Comment la France peut retrouver une véritable ambition stratégique

20 novembre 2017

A l’heure où est annoncée une nouvelle « défense européenne » et où la Revue Stratégique des Armées prend désormais la relève du Livre Blanc de 2013, les grandes orientations stratégiques de la France semblent enfin revenir au premier plan. L’adéquation de ce qui en ressortira avec ce que l’on peut nommer « la culture stratégique française », c’est un autre débat auquel il est désirable d’apporter quelques éléments de réponse.

Pour le général de Gaulle, la première réalité historique était celle des peuples, des Etats, des nations1. A plusieurs reprises, il a émis des considérations générales, justifiées par l’Histoire, à propos des particularités de la France et des Français dans le domaine militaire. Il a exprimé ses inquiétudes et ses regrets au sujet de leurs vulnérabilités : « brèche terrible » de la frontière du Nord-Est, qui fait de Paris une « proie si proche, si belle et si facile », « à une étape ou deux du tour de France », fragilité de la démographie, mais aussi faiblesses propres à la nature des Français2. « Il ne semble pas que l’esprit de discipline, le goût d’être liés, les capacités de série qui font la vigueur massive des hordes, nous soient impartis largement »3.

L’Histoire récente de la France semble le confirmer, envahie trois fois en moins d’un siècle via sa frontière du Nord-Est par son voisin allemand, de même que l’Histoire du territoire français dans sa globalité. Après tout, il aura fallu une aussi grande figure que Jules César pour soumettre les turbulents Gaulois en passant par les Alpes. Depuis ce célèbre contre-exemple, force est de constater que c’est plutôt la France qui depuis a pu provoquer de la méfiance à son voisin transalpin. Le Rhin, à l’inverse, demeure la frontière naturelle la plus permissible du territoire français, même derrière une ligne Maginot. La dissuasion nucléaire, la participation à l’OTAN, sans devoir pour autant contraindre l’indépendance stratégique française, sont autant de moyens utilisés par la France pour repousser sa « frontière du Nord-Est » le plus loin possible, le danger se décalant en direction d’une potentielle menace soviétique.

La culture stratégique française est dominée par la grande figure du général de Gaulle : non seulement celui-ci a défini, pour longtemps, les principales orientations de la stratégie française mais il l’a fait en revendiquant un héritage historique qu’il a été un des plus perspicaces à identifier. Une dimension lui était cependant moins familière, même si il a su s’en servir : celle de l’outre-mer, ce deuxième axe de la culture française que avons tendance à trop souvent oublier.

Cette culture de l’outre-mer est aussi ancienne que sa culture continentale et européenne. La colonie phocéenne de Marseille, tournée vers la Méditerranée occidentale, n’était-elle pas déjà un exemple de cette double-culture terrestre et maritime, grecque et gauloise ? On pourrait rétorquer que cet aspect se perd au Moyen Age. On oublie trop vite l’apport des Croisades, le siège de Tunis par Saint Louis, dans cette redécouverte de la Méditerranée. Il faut aussi se rappeler l’épopée de la Maison d’Anjou4, branche cadette des Capétiens, menée par le redoutable Charles d’Anjou, roi de Sicile, de Naples et bientôt Comte de Provence, créateur d’un éphémère empire méditerranéen. Cette épisode ne sera pas oublié, et pavera la voie à l’annexion de la Provence par la France, aux guerres d’Italie… L’attrait pour l’Orient ne sera pas non plus démenti. L’expédition de Bonaparte en Egypte fit entrevoir l’Orient à l’armée française. La conquête de l’Algérie, en 1830, lui en ouvrit les portes. L’expérience coloniale de la France, qui révèlera d’ailleurs les tensions sous la IIIème République entre les tenants de la colonisation et ceux gardant les yeux rivés sur « la ligne bleue des Vosges », en sera la prochaine étape. Etape dont la décolonisation n’a pas fait disparaître l’héritage.

Cette double culture donne à la France sa passion pour l’indépendance et l’autonomie. Le premier objectif de la stratégie française ne fait aucun doute : il s’agit de sauvegarder la capacité de la France à penser et agir par elle-même, de faire en sorte qu’elle soit l’acteur de sa propre liberté. La force du sentiment national reste la première condition d’une stratégie française autonome5. La nécessité de l’autonomie stratégique nationale est périodiquement réaffirmée par tous ceux qui se font « une certaine idée de la France »6. L’autonomie de décision est essentielle dans la culture stratégique française et l’examen du passé lui donne toute sa dimension. Les bouleversements des années 1989-1991 soulignent la nécessité durable d’une stratégie qualifiée à l’époque du général de Gaulle de « tous azimuts »7. Grâce à ses départements et territoires d’outre-mer, de son siège de membre permanent au Conseil de Sécurité de l’ONU, en raison aussi des traités qu’elle a conclus avec plusieurs Etats de l’Afrique francophone, la France garde une culture stratégique à vocation mondiale.

Si les aspirations stratégiques de la France font d’elle une puissance nécessairement européenne, son implication dans la construction européenne ne doit pas occulter sa seconde nature stratégique, qui l’invite à parler au Monde et surtout au Sud. La France n’est pas qu’européenne, elle est aussi profondément Méditerranéenne. Les baisses dans le budget de l’aide au développement comme la faiblesse des moyens donnés à l’organisation de la Francophonie, témoignent d’une absence de prise de conscience de ces enjeux par la majorité des élites politiques, l’exécutif actuel le premier. Où est la vision d’un Jacques Chirac, initiateur du processus de Barcelone en 1995 ? Où est le volontarisme d’un Nicolas Sarkozy, qui a en 2007 l’intuition formidable d’une Union pour la Méditerranée ? Ce serait une faute de ne concentrer notre énergie que sur la politique européenne via l’UE, ou bien de ne concevoir notre politique mondiale qu’à travers elle. La lutte contre les différents mouvements terroristes en Afrique, au Moyen-Orient, comme sur le sol national, nous impose également de remettre en avant cette double culture stratégique. La France se doit d’être une puissance indépendante, pour elle-même comme pour ses partenaires.

 

Par Alexandre Freu, Etudiant à Sciences Po et Paris-Sorbonne

Vice-Président 2016-2017 des Républicains de Sciences Po

 

  1.  Pierre Messmer et Alain Larcan, Les écrits militaires de Charles de Gaulle. Essai d’analyse thématique, PUF, 1985, p. 185.
  2.  Ibid., pp. 190-191.
  3.  Charles de Gaulle, Vers l’armée de métier, Berger-Levrault, 1934 ; Plon, 1973, p. 79.
  4. Aude Rapatout, « Charles Ier d’Anjou, roi d’Albanie », Hypothèses, Publications de la Sorbonne, 2006
  5. Le Livre blanc de 1972 part de l’idée nationale” pour exposer la politique de défense de la France (cité par Raymond Tourrain, De la défense de la France à la défense de l’Europe, Besançon, Centre de Recherche et d’Information politique et sociale (CRIPES), 1987, p. 226).
  6. “M. Chevènement dénonce les “dérives” de la stratégie française”, Le Monde, 23 avril 1991 ; Jacques Isnard, “Des accents gaullistes”, Idem ; Jean-Pierre Chevènement, “La Défense nationale et le Golfe : leçons politiques”, La Lettre de République moderne, n° 51, avril 1991, p. 8.
  7. Pierre Messmer, “Les conceptions stratégiques du général de Gaulle face au monde de 1990”, Défense nationale, novembre 1990, p. 22.
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