De l’unité nationale au sursaut national et européen
Vincent Feré | 30 janvier 2015
De l’unité nationale au sursaut national et européen
Par Vincent Feré, Professeur de Première supérieure, Amiens
Dans un pays comme la France où la culture du conflit est très prégnante depuis deux siècles, les moments d’unité nationale comme ceux du 11 janvier dernier sont trop rares pour ne pas être salués comme ils le méritent. La France n’avait d’ailleurs sans doute pas vécu de tels instants depuis la Grande Guerre dont, étrange hasard, le centenaire invite à interroger le lien entre une unité nationale, par nature éphémère, et un sursaut national dont les Français, massivement mobilisés, souhaitent la pérennité ; un lien qui, le précédent de 1914-1918 le montre, ne va pas de soi.
Une unité nationale éphémère
Par définition, l’unité nationale au sens de la mise en sommeil des différences idéologiques, politiques face au drame vécu par le pays ne durera pas. Ce fut aussi le cas en 1914 -1918. Durant la Première Guerre mondiale, l’union sacrée à laquelle le Président Poincaré avait appelé le 4 août 1914 a d’ailleurs existé davantage dans l’opinion publique qu’au niveau gouvernemental. Il faut en effet attendre octobre 1915 pour que la droite catholique y fasse son entrée en la personne de Denys Cochin et dès avant la fin du conflit elle a cessé d’exister, des voix à gauche ayant fait entendre leur refus de la guerre. Du reste, comme l’a montré Maurice Agulhon, l’union sacrée n’a jamais été dépourvue d’ambiguïté, droite et gauche voyant dans les événements la confirmation de la justesse de leurs analyses ! Face aux actes de guerre récents, nul doute que la reprise du jeu démocratique ne mette un terme à une unité nationale à laquelle, par exemple, le Front national n’a sans doute consenti que par tactique et qui cache des analyses différentes quant aux causes du drame même si les principales forces politiques semblent s’entendre sur les mesures à prendre en matière de sécurité et de lutte contre le terrorisme. Mais après tout la rupture de l’union sacrée en 1914 – 1918 n’a pas fondamentalement remis en cause l’engagement du pays dans la guerre car tous partageaient un même patriotisme, fruit de trente ans d’école républicaine, et qui a constitué, selon Stéphane Audoin-Rouzeau, le cœur de cette « culture de guerre » ayant permis aux Français de « tenir ». De la même façon en 2015, la rupture attendue de l’union nationale ne changera pas la détermination des Français à défendre les valeurs de la démocratie menacées par le terrorisme. Cela suffira-t-il pour que se produise un sursaut national ? Il est vraisemblable que non.
Les leçons de la Première Guerre mondiale
L’histoire de la Première Guerre mondiale montre comment une unité nationale dans le combat contre un ennemi commun peut aboutir à l’inverse d’un sursaut national. Maurice Agulhon considère ainsi que le « vouloir vivre national » est atteint et il ajoute :
« c’est sans doute alors que l’histoire de France contemporaine prend, après le grandiose et sinistre sommet de Verdun, une pente descendante » ( 1). De fait, la mémoire de 1914 -1918 qui nourrit le pacifisme viscéral des Français de l’entre-deux-guerres conduit au désastre de 1940. Le « sommet de Verdun » mène donc à l’abîme de 1940 et l’unité nationale à l’effondrement de la nation et de l’Etat. Que s’est-il donc passé ? D’abord, l’opinion publique a remis en cause ce patriotisme qui avait permis et même justifié le massacre de 1914 -1918. Le pacifisme est dans l’entre-deux-guerres la chose en France la mieux partagée. Ensuite, la classe politique n’a pas su entraîner les citoyens à dépasser les enjeux franco-français et leur proposer un autre horizon que le patriotisme hérité du XIX è siècle : la France vainqueur mais traumatisée par le conflit n’a pas compris qu’il fallait aider l’Allemagne et dans un pays bientôt touché par la crise des années trente on a confondu les enjeux nationaux et internationaux : la gauche a lutté contre un danger fasciste intérieur largement imaginaire en négligeant de combattre le danger extérieur nazi bien réel et la droite a vu en Hitler un rempart possible contre le bolchévisme et le Front populaire. Les deux ont donc communié dans une même passivité au moment des accords de Munich en 1938. Un consensus munichois les réunit : la gauche par pacifisme, le droite par haine du communisme, approuvent l’abandon de l’allié tchécoslovaque. Et pour paraphraser Churchill les démocraties perdent l’honneur et elles ont la guerre. Le patriotisme ne résiste pas à la défaite ; pire, l’Etat entre dans la voie de la collaboration avec l’ennemi et la nation se déchire. Quelles leçons pour 2015 ? Si la France se contente de combattre le terrorisme et se replie dans une recherche des causes en oubliant ce qui fait la singularité de son modèle social elle risque de se diviser et de confondre l’adversaire étranger à la France même s’il y est représenté – l’islam intégriste – et l’écrasante majorité des musulmans de France. La stratégie du bouc émissaire serait évidemment mortifère pour le pays. Car il n’y aura pas de sursaut national si la nation vient à se déchirer sur ses valeurs, l’exemple de la Première Guerre mondiale le montre à l’envi. Comme les différentes communautés religieuses françaises en sont une partie intégrante, il faut travailler à leur unité autour des valeurs de la République. Et pour cela il faut leur proposer ainsi qu’à tous les Français un projet mobilisateur.
Les conditions du sursaut national : un sursaut européen
Les Français de tous horizons ont donné un élan au sursaut national et ils entendent bien ne pas le voir retomber. La politique dont les Français se défient, la dernière enquête du CEVIPOF le montre, doit donc reprendre ses droits et le combat contre le terrorisme ne saurait en tenir lieu. Seul, il peut au contraire conduire à la division et à l’inverse du sursaut espéré et attendu. La France dans ce qu’elle a de meilleur c’est une certaine vision de l’homme et de la société portée par un peuple. Ce peuple s’est levé le 11 janvier au nom de valeurs, la liberté d’expression et la laïcité comme ciments du vivre ensemble, mais l’égalité et la fraternité étaient également présentes au cœur des manifestations. Liberté, égalité ; laïcité, fraternité : voilà qui est aux antipodes de toute islamophobie et de tout communautarisme et constitue le fondement d’une société française réconciliée avec elle-même et avec son histoire. La France de la liberté, celle des philosophes des Lumières, a donc encore quelque chose à dire : le fait religieux ne saurait être la colonne vertébrale de sociétés inévitablement multiconfessionnelles. Et son histoire lui enseigne qu’elle s’est enrichie des apports de toutes les cultures qui ont contribué à forger sa civilisation : les racines françaises sont chrétiennes bien sûr mais pas seulement ; d’autres visions du monde, juives, musulmanes, sceptiques, rationnelles y ont également pris leur place. Et si la France, déjà à la pointe du combat contre le terrorisme en Europe, prenait des initiatives pour convaincre ses partenaires européens qu’il existe, sur ces questions, une spécificité culturelle du vieux continent, liée à une histoire partagée ? Le vouloir vivre ensemble européen n’est pas l’anglo-saxon. Au XVI è siècle, à Cordoue, les chrétiens, après la Reconquête, ont construit la cathédrale à l’intérieur de la grande mosquée, au grand dam de Charles Quint d’ailleurs qui leur reprochait alors d’avoir défiguré l’édifice musulman : « vous avez détruit ce que l’on ne voyait nulle part pour construire ce que l’on voit partout ». Il n’empêche : quel plus beau symbole d’une civilisation européenne pour demain ? Nombre de projets pourraient, cinq siècles après Charles Quint, dire au monde, concrétiser et symboliser pour les Européens ce qu’est leur civilisation. De ce point de vue, comme le dit fort bien Régis Debray, la politique a forcément à voir avec le sacré en tant que ce qui dépasse les individus et donne du sens à leur vivre ensemble. A tous ses habitants, l’Europe doit ainsi proposer et faire vivre un idéal communautaire fondé sur la liberté et l’égalité, la laïcité et la fraternité. Il faut donc un sursaut européen autant que national pour, avec les musulmans européens et toutes les communautés religieuses, vaincre l’intégrisme, une des sources du populisme qui mine l’Europe. La réponse à la crise est économique, personne ne le nie. Mais qui peut nier qu’elle ne soit davantage encore culturelle et finalement politique et quel pays est mieux placé que la France pour le dire ?
Crédits photo : Nikleitz 2015
( 1 ) Maurice Agulhon, La République, Hachette, 1990, p 206
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