Ocean Viking: «Il est impossible d’accueillir si l’on ne peut pas refuser l’entrée»
Dominique Reynié, Eugénie Bastié | 15 novembre 2022
GRAND ENTRETIEN - L’absence de confiance dans l’exécutif pour maîtriser les flux migratoires est si forte qu’un geste de secours n’est plus interprété comme tel et n’est plus accepté, souligne l’intellectuel.
LE FIGARO.-Pour l’ancien ministre de l’intérieur Gérard Collomb, des «enjeux fondamentaux sont à l’œuvre dans l’affaire de l’Ocean Viking». Êtes-vous d’accord avec lui? Cet épisode aura-t-il des effets politiques pour Emmanuel Macron, alors que l’Italie affiche un front commun avec la Grèce, Chypre et Malte?
Dominique REYNIÉ.– Ce nouvel épisode dramatique revêt une signification singulière, puisque l’on voit les gouvernants répéter qu’il s’agit d’un geste de secours et non d’une politique migratoire, alors qu’on ne devrait pas risquer de confondre les deux. Les réactions à l’accueil de l’Ocean Viking éclairent le niveau de suspicion dans l’opinion en ce domaine.
L’image du secours porté aux passagers d’un bateau en difficulté voisine avec l’idée qu’il s’agit de la énième expression d’une politique jugée laxiste. Le scepticisme, voire l’hostilité, suscités par la décision d’accueillir l’Ocean Viking témoignent d’un affaiblissement inquiétant de l’argument humanitaire. Derrière l’appel à l’impératif moral, on cherche les vraies raisons, et l’on soupçonne l’impuissance publique ou la faiblesse de la volonté politique.
De plus, l’appel à l’impératif moral s’accompagne trop souvent de la mise en cause du pays d’accueil, accusé d’égoïsme, sans considérer suffisamment le rôle ambigu des ONG, celui des passeurs au comportement sordide ou le jeu cynique des États qui utilisent la détresse des migrants comme une arme de chantage et un instrument de pression.
J’ajoute que, dans nos démocraties où progresse l’idée que voter ne sert à rien, il est paradoxal de faire la leçon à un gouvernement voisin, membre de l’Union européenne, en lui reprochant de respecter ses engagements auprès de ses citoyens.
La «brèche» ouverte par le gouvernement dans la politique migratoire laisse-t-elle un espace politique aux Républicains? Cela leur donne un argument pour ne pas s’allier à la majorité?
S’il est nécessaire mais difficile pour les LR de passer accord avec les macronistes et si, d’un autre côté, le pouvoir a besoin des LR, alors la décision d’accueillir l’Ocean Viking augmente plutôt qu’il ne réduit la difficulté de ce rapprochement. On voit mal comment les LR pourraient consentir à partager le coût politique d’une décision d’autant plus impopulaire que les électeurs sont plus à droite. Accueillir l’Ocean Viking ne répond pas au problème actuel d’une majorité parlementaire incertaine, favorise l’isolement des LR et conforte la position du RN.
Et ce d’autant plus qu’en matière d’immigration la demande de fermeté déborde le clivage gauche-droite. Ainsi, dans le cas de la France, lors de la dernière campagne pour l’élection présidentielle, une étude de Fondapol montre que si 75 % des électeurs de droite estiment que «la plupart des immigrés ne partagent pas les valeurs de notre pays et (que) cela pose des problèmes de cohabitation», ils sont tout de même 39 % à gauche à répondre de la même façon.
Le gouvernement voudrait concilier «humanité» et «fermeté» sur ce sujet. Sur une telle question, le «en même temps» n’est-il pas impossible?
Dans Pour un empire européen, Ulrich Beck et Edgar Grande rappellent une évidence logique: il est impossible d’accueillir si l’on ne peut pas refuser l’entrée. Ouvrir les frontières implique de pouvoir fermer les frontières. La tension entre le devoir humanitaire et le devoir de fermeté ne se résoudra pas en alternant l’un et l’autre ; très différemment, c’est dans la fermeté que réside la possibilité de décisions humanitaires. La fermeté est la condition, c’est par elle qu’il faut commencer. C’est l’affirmation et la défense des frontières européennes qui rétablira la confiance et rendra possible sans malentendu les gestes de secours décidés.
Cette affaire est un énième symptôme de l’impuissance des pouvoirs publics à résoudre la question migratoire. Est-ce généralisé dans tous les pays européens?
Tous les États européens sont confrontés à un problème démographique et à un problème d’immigration, chacun avec des caractéristiques différentes, notamment selon l’origine des migrants. Ainsi l’Irlande, souvent citée à juste titre comme un pays accueillant de nombreux immigrés, en reçoit un quart de l’Angleterre et du pays de Galles, et si l’on ajoute les Polonais, les Irlandais du Nord, les Lituaniens, les Roumains et les Américains (États-Unis), c’est plus de la moitié des arrivants.
La France est concernée par un autre type d’immigration, pour laquelle l’intégration n’opère pas de la même manière, les relations interculturelles sont plus conflictuelles, entraînant des effets plus puissants sur le système des valeurs du pays et sur l’architecture du consensus national. Il est maintenant admis que les migrants issus de pays de culture ou de religion musulmane n’intègrent pas aussi aisément et rapidement que les migrants issus de pays européens nos principes politiques, philosophiques et moraux, la liberté d’opinion et de conscience, le droit à la caricature, l’égalité entre les hommes et les femmes ou la laïcité.
Y a-t-il des exemples en Europe qui montrent que des solutions existent?
Les Danois ont opéré un virage de fermeté depuis quatre ou cinq ans. En 2020, le nombre de personnes ayant déposé une première demande d’asile au Danemark a diminué de 46 %. Il est difficile de devenir danois, et cela devient impossible à vie si le candidat a commis un délit sur le territoire national.
Le gouvernement danois œuvre maintenant à l’externalisation de la gestion des demandes de visas à un pays tiers, le Rwanda. Et, au Royaume-Uni, Rishi Sunak et Suella Braverman songent à faire de même. Cette dernière a fait savoir son «rêve» de voir commencer les expulsions vers le Rwanda, jusqu’ici bloquées par une décision de justice de la Cour européenne des droits de l’homme.
Au Danemark, deux résultats sont à noter. D’une part, les flux ont été fortement réduits, presque asséchés. D’autre part, le parti populiste, le Parti du peuple danois, qui caracolait à 20 % dans les élections est tombé à 2,5 % lors des récentes élections législatives. Les sortants, les sociaux-démocrates, ont réussi l’exploit d’être reconduits en améliorant leur score précédent de deux points, grâce au retour des classes populaires dans leur électorat.
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