Amérique Latine : une communication politique bouleversée par le numérique
Farid Gueham | 25 mai 2016
Amérique Latine : une communication politique bouleversée par le numérique
Par Farid Gueham
Comment la classe politique sud américaine s’est-elle adaptée au numérique ? Sur un continent marqué par de fortes contraintes techniques aux usages médiatiques et plus particulièrement à l’accès aux médias sociaux, les freins sont nombreux. Mais ces obstacles n’empêchent pas les mutations liées aux dynamiques de l’innovation de s’opérer. Comment le continent latino-américain a-t-il évolué dans l’usage des technologies de l’information, décliné à sa vie politique et citoyenne et quelles sont les dynamiques qui transforment chaque jour l’écosystème numérique du continent? Largement évoqué lors d’un débat organisé le 11 mai dernier à la Gaîté lyrique, ces problématiques révèlent un territoire trop souvent réduit aux fractures et aux handicaps qui ont longtemps entravé son développement. Un territoire également caractérisé par son dynamisme hors norme et une vitalité qui s’enracine dans une population jeune.
Dans une étude publiée en 2015 par le Digital Policy Council, l’intérêt pour la politique sur les réseaux sociaux apparaît clairement : sur les dix leaders politiques les plus suivis au monde, quatre sont des dirigeants sud américains. Pour Gaspard Estrada, Directeur Exécutif de l’Observatoire Politique de l’Amérique Latine à Sciences Po, « les réseaux sociaux y sont les plus développés et si l’usage a été aussi massivement adopté par les sud américains, c’est aussi parce que la pyramide des âges s’y prête. La plupart des latino-américains sont jeunes, ils ont moins de 25 ans, et cela a bien entendu un impact sur les usages des réseaux sociaux ». Une jeunesse et une démographie qui explique également l’intérêt d’une classe politique demandeuse de toujours plus de proximité avec ses électeurs.
En Amérique latine, l’industrie des télécommunications et la sphère politique nouent des liens très puissants.
Les problèmes d’aménagement et d’infrastructures « telecom » sont une réalité dans l’une des régions les plus inégalitaires au monde. Mais les mutations en cours sont sans précédent. « Il ne faut pas oublier qu’un des hommes les plus riches du monde, Carlos Slim, est à la tête d’un empire des télécoms. Les groupes America Movil et Telefonica contrôlent la quasi-totalité du marché des télécoms sur le continent où la 4G et la fibre optique colonisent peu à peu le Mexique ou le Brésil. Mais, il y aussi une très grande fracture numérique. Aujourd’hui, uniquement 30% des latino-américains ont accès à internet. Toutefois, les connectés l’utilisent de manière intensive », précise Gaspard Estrada.
Par ailleurs, l’américanisation de la communication politique en zone Amérique latine est flagrante. Lors des principales transitions démocratiques sud-américaines, les grandes fondations et les partis politiques nord-américains ont accompagné, voire encouragé le changement, comme l’explique David Garibay dans son essai« La démocratie prescrite par les autres : l’Amérique centrale ou les élections à tout prix ». À cela s’ajoute l’exportation de consultants politiques américains en Amérique du sud. « Cela a eut une conséquence essentielle sur la façon dont se déroulent les campagnes politiques en Amérique Latine. Et la figure du consultant externe, dans les campagnes politiques en Amérique latine est très répandue » précise Gaspard Estrada. Réciproquement, on assiste également à une « latino-américanisation » du marché politique aux USA, à travers les campagnes publicitaires télévisées toujours plus commerciales et agressives. L’Amérique latine a importé un certain nombre d’outils, mais elle a également développé les siens. Une communication politique moderne, qui garde néanmoins ses spécificités. Les sociétés latino-américaines sont plus conservatrices. On reste loin d’une communication « à la Obama » sur plusieurs sujets. Une chose est sûre, cette nouvelle communication répond aussi à la croissance exponentielle de la demande, des usages des outils numériques, à commencer par le smartphone dans la région.
La politique à l’ère du numérique en Amérique du sud accompagne également l’émergence d’un militantisme 2.0.
C’est l’idée défendue par Liliana Galindo Ramirez, dans sa note « Participation politique à l’ère du numérique : Web 2.0 et militantismes émergents en Amérique Latine ». « En Amérique Latine, des mobilisations sociopolitiques, où les jeunes jouent un rôle principal, ont eu lieu à travers les nouvelles technologies de l’information et la communication –NTIC-. Une nouvelle configuration des modes d’action et d’association émerge, annonçant des transformations politiques profondes », analyse l’auteur. Les liens s’affinent entre les militantismes émergents, dont les actions passent par la médiation de facebook par exemple, et les modèles politiques classiques. « La participation en réseau, les modes d’association non-organisés et déstructurés, la cohabitation des logiques partisanes et non-partisanes mettent en évidence le rapport d’interdépendance entre les processus on-line et offline ». L’analyse de Liliana Galindo Ramirez propose une approche critique des dynamiques qui se déroulent actuellement dans ce contexte, entre innovation, technologie, politique et société. L’émergence de pratiques politiques « online » des jeunes sud américains, est également révélatrice d’une crise des modèles politiques qu’ils ont expérimentés et du potentiel d’une série de transformations sociales qui associent l’expérience sociale de l’ère digitale au processus politique classique.
Le websocial influence information, impacte les citoyens et transforme la vie politique en Amérique Latine.
Erika Campelo est responsable des partenariats internationaux et de la Plate-forme numérique E-change . Elle est également co-coordinatrice du Forum mondial des médias libres. Pour elle, la crise politique que traverse le Brésil, avec la destitution de Dilma Rousseff a été clairement biaisée et orientée par le traitement médiatique. « Le contexte médiatique brésilien, c’est celui du monopole et les médias traditionnels ont une vision très politisée. Depuis le début de la crise politique au mois de mars, le pays est vraiment polarisé : les tensions politiques se retranscrivent au quotidien, dans les discussions. La presse traditionnelle est en faveur de la destitution de Dilma Rousseff. Ce n’est pas le cas des nouveaux médias, comme le site d’information Midia Ninja ». C’est en juin 2013, que le site a pris son essor, lors des premières manifestations populaires contre le coût de la vie. La jeunesse était dans la rue, portable et caméra à la main, pour alimenter l’information en continu, de manière instantanée. Cette jeunesse ne se reconnait plus dans les médias traditionnels et décide de créer sa propre plateforme d’information multi-supports. Et la jeunesse brésilienne est friande de médias : sur Globo, la plus grande chaîne du brésil, 85 millions de spectateurs regardent le journal de 20 heures et les jeunes spectateurs consomment en moyenne trois heures de télévision par jour. La puissance de la communication par l’image est imparable au Brésil. La jeunesse à l’origine du site Midia Ninja a bien saisi le pouvoir prescripteur des médias, pour mieux s’en affranchir.
Lors de la crise Brésilienne, les médias ont changé leurs fusils d’épaule, un nouvel angle d’attaque qui a bouleversé la perception de la destitution. Le rôle de la presse est donc fondamental. David Miranda dénonce, dans son article pour The Guardian, les mécanismes d’une crise politique dont la perception a changé d’une façon aussi radicale qu’inattendue. Des mécanismes dont les leviers se trouvent au sein des médias nationaux. « Les plus grandes chaines et groupes d’édition du pays sont aux mains d’une poignée de familles brésiliennes fortunées, profondément conservatrices » explique l’auteur. « Les journalistes français se sont rendus compte que la destitution ne portait pas sur des accusations de corruption mais de maquillage des comptes publics. Eux-mêmes se sont, par la suite, remis en question sur le traitement de la crise» rappelle Gaspard Estrada. Un traitement médiatique qui nous interpelle sur l’indépendance et la neutralité de la presse dans nos propres démocraties, mais aussi sur l’opportunité d’un alter-journalisme qui pose ses bases au sein de la jeunesse sud-américaine.
Pour aller plus loin :
– « L’Amérique Latine, laboratoire de la politique, autrement » éditions PUQ, Canada.
– « Les enjeux du websocial en Amérique Latine », vidéo du débat, Gaîté Lyrique.
– « Lutte contre la fracture numérique dans le monde », La documentation Française.
– « Le passage au numérique en Amérique Latine », ItuNews.
– « Oximity wants to redefine journalism », Zdnet.
crédit photo Flickr: Jorge Calfo
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