De la poésie en politique

02 février 2012

Un « poema politico »

« Poema politico » sont les mots qui suivent le titre Anti-Prince dans l’édition originale. Et si le récit poétique était le meilleur moyen de parler de politique? Pour décrire ce qui nous est familier, et que du même coup nous ne voyons pas, pour embrasser du regard ce « nouveau rivage » (p. 146) que nous offre le réel, il est impératif de s’en éloigner un moment. L’Anti-Prince raconte ainsi le retour d’un voyageur sur sa terre natale européenne, qu’il a quittée depuis longtemps, et dont il découvre avec stupéfaction la métamorphose, en dialoguant avec son ami P-Bee. Plus âgé, ce dernier n’a jamais quitté les lieux. Il est un homme de transition, avant-gardiste par bien des aspects mais suffisamment ancré dans l’ancien pour servir de guide au héros.

Leur conversation se fait l’écho des mutations qui ont dégradé l’univers politique en l’absence du voyageur. De l’ancien monde demeurent certes le « Château », symbolisant le vieil État-Nation, et le « Prince », figure du pouvoir centralisé. Mais le Prince n’est que la caricature de ce qu’il fut, et le Château qui surplombait jadis le monde n’est plus qu’un élément relié à tout ce qui l’entoure par une myriade de passerelles… L’Anti-Prince fonctionne ainsi comme la représentation allégorique de la révolution que nous vivons aujourd’hui. L’auteur explicite page 115 le principe de cette révolution : « le véritable rôle démiurgique du Prince de Machiavel ou de Descartes, le principe même de l’homme qui fait l’histoire de l’État, n’existe plus ».

Sous les ruines de l’ancien paradigme, la disparition du sujet

Pouvoir centralisé, territoire délimité, droit national, omnipotence de l’État-Nation : au long de son parcours, le héros ne reconnaît plus autour de lui les piliers du monde ancien. Plus profondément, il fait le constat de  l’évanouissement du sujet cartésien, centre de compréhension et de décision, instance  autocentrée dont l’État était la réplique parfaite à un degré plus élevé. Ces réflexions sur le sujet constituent la grande originalité de l’ouvrage, qui ne se limite pas à des constats économico-politiques, mais tente de décrire ce que Michel Foucault aurait dénommé notre nouvelle « épistémè ».

Comment penser le nouveau ?

Dans leurs conversations, le héros et son ami évoquent à plusieurs reprises la difficulté dans laquelle ils se trouvent (qui est aussi la nôtre) pour analyser le nouveau à l’aide de cadres intellectuels inopérants parce qu’issus de l’ancien. De cette difficulté peuvent naître des erreurs de perception. Nous pensons ainsi repérer dans la construction européenne un simple changement d’échelle du cadre politique : l’Union européenne substituerait ainsi un « super-État » aux anciens États nationaux. De même, en demandant à deux reprises « qui est à présent aux manettes ? » (p. 30, p. 61), le héros pose une question dont il découvre peu à peu l’inanité. De fait, nous ne vivons pas le simple changement d’échelle d’un pouvoir immuable, mais l’extraordinaire mutation des principes mêmes qui fondaient ce pouvoir. Incapables de l’expliquer, nous ne l’exprimons généralement qu’en termes négatifs : « Dois-je comprendre que votre réseau signifie « pas de centre », ergo « pas d’État », ergo « pas de sujet » ? »  (p. 130) demande le héros.

Le « réseau » et ses propriétés

Malgré ces difficultés conceptuelles, l’auteur parvient à énumérer de façon exhaustive les caractères de la nouvelle configuration planétaire. Elle est un espace mondialisé où tout s’opère dans l’instantanéité (ce que nul n’ignore mais dont nous mesurons si mal les implications). Elle se caractérise par l’alliage du local et du global, la naissance d’un individu post-national, l’affirmation de la puissance des entreprises et enfin la disparition du sujet.

Ces changements se résument en deux concepts : l’innovation et le réseau. L’innovation, en ce qu’un « culte du neuf » s’est emparé de toute la planète. Les entreprises innovantes acquièrent ainsi en très peu de temps une puissance colossale, supérieure bien souvent à celle des États-Nations. Le réseau, ensuite. François Sauzey risque l’italien « rete » (la toile, le filet) pour dénommer la structure qui se substitue toujours davantage aux anciens pouvoirs centralisés, qu’il s’agisse de ceux des États ou des grandes entreprises de l’ère industrielle.

Une effrayante « a-centralité »

Aux yeux de l’auteur, le nouveau monde n’est pas simplement « décentralisé » mais « véritablement a-central » (p. 134). Cette disparition du centre plonge le héros-voyageur de l’Anti-Prince dans l’effroi. Sa terreur fait écho au texte de l’astronome Kepler paru au moment où les Européens quittent le « monde clos » pour l’ « univers infini ». Qu’on en juge : « Cette pensée [la pensée de l’infini] porte avec elle je ne sais quelle horreur secrète ; on se trouve errant dans cette immensité à laquelle sont déniés toute limite, tout centre, et, par là même, tout lieu déterminé ».

La référence à la Renaissance est naturellement déterminante pour comprendre notre monde. L’auteur a cependant une attitude ambivalente à l’égard du XVIe siècle européen. Il loue ainsi pertinemment l’artificialisme de Machiavel mais stigmatise à la fin du livre l’ « erreur occidentale » qu’a représentée le paradigme centraliste chez l’auteur du Prince. C’est ignorer que dans l’histoire des civilisations, le nouveau n’a jamais annulé l’ancien, mais le dépasse et le supplante pour dessiner le paysage dans lequel les hommes doivent inscrire leurs projets. Si c’est bien d’une « Nativité » (dernier mot du livre) que nous sommes les contemporains, veillons à ne pas délaisser les anciens dieux pour nous convertir au dernier avatar du divin !

Philippe Granarolo

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