Crimes de bureaux sous l'Occupation
Fondapol | 18 août 2011
[1].
Les occasions de se réjouir de ce décalage sont évidemment rares. Ne boudons donc pas notre plaisir lorsqu’il s’agit de constater que la recherche en histoire est entrée depuis plusieurs années dans l’ère du soupçon à l’égard de l’Etat, alors que le débat public résonne au contraire d’invocations à la puissance publique!
Or, il est dans notre pays de salubrité publique de rappeler que l’Etat n’est pas bon par principe et que la bureaucratie peut en particulier se révéler une redoutable machine à broyer les individus. En temps de crise tout particulièrement.
Du rond-de-cuir à la Courteline à l’entêtement discrètement malveillant des fonctionnaires chez Kafka, il n’y a peut-être qu’un pas…
Une histoire de bureaux
Dans son dernier livre, l’historien Laurent Joly se situe délibérément au niveau du « bureau » et de la littérature grise, c’est-à-dire du fonctionnaire petit ou moyen et de l’imprimé administratif.
Il entend en effet éclairer d’un jour plus quotidien la politique antisémite du gouvernement de Vichy, en étudiant le quotidien de deux administrations qui avaient à l’appliquer, ou même à la penser : le Commissariat général aux Questions juives (CGQJ) et les services de la Préfecture de police de Paris.
A première vue, ces deux administrations avaient peu en commun.
D’un côté, une institution nouvelle, en mal de légitimité, fortement politisée dans son recrutement comme dans son activité bureaucratique : le Commissariat général aux Questions juives fut en effet chargé de l’aryanisation économique et de réfléchir à la législation antisémite du gouvernement de Vichy dès sa création, au printemps 1941. Les Juifs n’avaient évidemment pas accès au bâtiment où s’installèrent ses services, dans le 2ème arrondissement de Paris.
De l’autre côté, le service des Etrangers et des Affaires juives de la Préfecture de police de Paris : il fut élevé au rang de « sous-direction » en mars 1942 et était pour sa part en contact direct avec les Juifs de la capitale, qui durent s’y faire enregistrer une première fois en octobre 1940, puis à nouveau par la suite. Le service était donc chargé du recueil et de la gestion administrative des informations sur les Juifs parisiens.
Cette situation, où des administrations exceptionnelles et très politiques cohabitaient avec des administrations anciennes et mises au pas, est caractéristique des régimes autoritaires.
Servir l’Etat coûte que coûte ?
Si la création d’un service des affaires juives puis d’une sous-direction spécifiques au sein de la Préfecture de police fut bien décidée par Vichy, les agents qui y travaillèrent se considéraient avant tout comme des fonctionnaires de la Préfecture de police au sens large, c’est-à-dire d’une « grande dame » de l’administration française.
Beaucoup de ces fonctionnaires ne se rendaient pas vraiment compte de la spécificité des tâches qu’ils avaient à accomplir…
Beaucoup de ces fonctionnaires croyaient que leur devoir était d’appliquer les décisions du nouveau pouvoir sans se poser trop de questions sur leur bien fondé, au moins jusqu’en 1942-1943[2]…
Quelle marge d’appréciation dans l’application de la législation antisémite de Vichy ?
Pour autant, Laurent Joly insiste sur la « marge d’appréciation » dont disposaient les agents du Commissariat général aux Questions juives comme de la Préfecture de police de Paris dans l’application de la législation antisémite, de même que dans la prise en compte des « demandes » des autorités d’Occupation[3].
Des Juifs durent ainsi leur salut au sabotage administratif pratiqué par certains fonctionnaires. Il était possible par exemple de faire traîner les dossiers de familles ou d’individus qui protestaient de leur non-judéité, alors que la Préfecture de police avait de sérieuses raisons de douter de leur bonne foi…
Quand le « sabotage administratif » a-t-il été pratiqué ?
Ces petits actes de résistance furent plus fréquents en 1943-1944 qu’auparavant.
Les cyniques y verront une conséquence des incertitudes qui commençaient à entourer la victoire de l’Allemagne. D’autres rapprocheront cette discrète désobéissance de la réprobation qu’avaient suscitée dans la population parisienne les déportations de l’été 1942, ou des informations déjà transmises par la Résistance française sur l’existence des « camps de la mort ».
La vérité est sans doute entre les deux…
La fiction d’une souveraineté administrative
L’étude de Laurent Joly montre aussi que le désir de préserver une certaine « souveraineté administrative » par rapport aux intrusions des autorités d’Occupation dans le quotidien de l’activité des bureaux a pu conduire la Préfecture de police comme le Commissariat général aux Questions juives à interpréter la législation antisémite de manière particulièrement extensive ou sévère[4].
L’historien n’exonère donc pas les agents de la Préfecture de police de toute responsabilité dans le sort réservé aux Juifs, au motif qu’il ne leur aurait pas été possible de faire autrement que d’appliquer des décisions prises ailleurs.
Il souligne en particulier qu’en 1940-1941, l’accueil réservé aux Juifs qui vinrent se faire recenser fut particulièrement rude et marqué de xénophobie dans les bureaux de l’île de la Cité.
Plus globalement, la constitution des « affaires juives » en spécialité administrative permit à plusieurs hommes de réaliser des ascensions rapides, voire fulgurantes dans la fonction publique. Ce phénomène fut particulièrement marqué dans les administrations qui connaissaient des difficultés de recrutement, comme le Commissariat général aux Questions juives en 1943-1944.
Quelle épuration ?
A la Libération, l’épuration se montra néanmoins clémente avec le Commissariat général, comme avec les agents du « service juif » de la Préfecture de police.
Seuls quelques fonctionnaires furent déférés devant la justice après examen de leurs dossiers par les Commissions d’épuration. Il s’agissait la plupart du temps d’exécutants brutaux (à la Préfecture de police) ou d’idéologues patentés (au Commissariat général) plus que de responsables administratifs de premier plan.
La nécessité de ne pas désorganiser l’Etat poussait à l’époque à une certaine indulgence, d’autant qu’il n’était pas toujours facile d’établir la responsabilité personnelle d’un agent dans un acte administratif.
Ajoutons enfin que les magistrats qui jugèrent les intéressés avaient souvent eux-mêmes prêté serment de loyauté au maréchal Pétain, et que l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité n’avait pas encore fait son entrée dans le droit français. Il faudrait pour cela attendre 1964…
Dangers et travers de la bureaucratie
Le jugement historique s’accommode mal du courage au conditionnel passé.
Difficile de dire en effet ce que nous aurions fait à la place de ces fonctionnaires qui enregistraient des familles juives à la Préfecture de police de Paris, ou qui géraient leurs biens expropriés au Commissariat général aux Questions juives.
Mais on ne s’avancera pas beaucoup en jugeant que la logique de parcellisation de la décision propre à toute bureaucratie a sans doute « facilité » l’application de la législation antisémite sous l’Occupation, avec les conséquences criminelles qu’on sait.
Le livre de Laurent Joly, plus qu’à mettre en cause tel ou tel responsable administratif, nous invite à interroger l’inhumanité de toute bureaucratie capable de se secréter à elle-même son propre idéal , qu’il se nomme, selon les cas, l’intérêt du service, l’intérêt du département, l’intérêt du Commissariat, l’intérêt du Ministère…
Toutes choses souvent drapées dans le pallium de l’ « intérêt général « !
Victor Haumonté
Crédit photo : Flickr, mamnaimie
[1] Voir le constat dressé par Geoffroy de Lagasnerie dans Logique de la création. Sur l’Université, la vie intellectuelle, et les conditions de l’innovation, Paris, Fayard, 2011.
[2] « C’était un honneur de servir l’Etat, d’être un « pion ». Pour lui, le fonctionnaire n’avait pas à réfléchir, à avoir d’opinion politique ». Témoignage recueilli par Laurent Joly au sujet d’André Tulard, responsable de la mise au point du « fichier juif » de la Préfecture de police de Paris en 1940-1941.
[3] P. 14.
[4] P. 111-113.
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