et Etat de droit, explique Dominique Reynié, professeur des universités à Sciences Po

Le libéralisme s’est construit contre la tyrannie, y compris la tyrannie de la majorité. Du point de vue libéral, l’élection ne suffit pas à garantir la liberté. Un ordre constitutionnel est nécessaire. C’est l’Etat de droit. Il organise et protège la séparation des pouvoirs, la liberté de la presse, des élections libres et non faussées, les droits de l’opposition, le pluralisme, les libertés publiques. Pour être utile, le libéralisme ne doit pas être réduit à une proclamation de principes. Il doit aussi s’incarner dans des règles de droit, dans des institutions, des mécanismes fournissant à la société les moyens de protéger ses droits et sa liberté. Si le libéralisme n’est pas la démocratie, il en est la condition. L’idée d’une démocratie illibérale est donc une contradiction dans les termes, un régime à l’appellation trompeuse qui ne peut être qu’un autoritarisme.

Le point de vue « illibéral » a été parfaitement résumé par l’idée de « souverainisme démocratique », poussée par Vladislav Sourkov, l’éminence grise de Poutine. La décision électorale de majorité emporte tout.

Elle est « souveraine ». La magistrature, la presse, les perdants, c’est-à-dire les minoritaires, ne sauraient prétendre limiter la volonté de la majorité ou en conditionner l’expression au respect de règles et de principes. Le pouvoir s’affranchit des contraintes de l’Etat de droit, sans cesser de revendiquer sa nature démocratique. L’organisation d’élections est supposée en témoigner, tandis qu’elles sont évidemment truquées ou faussées.

Il y a un lien de continuité entre le populisme et l’illibéralisme. Le populisme se veut un « appel au peuple », il se dresse contre les élites, contre le parlementarisme, les corps intermédiaires, les cours constitutionnelles, l’Union européenne. Le populisme fait de l’appel au peuple le référent absolu.

D’un côté, la faiblesse des partis de gouvernement face à la globalisation économique, à l’immigration et la crise de l’Etat providence ont d’ores et déjà poussé une large partie de la gauche dans les bras du populisme; d’un autre côté, le vieillissement démographique, le développement d’un progressisme sociétal, à travers les multiples revendications identitaires, alimentent un procès du libéralisme contemporain qui conduit des électeurs de droite vers le populisme.

En imputant à l’Union européenne un programme progressiste, Ryszard Legutko (The Demon in Democracy. Totalitarian Temptations in Free Societies, Encounter Books, 2016), membre du PiS polonais, accuse Bruxelles de posséder un agenda caché. Le but serait la dissolution des valeurs traditionnelles (la famille, l’Eglise et la nation) à travers la promotion du féminisme, du mariage gay, des communautés LGBT et plus largement du multiculturalisme amplifié par l’immigration. Dès lors, les institutions, le droit, la justice, la presse, sont dénoncés comme autant de moyens destinés à modeler la société pour le compte d’une « oligarchie ». Les contre-pouvoirs sont invalidés au motif qu’ils ne procèdent pas de l’élection, tandis que c’est précisément cette caractéristique qui leur permet de limiter les pouvoirs d’une majorité électorale.

L’une des forces de l’argumentation illibérale est cette inversion dans la présentation de l’Etat de droit. Il n’est plus une protection contre l’autoritarisme mais une négation de la souveraineté du peuple, que seul pourra imposer un pouvoir… autoritaire.

Ainsi, la progression des populistes annonce un tournant illibéral, peut-être en 2024, lors des élections européennes. Mais, dans les Etats membres, les citoyens ne veulent pas rompre avec l’Union européenne. La crise financière, sanitaire, économique et géopolitique a convaincu du rôle clé qu’elle peut jouer. De plus, dans les pays de la zone euro, l’attachement à la monnaie européenne est massif, y compris dans les milieux populaires et les électorats populistes, de droite comme de gauche. La plupart des Européens y voient une meilleure garantie pour valeur de leur patrimoine, de leur épargne et de leur retraite que le retour à une monnaie nationale. Dans sa dimension anti-euro, le populisme devient un risque personnel pour les électeurs. En l’état actuel des choses, les illibéraux sont contraints de se convertir à l’euro, comme l’ont fait la plupart des populistes. Or, cette conversion implique un ralliement aux institutions européennes.

L’Union européenne fait encore obstacle au triomphe de l’Etat illibéral; elle est faite pour offrir une puissance complémentaire pour aider ses Etats membres à conserver leur liberté et à gagner en prospérité. Mais, tout pouvoir doit être limité. L’UE n’a pas reçu mandat de promouvoir la décroissance, un libéralisme sociétal ou un modèle social multiculturaliste. S’obstiner en ce sens conduira les Européens à basculer dans le populisme.

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