Que peut-on attendre de l'Etat plate-forme ?
Frank Niedercorn |
PROSPECTIVES. Avec le concept d’Etat plate-forme, l’administration rêve d’offrir de meilleurs services numériques grâce à des start-up internes et collaboration accrue avec les citoyens.
Et si, grâce au numérique, l’Etat devenait agile, transparent, efficace et capable de produire de nouveaux services pour et avec les citoyens ? Une hypothèse séduisante, mais un chantier titanesque. L’enjeu de la réorganisation de l’Etat a déjà donné lieu à des centaines de rapports, colloques et commissions avec des résultats mitigés et une évolution bien lente. La mue s’accélère avec l’avènement de la notion d’« Etat plate-forme ». Mounir Mahjoubi, le nouveau secrétaire d’Etat au Numérique, qui dépend désormais directement du Premier ministre, l’a placé en tête de son agenda. Mais ce concept n’est pas neuf : il a émergé il y a quelques années sous la plume de l’entrepreneur Tim O’Reilly, dans un article publié par le MIT (« Government As a Platform » 2010). En France, il a été développé par Nicolas Colin et Henri Verdier dans « L’Age de la multitude » (Armand Colin, 2012). La thèse du livre, sous-titré « Entreprendre et gouverner après la révolution numérique », est que l’Etat doit s’inspirer des grandes entreprises du numérique, par exemple Amazon (« la plateforme la plus efficace de l’économie numérique »), pour se réformer, notamment en multipliant les services coproduits par le public et le privé.
Au-delà de la dématérialisation
En septembre dernier, une note du Conseil d’analyse économique (CAE) défendait une idée proche : « Pour que ces nouvelles technologies conduisent à plus d’efficacité, il est nécessaire qu’elles s’accompagnent de changements organisationnels, d’une grande transparence dans leur utilisation et d’un recours massif aux services publics numériques par les citoyens et les entreprises. » Car il ne s’agit pas seulement de dématérialiser les services publics. L’offre de l’e-administration française est plutôt bien notée dans les classements internationaux, mais elle est encore peu utilisée : la France se classe au 17e rang en termes d’usage, selon la Commission européenne et son indice Desi (« Digital Economy and Society Index »). « Il y a un décalage entre l’offre et l’usage de l’administration numérique », notent les auteurs de l’étude du CAE.
Les choses ont commencé à changer. Notamment avec la naissance, il y a deux ans d’une direction interministérielle du numérique et des systèmes d’information et de communication (Dinsic), dirigée par Henri Verdier. Dans la foulée du portail de données ouvertes de l’Etat (data.gouv.fr), une vingtaine de services sont déjà apparus. Comme le marché public simplifié (MPS), qui permet de candidater à 15 % de la commande publique avec son seul numéro de Siret. Ou encore mes-aides.gouv.fr, un simulateur permettant à l’usager de connaître ses droits à 24 prestations sociales.
La Dinsic actionne deux leviers. D’abord la coproduction entre le public et le privé. Dans le domaine du transport, elle pourrait même devenir la règle. Comme pour Le.Taxi, une plate-forme qui améliore l’accès des clients aux taxis, grâce à leur géolocalisation et permet aux entrepreneurs de développer de nouvelles applications. Ou pour Simplicim, système d’information multimodal de la Lorraine, qui intègre les données de BlaBlaCar.
Deuxième levier, s’inspirer du fonctionnement des start-up. « Il est impossible d’innover et de gérer le quotidien au même endroit », assure Henri Verdier. Les projets de transformation de l’Etat doivent donc être portés par un entrepreneur interne. C’est le credo d’Henri Verdier : « Il ne faut pas chercher des innovations, mais des innovateurs. Seul un intrapreneur sincèrement engagé à régler un problème ou à corriger une situation irritante pour les usagers ou les agents pourra se lancer dans une innovation radicale. » C’est ce qui a été fait au sein de Pôle emploi pour le développement de deux services, La Bonne Boite et La Bonne Formation (lire ci-dessous). Tous les secteurs sont concernés. Par exemple, la sécurité civile, avec l’application mySOS. Développée en partenariat avec la Croix-Rouge, elle recense et géolocalise les secouristes, leur envoyant une alerte en cas d’accident dans leur secteur.
Si les premiers exemples sont séduisants, il faut pourtant se garder des illusions, prévient Elisabeth Grosdhomme Lulin, directeur général du cabinet de conseil et de prospective Paradigmes et caetera : « L’Etat gagnerait à mobiliser les citoyens pour coproduire certaines tâches. Le numérique lui offre une formidable puissance organisationnelle pour cela. A lui de savoir susciter et entretenir l’engagement, sans moyen de contrainte, sans garantie. »
Pour réussir à déployer l’Etat plate-forme, il faudra aussi dépasser d’autres obstacles. D’abord, l’inflation des projets, en termes de taille et de durée. « Il faut aller vite, six mois maximum, et à aller à l’essentiel en se contentant d’un produit minimum viable », insiste Henri Verdier. Le financement, ensuite : « Un plan massif signifierait le financement d’une centaine de start-up coûtant chacune 200.000 euros. Ce n’est pas si considérable. » D’autant qu’il faut avoir de la constance. Faute d’investissement, « aucune start-up d’Etat n’a dépassé les 10 % de parts de marché obtenus auprès des utilisateurs précoces », insistent Pierre Pezziardi et Henri Verdier dans une note, « Des startups d’Etat à l’Etat plateforme », publiée en janvier dernier par la Fondation pour l’innovation politique . Avec la fracture numérique et l’exclusion des citoyens incapables d’utiliser les outils high-tech, un autre risque majeur reste celui des atteintes à la vie privée. « Il faut arbitrer entre l’efficacité et la vie privée. Le débat politique n’a jamais été à son terme sur ce sujet », estime Maya Bacache, professeur à Télécom ParisTech et coauteur de la note du CAE sur l’administration numérique.
A plus long terme, l’Etat plate-forme pose aussi la question du périmètre d’intervention de l’Etat, estime-t-elle : « L’avènement d’une société numérique exige que l’Etat lui-même s’interroge et redéfinisse ses missions sans s’arrêter aux questions d’efficacité. Dans le domaine du transport, le numérique fait voler en éclats une politique de régulation des taxis. Dans le domaine culturel, quelle doit être une politique d’aide aux jeunes artistes à l’heure du « crowdfunding » ? »
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