À propos de la pensée complexe et de la complexité
Edgar Morin, Marc Halévy | 19 juillet 2023
En réponse à Sophie Chassat (Fondation pour l’innovation politique) et à Luc Ferry (Le Figaro).
Edgar MORIN, Philosophe et sociologue, théoricien de la pensée complexe.
Marc HALÉVY, Conférencier et écrivain, spécialiste des processus complexes.
La Fondation pour l’innovation politique a publié en juin 2023 une note de Sophie Chassat intitulée Complexité. Critique d’une idéologie contemporaine, texte dont Luc Ferry a tiré un article paru dans Le Figaro, le 10 juillet 2023. L’article qui suit, écrit par des scientifiques, spécialistes des processus complexes, veut « remettre les pendules à l’heure » et expliquer la réalité scientifique de la pensée complexe.
Si l’on en croit Chassat et Ferry, la pensée complexe et la notion de complexité seraient responsables d’une idéologie nouvelle, fondatrice de « l’art de noyer de poisson ».
Idéologie fort en vogue pour moquer les politiques et décideurs confrontés à des processus et des évolutions qui leur passent au-dessus de la tête et qu’ils sont incapables de comprendre avec les obsolètes outils méthodologiques (analytiques, réductionnistes, rationalistes, cartésianistes, déterministes, mécanicistes…) qui sont les leurs.
La complexité dans le Réel
La physique des processus complexes, héritière de la thermodynamique du XIXe siècle (Carnot, Clausius, Boltzmann…) et de la systémique du XXe siècle (Whitehead, von Neumann, von Bertalanffy, Prigogine, Varela…) affirme seulement ce que l’expérience pratique et quotidienne confirme depuis longtemps : l’univers réel et tout ce qu’il contient (y compris l’humanité, ses individus et ses sociétés) ne sont jamais réductibles à une machinerie, à une mécanique faite de briques élémentaires, interagissant au travers de forces élémentaires, selon des lois élémentaires.
Dans le Réel, il n’y a pas d’élémentaires, il n’y a rien d’élémentaire. Le Réel n’est pas un assemblage de pièces détachées comme un moteur de camion. La société n’est pas un assemblage de personnes ayant des caractères élémentaires, interagissant au travers de comportements élémentaires, selon des logiques élémentaires.
De même, la physique quantique sait parfaitement que la matière n’est jamais un assemblage mécanique de particules élémentaires obéissant à des lois déterministes.
Ce qui désarme souvent les nouveaux venus à la pensée complexe, c’est le fait que la tradition académique a découpé le Réel en domaines réputés étanches, alors que, précisément, la transversalité et la transdisciplinarité sont indispensables pour se faire une représentation correcte de ce Réel intriqué : un être humain, c’est, en même temps, de la matérialité (physique, chimie), de la vitalité (biologie, anatomie), de la mentalité (psychologie, noologie, gnoséologie) et de la sociabilité (sociologie, politique, économie). Ces regards différents doivent apprendre à converger pour assumer la complexité intrinsèque d’une personne humaine (ou de n’importe lesquels des processus complexes qui se tissent entre eux pour former l’univers bien réel qui est complexus : noué ensemble, tramé ensemble, tissé ensemble).
Brève leçon sur la complexité
Souvent, l’on confond complexité (le contraire de mécaniste) et complication (le contraire de simple).
Compliqué ? Non ! Complexe et simple… mais sur un autre niveau de réalité. Et c’est ce saut de niveau de compréhension qu’il est malaisé de comprendre tant que l’on en reste à la philosophie et à la science du XVIIIe siècle.
Un Airbus est compliqué puisqu’il est un assemblage subtil et précis de millions de pièces détachables que l’on monte ensemble, mais que l’on peut aussi démonter et remonter ; on dit que l’Airbus est un système mécanique réversible. La mayonnaise est complexe puisqu’elle est le résultat d’une interaction irréversible entre trois ingrédients : de l’huile, du jaune d’œuf et de la moutarde ; mais cette mayonnaise est incroyablement simple à faire… même si elle nécessite un « coup de patte », un petit savoir-faire. Mais retenons ceci : une fois que notre mayonnaise a pris, on ne peut pas la faire déprendre ; elle n’est pas démontable. C’est cela que ne peuvent pas comprendre les penseurs toujours enferrés dans le mécanicisme réversible du XVIIIe siècle, dans le mécanicisme simpliste d’un Pierre-Simon de Laplace.
Méthodologie et idéologie
La science de la complexité n’a rien d’une idéologie de « l’art de noyer le poisson ».
Elle est tout sauf une idéologie puisqu’elle reconnaît être perpétuellement en recherche, au contraire de toute idéologie qui, par essence, doit être dogmatique (sûre de « sa » vérité pour « embobiner les gogos »).
Et cette science de la complexité ne noie aucun poisson : sa position est tout le contraire de cette antienne qui voudrait que « on ne peut rien dire, car c’est trop complexe, car tout et son contraire peuvent en être dits ». Elle s’oppose à tous les réductionnismes mécanicistes. Non ! la vie réelle n’est pas une machine que l’on peut démonter et réduire à des pièces détachées que l’on pourrait monter et faire marcher moyennant un peu de carburant.
La « complexité » n’est pas une « idéologie », mais une « méthodologie ». Une méthodologie qui est simple (il faut cesser de confondre « simplicité » et « simplisme » ou « simplification »), mais qui est difficile d’accès (comme le sont la physique relativiste ou quantique que seule une minorité est apte à comprendre vraiment, mais dont chacun peut vivre les applications et les retombées).
Ce qu’on ne comprend pas n’est pas, pour autant, méprisable
Que beaucoup de gens ne comprennent rien aux méthodologies de la complexité, ce n’est en soit pas très grave (combien peuvent vraiment se targuer de comprendre la relativité générale d’Einstein, l’équation de Schrödinger ou le théorème de Gödel ?). Ce qui est plus grave, c’est le dénigrement de ces méthodologies complexes, non du fait qu’on n’y comprend rien, mais du fait qu’on voudrait, coûte que coûte, réhabiliter les méthodologies mécanistes, réductionnistes, analycistes et déterministes… donc, l’idéologie positiviste du XIXe siècle avec ses désastreuses suites et conséquences tout au long du XXe siècle.
L’humble posture des méthodologies de la complexité n’est pas un aveu d’impuissance ou de faiblesse, quoique certains puissent en penser orgueilleusement. Le temps est passé (heureusement) où il fallait, à toute fin, faire rentrer le Réel dans l’étroitesse de moules idéologiques et intellectuels simplificateurs et surannés. La science et la philosophie du XXIe siècle fondent un nouveau paradigme où l’on découvre que l’irréductible complexité du Réel fait, précisément, la beauté, la richesse et l’intérêt de la réalité naturelle et humaine. Espérons que ceux qui critiquent la méthodologie et la réalité de la complexité (qui n’est jamais complication), ne seront pas écoutés car ce serait fort dommageable pour l’avenir immédiat.
Qu’on le veuille ou non, la complexité fait partie de notre univers (dans tous les sens du terme), et nous en sommes aussi un produit ! On peut le nier, ou s’en voiler la face, il n’empêche que la nature sera toujours plus têtue que les certitudes de ceux qui ne veulent pas l’admettre.
Sophie Chassat, Complexité. Critique d’une idéologie contemporaine, Fondation pour l’innovation politique, juin 2023