
Numérique : « La portabilité est un vecteur puissant de concurrence »
Antoine Michon, Paul-Adrien Hyppolite | 12 décembre 2018
Pour combattre le monopole des GAFA, il faut rendre obligatoire l’interopérabilité entre les plates-formes numériques, suggèrent les ingénieurs Paul-Adrien Hyppolite et Antoine Michon dans une tribune au « Monde ».
Tribune. Les récentes condamnations des géants américains Google et Qualcomm par la Commission européenne suggèrent qu’une poignée d’entreprises du numérique adoptent des comportements anticoncurrentiels, aux dépens d’éventuels compétiteurs et de l’entrée sur le marché de jeunes firmes innovantes. Dans un contexte où les distorsions de concurrence se font de plus en plus subtiles et s’opèrent à la frontière technologique, les pouvoirs publics gagneraient à compléter la démarche réactive de l’action antitrust par une approche proactive.
A cet égard, la « portabilité », vecteur puissant de concurrence dans les industries présentant de forts effets de réseau, apparaît comme une option intéressante. Celle-ci a déjà été mise en place avec un certain succès dans deux secteurs majeurs de l’économie. Dans le domaine des télécommunications, l’Union européenne a imposé en 2002 la portabilité des numéros de téléphone entre opérateurs mobile. En vigueur depuis 2007 en France, le dispositif a indéniablement contribué au fort dynamisme du marché de la téléphonie. Dans la banque de détail, la « loi Macron » a instauré l’« aide à la mobilité bancaire », qui permet à tout client de transférer, sur simple demande, l’ensemble des opérations récurrentes de son compte courant (prélèvements, virements, etc.) d’une banque à une autre.
« Le RGPD confère théoriquement à tout utilisateur le droit de récupérer, de transmettre ou de faire transmettre ses données personnelles d’un prestataire numérique à un autre »
En réalité, la notion de portabilité dans le numérique n’a rien d’insolite, puisqu’elle a été introduite par l’Union européenne dans le règlement général sur la protection des données (RGPD). En effet, ce dernier confère théoriquement à tout utilisateur le droit de récupérer, de transmettre ou de faire transmettre ses données personnelles d’un prestataire numérique à un autre. Mais la portabilité des données y est limitée aux cas dits « techniquement possibles ». En pratique, l’absence de standards d’interopérabilité entre acteurs de l’économie numérique rend la règle insuffisante, voire inopérante. Les défaillances concurrentielles répétées du secteur appellent une régulation plus ambitieuse.
Playlists, cloud et réseaux sociaux
Concrètement, à quoi ressemblerait la portabilité dans les nouvelles technologies ? Imaginons pouvoir aisément transférer nos playlists entre plates-formes musicales (Spotify, Deezer, Apple Music, etc.), nos fichiers entre hébergeurs cloud (Google Drive, DropBox, OneDrive…), nos historiques d’achats entre sociétés de commerce en ligne (Amazon, CDiscount, Zalando…) ou encore la cartographie de nos relations sociales entre réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Snapchat…). En réduisant la captivité des utilisateurs de ces plates-formes, de tels dispositifs renforceraient significativement la concurrence sur les segments de marché concernés.
Pour en arriver là, le régulateur pourrait imposer, dans certains segments précis, comme le streaming musical ou le commerce en ligne, la portabilité des données de toutes les entreprises dépassant un certain seuil de chiffre d’affaires, suffisamment élevé pour éviter des effets pervers sur le développement de jeunes firmes. Les entreprises auraient ensuite la responsabilité de définir les interfaces permettant de se mettre en conformité au sein de groupes de travail donnant une voix à tous les industriels de la filière.
Renforçant la concurrence parmi les « grands », un tel dispositif veillerait également à donner aux « petits » – ceux qui n’atteignent pas les seuils susmentionnés – une voix dans ces négociations. En outre, la mise en place d’interfaces standards ouvrirait certainement des perspectives de croissance à de nombreuses jeunes entreprises qui sont aujourd’hui limitées par les écosystèmes propriétaires disparates de géants qu’elles ne peuvent concurrencer directement. Il est donc urgent d’agir. A s’accommoder plus longtemps du statu quo, nous courons le risque d’entraver l’émergence de nouveaux champions numériques porteurs d’innovations à fort potentiel.
Paul-Adrien Hyppolite et Antoine Michon, ingénieurs du corps des Mines, sont les auteurs de « Les Géants du numérique » (note de la Fondation pour l’innovation politique, novembre 2018).
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