Batman (2°) : la politique selon Christopher Nolan
Fondapol | 06 septembre 2012
A la suite de la tuerie qui a tristement marqué la sortie du dernier Batman aux Etats-Unis, une troublante polémique s’est fait jour. Un grand quotidien français a ainsi pointé la confusion entretenue par son réalisateur Christopher Nolan entre fiction et réalité, le film allant jusqu’à substituer les images du Manhattan d’aujourd’hui à celles de Gotham City. De fait, à la différence des premiers Batman réalisés par Tim Burton, le cinéaste a dépassé le cadre du conte fantastique pour accrocher son œuvre à notre monde et donner à sa fiction une étrange vraisemblance.
En cela, Nolan a opéré un retour à l’esprit originel des comics américains qui, loin de se limiter à une fantaisie pour adolescent, éclairent de leur lumière fantastique l’impensé de notre époque en s’y inscrivant pleinement. Qu’est-ce qu’un super-héros ?
Les super-héro sont la figure d’un irrationnel sans transcendance. Contrairement aux Dieux grecs, qui se contentaient d’entrer épisodiquement en relation avec notre monde, Batman, Superman et les autres vivent parmi nous. Débarrassés de leur masque et de leur costume, ils ont l’allure d’hommes comme les autres, évoluant tant bien que mal dans la modernité désenchantée des mégalopoles.
Parmi eux, Batman est sans doute le plus humain. Dénué des pouvoirs surnaturels qui caractérisent les autres, il compte sur les seuls moyens de la ruse, de la force physique et de la technologie pour agir.
Il n’est donc rien d’étonnant à ce que Nolan ait entretenu le mimétisme entre le monde de Batman et le nôtre. L’homme-chauve-souris est notre fantastique semblable.
Batman, figure du « ça »
Davantage, la proximité des aventures de Batman ainsi que leur inusable modernité tiennent à la large place qu’elles accordent à la psyché individuelle, dont il figure la part impensé.
Dans le dernier épisode de sa trilogie, Nolan nous montre un Bruce Wayne blessé, affaibli dans sa chair et dans son âme. Portant le double deuil de ses parents et de la femme de sa vie, accidenté de la vie, le héros connaît des drames auxquels chacun peut compatir.
La chauve-souris jaillit des fêlures intimes du tourmenté milliardaire. Elle apparaît dans l’épaisse pénombre de sa sombre grotte, de son fort intérieur, siège des forces invisibles qui logent constamment à ses côtés. Son costume et son masque noirs donnent à voir cette part secrète, laissant deviner, par leur sombre esthétique, la figure des noirs songes qui l’habitent.
Batman donne un visage à l’informe, à l’innomé qui vit en chacun de nous, en deçà de notre personnage social. En cela, il est notre contemporain.
Réalisme fantastique
Dans les deux premiers Batman, Tim Burton avait déjà magnifiquement exploité l’inconscient trouble du héros.
Mais à la différence de Burton, Nolan joue avec les angoisses de notre époque, mêlant le réalisme au fantastique. Son dernier film fait ainsi écho aux crises que traversent actuellement les sociétés occidentales, en premier lieu les Etats-Unis. Traders inconscients, pauvreté endémique, milliardaires repus et coupés des maux qui affligent l’homme de la rue, rien ne manque à ce tableau dessiné à traits parfois grossiers.
Critique sociale
Dans ce Gotham en crise, l’élite ne tient plus son rôle. Même le généreux Bruce Wayne, diminué physiquement, enfermé dans son manoir, a délaissé ses responsabilités de philanthrope : les orphelins dont il finançait l’apprentissage sont abandonnés à leur sort, faute de moyens. Inconscience au sommet, misère à la base : la critique sociale est évidente, parfois caricaturale.
Par cette critique sociale, Nolan se rapproche du Batman des origines, créé en 1939, au sortir de la grande dépression et à l’aube de la seconde guerre mondiale. L’homme-chauve-souris était alors le héros sombre d’un monde en déréliction. Retrouvant cette symbolique, The Dark Knight Rises met en scène les angoisses contemporaines, à commencer par la crise immaîtrisable que nous traversons et, bien sûr, la menace terroriste.
Impensé politique
Mais comme toujours chez Nolan, ces maux apparents ne sont que l’écho déformé de mouvements plus profonds. Retrouvant la structure à niveaux multiples de son époustouflant Inception, le réalisateur enchâsse un film dans l’autre pour nous dévoiler non pas l’inconscient de Bruce Wayne mais l’impensé politique de Gotham, le jeu de puissances qui échappe à la vigilance des citoyens.
Car à Gotham, le véritable pouvoir est dissimulé. Dès le début du film, nous découvrons ainsi que la vie démocratique de la cité est une vaste mascarade.
En définitive, l’ordre légal de Gotham tient sur une construction doublement mensongère : le crime est loin d’avoir été endigué et la puissance souveraine n’appartient pas aux autorités mais à l’homme-chauve-souris, pourtant hors-la-loi aux yeux des citoyens.
Gotham-New York : le ver est dans la « Grande Pomme »
Citoyens, responsables politiques et police, ensommeillés dans l’incurie, ignorent tout de ces puissances du chaos qui s’apprêtent à les submerger. Comme un parasite au sein d’un corps malade, un lumpenprolétariat criminel se développe dans les égouts de la ville, sous la conduite de l’effrayant Bane.. Seuls quelques esprits perçants, comme le commissaire Gordon ou l’agent John Blake, pressentent la catastrophe et tentent de donner l’alerte. En vain.
Nolan dresse ainsi le portrait d’un Gotham qui, parce que ses institutions sont défaillantes, peut sombrer à tout moment dans le chaos. Là encore, il entre en résonnance avec notre époque, et donne une figure fantasmée au sentiment vague que notre civilisation déréglée n’a plus la maîtrise de son destin, que la puissance publique n’est plus souveraine, et que nous courons sans le savoir vers une catastrophe que nous ignorons.
Le spectacle de la désintégration politique
Le spectacle de cette catastrophe s’actualise devant nos yeux médusés. Comme dans le théâtre de Shakespeare, Nolan nous confronte à la vision cauchemardesque de la désintégration du corps social.
Ainsi, dans une fulgurante offensive, Bane et sa pègre abattent les institutions de la ville, sur laquelle ils installent leur domination. Les scènes qui suivent prennent dès lors une coloration éminemment politique. Car Bane n’est pas un criminel comme les autres : brutal et massif il incarne l’insurrection populaire dans toute sa violence. Dans un discours conforme en tous points aux canons de la rhétorique révolutionnaire, Bane dénonce les inégalités et la corruption des dirigeants et déclenche une rage inextinguible parmi les citoyens, qu’il canalise pour assoir sa domination.
Sa révolution est un subterfuge : au nom du peuple, Bane libère les forces du chaos.
Dénoncés comme les agents de l’exploitation, la bourse est attaquée à l’arme lourde et les habitants des beaux quartiers, désignés à la furie populaire. Présentée comme un symbole d’oppression, la prison de la ville est détruite : il s’en échappe une pègre dangereuse que Batman était parvenu à faire enfermer.
Rapidement, les milices de Bane s’arrogent le pouvoir de police et s’en servent pour semer la terreur dans les rues. Des cours révolutionnaires sont installés pour rendre la justice lors de simulacres tragicomiques de procès. Ces tribunaux fantoches, manipulés par Bane, illustrent tout l’arbitraire des révolutionnaires jusque dans les peines kafkaïennes qui y sont prononcées : les condamnés ont le choix entre la mort et l’exil, mais il est pris soin qu’ils meurent dans leur exil. Ce chaos révolutionnaire a pour finalité ultime la destruction de Gotham. Bane, qui a mis la main sur une bombe nucléaire mise au point par le groupe Wayne, s’apprête à la faire exploser en plein cœur de la ville…
Cet ultime volet de la série est donc celui de l’apocalypse politique. Davantage que les tourments intérieurs de Bruce Wayne, Nolan y met en scène l’implosion d’une société qui, faute d’institutions fortes et justes, est submergée par les forces de l’anarchie qui sommeillent en son sein.
Hobbes au cinéma
Que faut-il en conclure ? Nolan est-il, comme on a pu le lire ça et là, un réactionnaire obsédé par l’ordre et paniqué par toute idée révolutionnaire ? S’il est permis de rapprocher son œuvre de la théorie politique, c’est du côté de Hobbes qu’il faut chercher.
Hobbesien, le dernier Batman l’est par son anthropologie profondément pessimiste. Le peuple y est présenté comme un troupeau informe et infantile, prompt à se laisser conduire par un mauvais berger jusqu’à l’autodestruction. Dès lors que des institutions fortes ne maîtrisent pas la violence latente qui l’habite, les forces de la dissolution sont toujours prêtes à réapparaître.
Véritable puissance souveraine, Batman doit son existence à la persistance du Mal, toujours prêt à ressurgir des tréfonds de Gotham. Les puissances du désordre ne peuvent être endiguées que par une puissance comparable : c’est là l’impensé politique que Nolan nous donne à voir.
Alexis Benoist
Crédit photo: flinkr, LLGCreation
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