E-Democracy vs. Open Democracy
Fondapol | 14 décembre 2009
1… encore ! (Partie I)
Par Laurence Allard et Olivier Blondeau2
Dans une contribution à un recueil dirigé par Pascal Perrineau, Le Désenchantement démocratique, Thierry Vedel dessine un panorama large sur le plan historique de la démocratie électronique, de ses origines, des différentes visions dont elle est porteuse et des questionnements qu’elle implique3. Son analyse se structure autour de trois axes qui eux-mêmes sont destinés à corriger les principaux défauts de la démocratie représentative4 :
- l’information du citoyen, censée pallier le manque de transparence du jeu politique qui renvoie, selon l’auteur, à l’idéal du citoyen éclairé cher aux philosophes libéraux tels que Thomas Jefferson ;
- le débat et la discussion comblant l’étroitesse voire la fermeture de l’espace public. Internet est perçu comme un espace public ouvert permettant d’accueillir « l’expression d’idées multiples et de demandes qui ne peuvent se manifester dans le cadre institutionnel et rigide de la démocratie représentative » ;
- la délibération et la prise de décisions corrigeant les phénomènes de marginalisation des citoyens dans les processus décisionnels. Toujours selon l’auteur , « l’idée de démocratie électronique s’articule à la recherche d’une démocratie plus participative ou consultative par la mise en place de dispositifs ou de procédures associant davantage les citoyens à l’élaboration des politiques publiques ».
Reprenant par le menu ces trois axes, l’auteur s’interroge sur la capacité d’Internet et singulièrement du Web à répondre à ses question s : respectivement sur l’illusion d’un citoyen actif et éclairé et le mythe de la transparence politique, sur la réduction de la démocratie au débat et, enfin, sur le risque d’une société sans médiateurs, qui considère que les corps intermédiaires (partis, syndicats, médias) pervertissent le fonctionnement des systèmes politiques.
La démocratie du plugin : de l’idéal au standard
Si l’on regarde de plus près les dispositifs de démocratie électronique5 qui ont été expérimentés en France depuis le début des années 2000 – souvent des consultations dans le cadre de projets d’aménagement du territoire (routes, équipements aéroportuaires, traitement des déchets, etc.) –, on s’aperçoit que, à chaque fois, non seulement ces trois axes sont mobilisés, mais qu’ils ont donné lieu à une « mise en procédure » dans les dispositifs d’e-démocratie. Cette procéduralisation de la démocratie en ligne s’est déclinée en une séquentialisation des activités proposées dans ces dispositifs (s’informer, débattre, délibérer). Chaque axe constitue donc une étape dans une succession, qui plus est linéaire et chronologique. Il y a ainsi un temps pour l’information, un autre pour le débat et un dernier pour la prise de décision.
Conscients des principaux reproches qui leur sont adressés, les concepteurs de ces dispositifs de débat de démocratie électronique, tout en conservant cette approche procédurale, tentent d’en corriger à chaque fois les défauts liés à une telle schématisation de la vie démocratique. Les initiateurs de ces débats publics comme les agences qui les conseillent font souvent appel à des chercheurs en sciences sociales ou en sciences de l’information et de la communication et réfléchissent alors à l’outil qui permettra de répondre à ces limites : on ajoutera ici des systèmes de gestion de réputation ou de vote (rating) pour évaluer la pertinence ou l’origine de telle ou telle information, on privilégiera les outils de type wiki – qui favorisent la rédaction collective ou l’annotation de documents afin de permettre la recherche de consensus –, on mettra en place des dispositifs de type sites de réseaux sociaux pour encourager l’agrégation de collectifs permettant l’émergence d’une parole experte, pour ne citer que ces quelques exemples. Chaque étape de la procédure est alors conçue comme une « brique » logicielle qui s’articule de manière très linéaire à la précédente.
Cette approche de la démocratie électronique, définie selon une procédure ordonnée et linéaire, s’accommode , à bien des points de vue, des usages actuellement en cours dans la conception de sites Web : dans le monde des CMS (systèmes de gestion de contenu), un site est un agrégat de briques (modules, plugins, addons, etc.) développées indépendamment les unes des autres et destinées à avoir certaines fonctionnalités. Tel module permettant l’écriture collaborative, tel autre le rating, tel autre encore le lien avec des sites de réseaux sociaux ou les sites de partage de contenus.
On notera ici que les créateurs de ces sites de débat public ont la plupart du temps recours à des CMS disponibles gratuitement sur Internet (WordPress, Drupal, Joomla, etc.), qui disposent chacun de leur propre « banque » de modules additionnels. Le recours à ces CMS souvent libres et gratuits permet non seulement d’économiser de manière drastique sur les frais de développement de logiciels – ce que revendiquent sans aucun état d’âme les concepteurs mêmes de ces CMS –, mais aussi de bénéficier du travail de débogage réalisé par les utilisateurs de ces CMS eux-mêmes (par ailleurs souvent concepteurs de sites Web) et du travail foisonnant de création de modules additionnels permettant d’ajouter certaines fonctionnalités qui n’avaient pas été développées à la base ou d’assurer l’interopérabilité du logiciel avec des sites de réseaux sociaux ou de partage de contenus (YouTube, Flickr, Twitter, Facebook, etc.).
La quête du Saint-Graal – on dirait plutôt de la « killer application » dans le monde de l’Internet – consisterait alors à développer un dispositif standard, qui permettrait d’organiser de manière linéaire et standard un débat public qui s’arrimerait à cette conception idéale de la démocratie perçue comme une procédure bien délimitée. La difficulté – et de nombreux chercheurs s’accordent pour le constater – est que ce dispositif ne rencontre pas une popularité (une masse critique) suffisante pour en assurer la pertinence et une certaine représentativité. Cela oblige parfois, il faut bien l’admettre, les concepteurs de ces sites à embaucher des équipes de rédacteurs pour animer eux-mêmes ces sites de débat public, singeant ainsi une participation publique au débat.
Il faut bien comprendre que prendre la démocratie – et en l’occurrence la démocratie électronique – sous l’angle de la procédure n’est pas un horizon indépassable. C’est un choix qui relève d’options philosophiques et politiques extrêmement balisées. Il s’agit ici non pas de s’inscrire à proprement parler dans le débat entre procéduralistes et substantialistes dans la discipline des sciences politiques, mais d’observer des pratiques mettant en forme non pas tant la démocratie comme procédure ou comme valeur que comme enquête sur elle-même, comme expérimentation – conception qui nous semble plus proche des évolutions actuelles en matière de démocratie électronique de l’autre côté de l’Atlantique, et ce depuis l’arrivée de Barack Obama et de son équipe à la Maison-Blanche. C’est sans doute dans ce troisième terme (cette alternative à la démocratie procéduraliste), qui recouvre, nous l’aurons compris, le champ de la philosophie pragmatique américaine – philosophie rarement comprise en France –, que réside la clé de cette difficulté que nous avons à comprendre, pour certains, les innovations que constitue le passage de la notion de e-government à celle de government 2.0 et, pour d’autres, à s’en inspirer. Tous les voyages d’études aux États-Unis organisés à grand renfort de médiatisation par les partis politiques, pour « s’inspirer des méthodes de Barack Obama », n’y suffiront pas. Tout au plus permettront-elles de réaliser, pour prendre une analogie cinématographique, des films de série B qui conduiront tel ou tel parti à se réclamer des « méthodes d’ Obama », parfois même en en revendiquant la paternité, comme l’a fait, il y a quelques mois, l’ancienne candidate à l’élection présidentielle française. Précisons que Ségolène Royal oubliait sans doute qu’avant elle, en 2004, un certain Joe Trippi avait conseillé un autre candidat malheureux à l’élection présidentielle, aux États-Unis cette fois : Howard Dean.
Déboguer la démocratie électronique ?
Au-delà de la perfectibilité d’un quelconque dispositif, des chercheurs pointent deux grands types de faille dans ces expériences de démocratie électronique développées en France depuis une dizaine d’années. La première touche à la question de la démocratie conçue comme une procédure, et la seconde concerne les effets de dissymétrie inhérents à une démocratie pensée comme un régime discursif dans un espace rationnel.
Une belle illustration de l’ambiguïté des promesses de la démocratie électronique en mode cathédral à travers cette vidéo du Conseil de l’Europe rendant compte d’un forum sur l’e-democracy, organisé en octobre 20086
Dans un système pur et parfait, dans lequel les citoyens seraient libres, égaux et liés par aucun engagement préalable , l’approche procédurale pourrait éventuellement avoir sa pertinence et permettre que se déploie un débat dans lequel la délibération, entendue comme une recherche de consensus rationnel, soit fondée sur un échange persuasif. Il apparaît cependant que, dans la pratique, les expériences de démocratie électronique qui se sont déroulées en France sont loin de produire les effets attendus. À cet égard, si l’on peut à juste titre critiquer avec Thierry Vedel les errements des promesses contenues dans l’idée de démocratie électronique, « qui prétend compenser l’impuissance des humains par la puissance de machines7 », il convient de manière assez symétrique d’examiner cette posture tout aussi idéaliste qui consiste à concevoir la démocratie comme un espace rationnel fondé sur la primauté du régime discursif. Précisons ici que, posant cette question, il s’agit non pas pour nous de réifier la thèse « technophile » selon laquelle la machine « sauverait » ou « ré-enchanterait » la démocratie –pour reprendre une formule chère à Bruno Latour –, mais bien plutôt de réfléchir à la manière dont les technologies de communication, d’expression et relationnelles, réinterrogent la démocratie elle-même.||
Remachiner la procédure ?
Étudiant la procédure de concertation initiée par la Commission nationale du débat public (CNDP) dans le cadre de la démarche d’utilité concertée pour un site aéroportuaire international (DUCSAI) – dite « débat sur le troisième aéroport parisien » –, Laurence Monnoyer-Smith souligne le caractère original de cette procédure conçue par la CNDP comme une expérimentation. Elle explique notamment que cette procédure hybride (à la fois en ligne et hors ligne) est une innovation en France : « En effet, la plupart des expériences menées dans l’Hexagone se focalisent sur l’un ou l’autre des supports de débat ; les villes pionnières en matière de démocratie électronique ayant tendance à reporter sur le Web certaines pratiques politiques, voire à en inventer d’autres, conçues spécifiquement pour Internet8. »
À travers l’analyse de cette expérimentation, Laurence Monnoyer-Smith met en évidence de nombreuses failles inhérentes à l’architecture technique du site, qui conduisent les participants aux débats à détourner l es fonctionnalités du site , voire à le saboter. « Il faut, explique-t-elle, relever la grande créativité dont savent faire preuve les internautes dans l’appropriation du dispositif de concertation […]. Une utilisation originale de l’interface proposée a ainsi permis de détourner la fonction “titre du message”, initialement prévue pour “poser une question”, en ressource argumentative de façon à rendre visible immédiatement leur prise de position […]. Par ailleurs, les utilisateurs du forum ont pu introduire et largement revenir sur la thématique de l’opportunité du projet, non prévue au départ, de sorte que cette question, éludée dans toutes les réunions publiques à partir du mois de juin, reste omniprésente dans le débat. Enfin, nous avons pu constater que le site est utilisé par les participants comme un espace de discussion permettant de mettre en place des mots d’ordre pour les diverses manifestations organisées par les associations opposées à l’implantation de l’aéroport dans leur région. Il devient un lieu de définition de leurs propres stratégies d’action et de pression sur les instances décisionnelles. »
On le voit donc bien dans ce travail : la procédure démocratique, en quelque sorte encapsulée dans l’architecture technique du site (telle ou telle fonctionnalité), ne doit pas être un impensé ou un allant de soi, mais nécessite de faire l’objet d’une discussion et d’une concertation entre l’ensemble des participants, faute de quoi le dispositif lui-même s’expose au risque d’être détourné de ses usages initialement prévus, voire saboté par des collectifs ou des groupes de pression qui y trouveraient une tribune.
Pire sans doute, c’est sous le signe de la défection, problème que n’aborde pas directement Laurence Monnoyer-Smith dans son article, que se pose la question de ces dispositifs dits « participatifs ». Le plus grand risque pour une expérience de démocratie électronique, c’est qu’elle n’intéresse en définitive personne. Il suffit en outre que la question soit mal posée, que la procédure visant à contrebalancer les effets de bord soit trop contraignante, ou encore que la visibilité quant aux effets attendus de ce débat soient mal compris, pour qu’une telle consultation ne rencontre pas le succès escompté. Les concepteurs de ces dispositifs ont alors deux solutions, que nous avons empiriquement constatées : soit ils décident eux-mêmes de faire le débat en embauchant des équipes de rédacteurs et en modifiant l’adresse IP de leur machine –, c’est-à-dire qu’ils simulent une participation sur le site, et dans ce cas la discussion se transforme immédiatement en opération de communication –, soit ils recherchent de l’audience en essayant de jouer la pervasivité des réseaux. Il s’agit alors de porter le débat sur des sites de réseaux sociaux (SNS) en créant un groupe Facebook par exemple ou en générant du contenu sur les sites de partage de contenus comme YouTube, Dailymotion, Flickr, etc.
Ces quelques remarques sur une approche par trop procédurale de la démocratie électronique nous montrent qu’à l’évidence les technologies de l’information et de la communication (TIC) ont tendance à produire plus de problèmes qu’elles n’en résolvent. Il convient non seulement d’obtenir l’assentiment des participants sur la procédure elle-même, mais de surcroît qu’ils se mettent d’accord sur l’architecture technique du site qui va permettre de mettre le débat en scène.
On assiste ainsi à une inflation de projets qui visent à instrumenter électroniquement la démocratie en partant de cet impensé de la procéduralisation.
On peut citer en France le travail de l’entreprise Sopinspace, dont l’ambition vise à renouveler les formes de débat public et de collaboration sur Internet9. Sopinspace se définit comme une entreprise qui « utilise les technologies et les processus sociaux d’Internet pour construire les nouvelles applications du débat public, de la démocratie participative et de la coopération. Nous travaillons, expliquent-ils, à construire un nouvel espace public qui enrichit la décision démocratique et les activités collaboratives de chacun10 ». Dans ce cas, la procédure qui renvoie en l’occurrence à l’idéologie de la coopération, instrumentée par des technologies – Sopinspace a développé un outil de commentaire de document baptisé co-ment™ –, est réifiée sous l’angle classique de l’espace public rationnel : les acteurs seraient à la fois enclins à « coopérer » les uns avec les autres et ils disposeraient tous des compétences culturelles et sociales leur permettant d’intervenir de manière égale dans un débat se situant essentiellement sous un régime discursif et argumentatif. Il y a là à l’évidence non seulement une posture naïve sur la démocratie – posture qui néglige l’existence de corps intermédiaires (syndicats, associations, partis, médias, etc.), de groupes de pression ou de stratégies personnelles –, mais aussi une posture idéologique quant à la coopération elle-même.
On sait en effet que le discours de la coopération dont sont porteurs les promoteurs de l’open source reste largement surestimé. Une récente étude montre que l’exemple même (Wikipédia) dont se sert Philippe Aigrain pour étayer sa thèse de la coopération, confirmant de nombreuses autres études, repose sur un mythe11.
Pour Vassilis Kostakos, en effet, contrairement à une idée fort répandue qui voudrait que les internautes participent massivement à la rédaction de cette encyclopédie contributive en ligne, ce sont moins de 1 % des contributeurs qui rédigent plus de la moitié du contenu. On sait aussi par les travaux de Eric Von Hippel entre autres – et cela ne remet en aucun cas en cause les mérites du logiciel libre – que l’immense majorité des projets de développement de ce type de logiciel, à quelques exceptions près, sont développés par des « collectifs » ne reposant que sur une ou deux personnes. Sans nous étendre ici sur le glissement sémantique qui s’est opéré dans le monde du logiciel libre, depuis quelques années, d’un discours sur la liberté à un discours sur la coopération, il apparaît que cette dernière notion , appliquée à la production logicielle et en quelque sorte « portée » aujourd’hui en politique, est plus du ressort de la prophétie auto-réalisatrice que d’une observation empirique||.
Renouveler les régimes discursifs
Une des promesses de la démocratie électronique était de contribuer à renouveler les publics, d’inciter des générations plus jeunes et plus familiarisées aux technologies digitales d’expression et de communication à s’inscrire dans ces processus de débat public. Là encore, les résultats apparaissent plus que mitigés. Indéniablement, les dispositifs de démocratie électronique ont contribué à un élargissement des publics, renouvelant en cela les acteurs du débat par rapport aux réunions publiques. « Cette nouvelle modalité de participation citoyenne, note Laurence Monnoyer-Smith, permet en effet de s’affranchir des contraintes classiques de temps, de distance ou de disponibilité qui contraignent nombre d’actifs, de parents ou de personnes à mobilité réduite à ne se présenter que très rarement aux débats publics12. » Cette ouverture ne résout cependant pas toutes les questions liées aux publics : comme dans les réunions publiques, et même si le poids relatif de l’argumentation rationnelle prends moins le pas sur les autres formes d’expression, la participation en ligne reste tributaire à la fois du capital social des acteurs engagés et de leur régime discursif, qui peut prendre des formes et des supports d’expression alternatifs.
Laurence Monnoyer-Smith, reprenant nos propres travaux, conclut ainsi son article en émettant l’hypothèse selon laquelle « il serait ainsi opportun de réfléchir à la manière d’intégrer dans les débats ces nouveaux objets qui circulent dans l’espace public, via Internet notamment, de façon à mobiliser une population réfractaire aux formes traditionnelles de discussion politique. En ce sens, toute procédure figée de débat public constitue un frein à son développement et à son appropriation par un large public ; c’est bien là d’ailleurs que réside toute l’ambiguïté de son institutionnalisation13. » Pourtant, en 2001, Dominique Reynié avait déjà insisté sur la nécessité d’ouvrir la réflexion à « des univers d’expression » qui n’étaient pas pris en compte dans les réflexions contemporaines sur l’espace public : « Autrement dit, expliquait-il, n’est-il pas préférable de regarder l’opinion publique comme le résultat d’une certaine configuration organisant l’interaction entre un ensemble d’éléments très disparates, de la production des données au contexte de leur publication ? Ainsi, là encore à titre d’exemple, au xixe siècle, l’opinion publique prend place dans un monde où se côtoient une pluralité d’éléments : la presse et son extraordinaire développement, comme presse quotidienne, de masse par l’intégration des couches populaires dans les lectorats grâce à la baisse du prix du journal.14 »
Nous ne pouvons que prolonger la conclusion déceptive de Laurence Monnoyer-Smith lorsqu’elle cite nos travaux sur des objets expressifs comme les remixes de JT ou les sites hébergés par la première plate-forme de blogs (Skyblog), au sujet des émeutes des banlieues en novembre-décembre 2005, et pointer plus radicalement encore les limites de ces débats participatifs standardisés tant dans leur conception même de l’échange démocratique que dans leur déclinaison en sites Web répliqués sur les mêmes CMS.
Slide video en hommage à Bouna et Zied par flo93 par flo93
De fait, ces objets expressifs qui traitent de sujets politiques avérés et manifestent l’empowerment des citoyens sont souvent considérés comme de « sales objets » par tous ceux qui ont longtemps travaillé sur les cathédrales institutionnelles de l’e-démocratie, par tous ceux qui, s’inscrivant dans l’héritage d’une sphère publique littéraire apparue au XVIIIe siècle dans certains milieux lettrés , trouvent décidément que le modèle argumentatif est bien mis à mal par le langage SMS dont usent parfois les nouveaux entrants en politique. Pourtant, ces « sales objets » expriment une sociologie politique que la voie procéduraliste séquentialiste n’a pas encore prise en compte, à savoir une tendance expressiviste individualiste, qui rend nécessaire de s’intéresser à une pluralité de registres d’engagement vis-à-vis de la chose politique, une porosité des causes ainsi qu’une grande variété de matières de l’expression politique. Pour mieux comprendre ce qui fait débat sur Internet et quels sont les mécanismes de la participation politique en ligne, il nous semble important de prendre en compte l’arrière-plan social identitaire de ces nouveaux entrants ainsi qu’une mutation culturelle décisive induite par l’émergence des TIC.
Une politique expressiviste
Les user generated content, c’est-à-dire les contenus générés par les utilisateurs d’Internet, constituent désormais le principal contenu d’Internet. Le blogging évidemment et plus récemment la tenue de comptes sur les sites de réseaux sociaux15. Ces contenus sont évidemment de tous ordres : personnel, politique, culturel. À ce titre, on peut les considérer comme des « contenus expressifs », au sens où les individus s’approprient les agendas médiatiques (tel ou tel événement politique…), l’éventail des formes culturelles (séries télévisées, publicités, jeux…), des sources d’information différenciées (articles de journaux, encyclopédies en ligne, analyses d’un blogueur, études de chercheurs…) et les font leurs, soit en s’exprimant à leur sujet (dans un texte écrit, par le remix d’une vidéo, à travers un détournement de photo publicitaire…), soit en les réutilisant selon diverses procédures et procédés (embedding, republier un lien, partager un contenu jugé intéressant) dans leur propre création de contenu (un billet, un tweet, un commentaire, un hashtag…).
Marchand d’acier Tueur de région, hommage aux sidérurgistes de Gandrange pour la fermeture de l’acierie de MITTAL.
À travers des matières diverses (texte, image, son) et des pratiques variées (écrire, copier-coller, partager…), « ça parle politique » sur Internet, mais « ça parle » sous des formes d’expression beaucoup plus bigarrées que le seul registre discursif du débat argumenté et sourcé par une expertise certifiée. Sous des identités individuelles et sociales qui sont l’objet même de cette performativité expressive (à travers le choix d’une photo pour son profil, d’une description de soi et de tous les contenus que l’on peut générer à propos de soi), on peut aussi exprimer que l’on « veut » être sur Internet. Cette logique d’« individuation expressive » à l’œuvre dans les user generated content n’est possible que si l’on renvoie à l’arrière-plan social identitaire de l’individualisation réflexive, qui suppose que les individus doivent aujourd’hui trouver des réponses en partie par eux-mêmes à la question : « Qui suis-je ? » dans un moment de dé-traditionalisation des grandes institutions pourvoyeuses d’identités, tels la famille, la « race », le genre ou la classe, etc. Les identités personnelles et sociales ne sont plus alors données naturellement ni reproduites aveuglement.
Différents auteurs ont pointé la contingence, la distanciation et la réflexivité des individus vis-à-vis des modèles et des rôles sociaux16, et, dans ce qu’on pourrait appeler « le pôle compréhensif des sociologies de l’individualisme », on souligne plutôt les aspects positifs et émancipateurs : développement d’une réflexivité, élargissement des marges d’autonomie, rapport plus marqué à une intériorité personnelle, dimension d’autoproduction de son identité ou reconfiguration des « nous » par une plus grande place laissée au « je ». D’un point de vue méta-sociologique, l’individualisme expressif constitue donc l’arrière-plan du foisonnement des expressions politiques sur Internet. Sociologiquement, en France comme aux États-Unis, de récentes études montrent la démocratisation de cet expressivisme en termes d’âge, de classes sociales et de résidence17. Longtemps, les pratiques des « natifs digitaux » – la génération des enfants nés après 1979 et ayant grandi à l’ombre des réseaux de communication informatisés, un téléphone portable couteau suisse dans leur poche – ont été typiquement représentatives de cette politique expressiviste18. Henry Jenkins, spécialiste des fanscultures et promoteur de la notion de participatory culture dans son dernier ouvrage – Convergence Culture. Where old and new media collide19 –, s’est intéressé à cette question. Il s’est interrogé dans un article intitulé judicieusement « “Geeking out” for democracy20 » sur l’engagement civique de la génération des 15-30 ans, notamment en s’attachant aux hypothèses trop souvent énoncées sur le rôle crucial d’Internet dans le succès de Barack Obama à l’élection présidentielle américaine. Jenkins prend pour point de comparaison l’essai controversé Bowling Alone. The collapse and revival of American community, de Robert D. Putnam21, selon lequel la génération du baby-boom a découvert l’engagement civique dans les allées du bowling local ; engagement qui se trouve, selon Jenkins, en perte de vitesse. Précisons d’ailleurs que c’est en référence à cet essai de Putman qu’a été imaginé le premier site de réseau social, selon le fondateur de Meetup, en 2002 : « La première inspiration a été le livre de Putnam. Nous voulions fournir un service qui revitalise par Internet les communautés locales22. »
S’appuyant sur les études récentes du Digital Youth Project23, Jenkins démontre que les opportunités d’engagement pour la « génération Y », celle dite des « natifs digitaux », toujours connectée et mixant devoirs scolaires (learning), pratiques récréatives (messing, hanging out) et plaisir de la bidouille informatique (geeking), sont plus fortes que jamais. Il insiste sur la porosité des frontières entre participation culturelle et engagement civique dans leurs pratiques mêmes des TIC. Dans le prolongement de ces études, signalons que, en août 2008, une enquête réalisée par téléphone aux États-Unis, auprès de 2 251 adultes de plus de 18 ans, a donné lieu à un rapport particulièrement éclairant sur les pratiques politiques en ligne24. Par exemple, si les jeunes de 18 à 29 ans utilisent plus Internet que les autres tranches d’âge pour un engagement civique ou politique, les critères sociodémographiques (éducation, revenus, etc.) déterminent peu ces pratiques en ligne, à l’inverse de ce qui a été mesuré off line depuis 1948 par l’American National Election Studies (ANES)25. 34 % d’entre eux postent sur Internet des contenus touchant aux questions politiques. Cette « activité s’orientant vers l’engagement politique ou civique », selon la définition assez large de ce rapport, peut aussi parfois ne consister qu’en un simple slacktivism : devenir ami d’un homme politique sur Facebook en un clic ou soutenir une cause en en devenant « fan »26||.
Une démocratie sémiotique ?
Si l’on examine l’histoire récente des médias, avec notamment le développement des réseaux de partage et d’échange de fichiers musicaux ou de vidéos depuis une dizaine d’années, il apparaît que le rôle qui avait été dévolu au public depuis l’institutionnalisation d’une sphère publique culturelle au XVIIIe siècle et son industrialisation au XXe siècle se trouve quelque peu bouleversé. Comme le résume Henry Jenkins, le « public à qui on a donné le pouvoir de s’exprimer grâce à ces nouvelles technologies et qui occupe désormais un espace à l’intersection des anciens et des nouveaux médias exige de participer à cette culture27 ».
Les technologies de communication mobiles sont d’ailleurs mises en marché dans cette logique de la « customisation » de masse et de la personnalisation, faisant du téléphone portable une authentique « technologie du soi », pour reprendre une expression de Michel Foucault. Ainsi depuis une décennie, le régime des médias de masse dominant depuis le xxe siècle a été durablement déstabilisé par des innovations techniques qui ne lui appartiennent pas (Internet, p2p…). Cette mutation a donné lieu à une mutation sociale irréversible, celle-là même dont parle Henry Jenkins, et dont le premier signe est l’échange des rôles culturels institués ; une réversibilité des rôles auteur/diffuseur/programmeur/spectateur. Certains auteurs américains ont baptisé cette réversibilité des rôles la read/write culture, qui s’opposerait à une culture read only, comme le développe Lawrence Lessig dans sa réflexion sur la Remix Culture28. Certains considèrent ainsi qu’Internet aurait permis au peuple d’écrire quand l’imprimerie, elle, aurait permis de lire. Technologiquement parlant… évidemment, car la digital literacy n’a rien d’inné, même chez les natifs digitaux, et surtout, on l’a dit plus haut, les formes d’expression politiques ordinaires que nous devons prendre en compte dans ce qui fait débat sur Internet ne sont pas limitées à l’écrit.
Dans une atmosphère de « démocratie sémiotique », telle que l’a métaphorisée John Fiske29 à propos des interprétations pluralisées des programmes de la télévision de masse et qui semble être devenue réalité sur Internet, le « pouvoir-dire » des praticiens d’Internet en cet âge expressiviste peut se documenter et se décliner suivant différents registres, à travers diverses sources d’information et suivant des procédures qui n’ont rien à voir avec les débats publics construits de toutes pièces, au sujet de questions éloignées ou mal posées. Le débat des publics peut, lui, se lire, s’entendre, se voir sous un jour chaotique, certes, mais qui exprime néanmoins pleinement l’empowerment des citoyens.
Political remix
Les remixes nous semblent constituer de bons exemples pour qui veut étudier de l’intérieur comment les contenus autocréés peuvent être le support d’une expression politique et participer du débat des publics sur Internet. Le remix, sous ses formes plurielles (de la modification minimale d’un contenu à la recréation maximale), est un procédé d’écriture fréquent sur Internet. Il participe typiquement de la digital literacy au sens où l’on apprend sur le Web à s’exprimer en remixant, ne serait-ce que lorsqu’on « copie-colle » un lien vers une vidéo, vers un site, etc., pour l’adjoindre à un contenu de son cru. Lors des émeutes des banlieues de novembre-décembre 2005, nous avions ainsi étudié différents types de remixes sur les événements et leur couverture médiatique : du sous-titrage des journaux télévisés aux skyblogs tramant leur tissu textuel de photos de voitures brûlées ou de communiqués d’agences de presse30. Afin de documenter l’éventail des mises en récit de ces événements d’abord médiatiques, nous les avions confrontés à des productions plus singulières encore, comme la création de jeux en Machinima,narrations reprenant le répertoire du jeu vidéo et visant à expliquer (singulièrement au public américain) les raisons de ces émeutes (racisme…), ou encore à la mise en ligne de slides, montages de photographies de classe en hommage aux deux adolescents qui voulaient se cacher de la police, dont la mort dans un transformateur électrique avait déclenché les « émeutes ». Le machinima« French Democracy31 », réalisé par un jeune homme de 22 ans au moment des faits, est un bon exemple de ce que les Anglo-Saxons désignent par empowerment d’une forme d’expression culturelle – le jeu en 3D en l’occurrence, pour une prise de parole située dans le débat sur les banlieues françaises.
French Democracy, Alex Chan, 2005
À titre de comparaison, on peut citer cette récente étude américaine visant à contribuer au débat sur la participatory culture, tramant les expériences d’open democracy aux États-Unis qui portent sur les mashups et les remixes politiques de la dernière campagne présidentielle de 2008 – sachant qu’un Américain sur quatre a regardé les vidéos du candidat Obama, notamment sur YouTube. Partant du constat que les analyses des user generated content comme forme d’engagement politique portent trop souvent sur les blogs, les auteurs ont choisi d’étudier plutôt la montée des mashups politiques vidéo, avançant l’hypothèse que ces productions se posaient en allégorie de la capacité d’agir des citoyens. Retraçant l’historique des citizen video remixes, depuis « Vote different » (2007) jusqu’au célèbre « Yes we can » (2008), les auteurs de cette étude ont distingué trois allégories de ce qui amène des citoyens à s’engager dans la création d’un remix politique :
- la défense d’une cause ;
- la protestation politique ;
- le témoignage.
« Yes we can », 2008
À travers ces trois grands motifs d’engagement, les mashups politiques32 ont tour à tour une fonction d’outil, d’arme et d’observation. Notons que ces trois allégories renvoient encore aux revendications médiactivistes des années 1990 étudiées dans notre ouvrage Devenir Média33.
La dynamique interprétative et l’ouverture des textes propres à la culture contemporaine du remix sont typiques de la « démocratie sémiotique digitale ». Cette culture du remix est aujourd’hui une des modalités de participation à la vie politique, illustrant comment le « nous » d’un pays, d’un groupe, d’une cause, etc., est porté par la voix singulière de chacun au sens symbolique du terme, comme le proposait déjà le philosophe américain Emerson||.
le #hashtag de toutes les causes : Twitter comme espace contre-public
Autre source de ce qui fait débat et comment parmi les publics d’Internet le site Twitter, ouvert depuis juillet 2006, qui a réintroduit le caractère synchrone des échanges et des expressions en temps réel. Ce service, dont l’interface de programmation (API) est partiellement ouverte, a pu donner lieu à une inflation considérable d’applications et de clients pour mobiles ou Internet, offrant ainsi une grande pervasité aux messages postés sur ce réseau de microblogging.
C’est par un « hack d’usage » que la fonction politique de Twitter s’est révélée dans sa dimension d’empowerment. Certains utilisateurs ont eu l’idée de générer des mots-clés non naturels (en ajoutant un # devant un mot ou un groupe de mot), des hashtags – qui relèvent informatiquement parlant des microformats se surajoutant aux langages informatiques type html –, pour ouvrir un canal de communication qui pouvait être récupéré par certains moteurs de recherche. Certains hashtags ont été ouverts lors des attentats de Mumbai (#mumbay), des affrontements en Grèce (#griots) ou ont même été mobilisés pour surveiller les bureaux de vote lors de la dernière élection présidentielle aux États-Unis ou lors des élections législatives en Inde (#votereport).
Capture d’écran du site VoteReport
Cette pratique est devenue tellement commune que ses utilisateurs peuvent suivre quasi chaque jour sur Twitter des fils alimentés de discussions et d’informations en temps réel. On peut voir ainsi des utilisateurs endosser des causes, parfois lointaines géographiquement parlant, mais qu’ils font leurs, à travers différents types de contenu (liens vers des blogs, des articles de journaux, des vidéos, des commentaires, des impressions…), sur un problème porté à l’attention du public par l’agrégation volontaire de leurs messages. Cette mise en commun est rendue possible par l’ouverture de ce canal sémantique créé par consensus implicite (à travers des essais-erreurs, des contre-propositions) ou par initiative personnelle.
Une façon de protester ou d’empêcher une expression collective consiste aussi à proposer un contre-hashtag afin de leurrer les adversaires politiques. Plus récemment, en France, à l’initiative d’un journaliste de Libération et d’un blogueur, on a pu observer un mouvement sur Twitter contre la nomination du fils du président de la République à la tête de l’Établissement pour l’aménagement de la région de La Défense (Epad).
Cela confère à Twitter une fonction d’espace contre-public médiatique à proprement parler. La notion d’espace contre-public renvoie aux propositions de Oskar Negt et de Alexander Kluge dans Public Sphere and Experience. Toward an analysis of the bourgeois and proletarian public sphere34. En réponse au modèle trop hégémonique de l’espace public de Jürgen Habermas, qui ne prend pas en compte l’existence d’autres publics que le public lettré bourgeois idéalisé à partir du xviiie siècle, les auteurs ont introduit l’idée de counter-public sphere. Cette notion est particulièrement utilisée aux États-Unis par les minorités pour rendre compte de la pluralité des publics et de leurs espaces de publicisation. Dominique Reynié, dans son archéologie habermasienne de l’espace public et de l’opinion critique , cite également les travaux de Nancy Fraser, qui, en pointant l’exclusion des femmes dans la formation idéalisée de l’espace public, a permis de réévaluer l’importance que revêt la fonction d’exclusion, non seulement dans la constitution d’un espace public, mais encore dans son fonctionnement35.
Nous employons cette notion d’espace contre-public, quant à nous, non pas tant sous l’angle de cette problématique de publics subalternes et de minorités que dans le sens d’un espace public généré par les usagers de Twitter, individuellement inscrits dans différentes communautés ou pas. De plus, nous nous référons à la notion de public dans une conception plus pragmatique, qui renvoie à la conception proposée par John Dewey d’individus se rassemblant autour d’un problème qu’ils rendent public à des fins de réglementation36. Ainsi un espace contre-public est-il aussi constitué à travers une mobilisation et l’identification d’une cause, d’une raison d’agir, d’un motif, d’un problème public.
Cet espace contre-public peut aussi faire office d’espace médiatique alternatif, dès lors que le réseau Internet est censuré dans certains pays, comme ce fut le cas en Iran en juin 2009. En effet, dès l’annonce des résultats de l’élection présidentielle iranienne , le canal #iranelection est devenu l’espace sémantique qui a fédéré l’ensemble des messages sur les événements. C’est probablement ce procédé qui a contribué à créer un véritable espace contre-public de communication, renforçant ainsi la mobilisation internationale sur la question iranienne37.
Certains considèrent que ces expressions collectives qui peuvent déboucher sur des actions de rue, tels des flashmobs, seraient mues par une sorte d’effet de viralité (buzz), reprenant des théories pseudo-scientifiques autour de la « mémétique », de gênes auto-replicants issue d’une analogie dangereuse avec la génétique, la théorie de la sélection naturelle et in fine de l’eugénisme. Faire relever l’affiliation de son expressivité individuelle à un hashtag commun d’une forme immanente positiviste est une façon tout à fait saugrenue de dénier les subjectivités, leur empowerment et les dynamiques collectives qui se configurent dans cette publicisation des expressions. Laisser croire que les individus « tweetent » à leur insu sur des sujets politiques et que les mobilisations collectives qui parfois en résultent relèvent du pathologique donne à penser que les internautes sont agis. Laisser croire également qu’ils sont mus par une force qui les dépasse contribue indéniablement à nier leur capacité d’agir… Telles sont les inconséquences politiques que porte l’usage immodéré de la notion de buzz. Ce qui va à rebours même des intentions de ceux qui y participent, faut-il le rappeler.
Conclusion. Le paradigme agrégatif : pragmatique des échanges et politique du lien
Il convient néanmoins de dire que c’est sur ce seul terrain pragmatique des échanges intersubjectifs et des expressions singulières que nous pouvons documenter ce qui fait débat parmi les publics sur Internet. Les grosses machineries, sortes de cathédrales, développées naguère par les pouvoirs publics et les promoteurs de débat public pour expérimenter une e-democracy conçue comme un deus ex machina ont atteint leur limite ultime, et même ses défenseurs autrefois les plus empressés conviennent aujourd’hui qu’il faut s’intéresser a minima à d’autres objets. Ces cathédrales sont tout juste bonnes aujourd’hui à donner un alibi de débat public ou pire à éteindre les polémiques et les débats qui émergent parfois même d’Internet et de ses espaces d’expression pluriels (nous pensons évidemment ici entre autres au débat sur les nanotechnologies).
Renouveler les objets, les supports, les formats du débat public est une condition, nous venons de le dire, a minima, car il s’agit non pas seulement d’une simple question de nouveaux objets, mais bien d’un nouveau rapport au débat public, à la citoyenneté et à la démocratie, qui cherche à se réinventer à la faveur de l’émergence et du développement de ces technologies d’information et de communication. Nul ne songe plus, du moins l’espérons-nous, à substituer « la puissance des machines à l’impuissance des humains38 » pour résoudre la crise de ses autorités et de ses institutions que traverse actuellement la politique . Tout au plus, ces technologies et leurs usages peuvent apparaître comme autant de « laboratoires » ad hoc nous permettant non seulement d’observer, mais aussi d’expérimenter de nouvelles procédures et formes, de nouveaux supports et outils d’information des citoyens ou de débat public.
Parler depuis un compte de SNS, sous une ou plusieurs identités réfléchies, exprimer sa subjectivité politique nourrie de sources d’information et de connaissances pluralisées, formuler une opinion singulière à travers différents formats et supports, s’affilier volontairement à une cause par différentes procédures techniques (« hashtaguer », « retweeter », partager, voter, commenter, remixer , etc.), c’est en effet participer à un débat public codesigné par les propres moyens techniques des individus. C’est dans la dynamique sociale du partage et de l’échange – celle-là même que permettent, sur le plan des possibles techniques, le Web dynamique et le format xml des user generated content – que pourrait s’architecturer, avec les moyens du bord, une démocratie électronique émanant des citoyens.
Ce paradigme de la démocratie en ligne bottom up, dont la sociologie est l’individuation expressive et la culture est celle de la participation, nous pourrions le nommer « paradigme agrégatif ».
Ce paradigme agrégatif vient rendre compte de l’agrégation des subjectivités politiques par des procédures socio-techniques qui visent à produire du commun dans une dialectique renouvelée de l’individu et du collectif. La voie procéduraliste top down, telle qu’elle semble se décliner aujourd’hui à travers différents sites (voir le débat public sur les nanotechnologies ou les sites de campagne pour les élections régionales), peut alors sembler être une façon de rationaliser la vie démocratique pour limiter les effets incontrôlables de ce « pouvoir-dire » éprouvé sur Internet.
Nous arrivons donc à deux paradigmes tout à fait opposés de la démocratie en ligne et donc à un carrefour qui touche à son devenir même. Dans la voie procéduraliste, il s’agit de construire un débat sur Internet, alors que dans la voie agrégative, il s’agit de faire débat avec Internet. Dans le premier cas, le débat est mis en procédure linéairement et s’impose aux internautes. Dans le second cas, les publics se constituent autour du débat avec les moyens techniques qu’ils ont sous la main et les ressources symboliques foisonnantes qui sont les leurs.
Illustration du paradigme Gov 2.0 par Tim O’Reilly
C’est cette pragmatique de la démocratie en ligne qu’ont choisi de féconder les équipes engagées autour du président américain, Barack Obama, avec le chantier de la transparence et l’open government – que nous analyserons dans le prochain article de cette série –, la réinventant par là même. En effet, le chantier lancé par Barack Obama consiste non pas à construire la machine ultime qui permettrait de produire de la démocratie et du débat public, la killer application de la démocratie, mais bien à inciter les citoyens, les entreprises, les fonctionnaires locaux ou fédéraux à mobiliser leurs ressources techniques et expressives pour que public devienne « cocréateur d’idées », comme le disait récemment le conseiller nouvelles technologies de Barack Obama. Le lexique lui-même peut paraître surprenant, tant il contraste avec le lexique traditionnel des politiques : des États et même le gouverment fédéral se mettent à parler de mashups, de datas, de contests, de crowdsourcing, de cloud computing, de user generated content, etc., comme procédures désormais devenues ordinaires des modalités de débat en ligne. Loin de partir d’une conception idéale de la démocratie, les promoteurs de l’open government et du government 2.0 renversent alors de manière assez radicale l’approche : partant des dispositifs, des formes et des formats de débat, des supports d’expression vernaculaires sur ce média qu’est Internet, ils tentent aujourd’hui d’utiliser ces nouveaux modes d’expression pour produire du débat et de la mobilisation et ainsi expérimenter un mode de gouvernance reconnectant de façon inédite le bottom up et le top down.
Notes
1 Ce titre est une référence à un des textes fondateurs du mouvement open source : The Cathedral and the Bazaar, de Eric S. Raymond, qui marque une rupture majeure dans le monde du logiciel libre. Contrairement à Richard Stallman, qui insiste dans ses travaux sur la notion de liberté contenue dans sa théorie politique du free software, Eric S. Raymond considère le mouvement d’ouverture du code source avant tout comme un mode de production fondé à la fois sur les sources ouvertes et sur un mode de production coopératif. La Cathédrale et le Bazar est une analyse comparative du mode de production de deux systèmes d’exploitation : Unix, dont le développement a été extrêmement centralisé, et GNU/Linux, qui a agrégé des codes émanant de milliers de développeurs. L’analogie avec la problématique de la démocratie électronique nous semble aller de soi, tant le mouvement d’open democracy revendique cet héritage de l’open source (sources ouvertes, rôle des publics, etc.) et le prolonge grâce aux acteurs qui l’animent. Voir http://www.catb.org/~esr/writings/cathedral-bazaar/cathedral-bazaar.
2 Cet article s’appuie pour partie sur une étude réalisée pour une agence parisienne de création de sites Web. Qu’elle soit ici remerciée de son accueil, de sa confiance et de son ouverture d’esprit. Nous espérons que ces quelques éléments de réflexion pourront contribuer à nourrir cette « conversation ».
3 T. Vedel, « L’idée de démocratie électronique. Origines, visions, questions » in P. Perrineau (dir.), Le Désenchantement démocratique, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, coll. « Monde en cours. Essai », 2003, p. 243-266. Disponible sur : http://gdrtics.u-paris10.fr/pdf/ecoles/sept2003/01-03_vedel.pdf.
4 A. Melucci, Challenging Codes. Collective action in the information age, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
5 Nous avons commencé en 2003 à réfléchir sur ces questions liées à la démocratie électronique en rendant compte d’une étude que nous avons réalisée autour d’un des premiers dispositifs de consultation publique, expérimenté dans le cadre d’une réflexion sur l’aménagement de la route nationale 19. Voir : « La technique comme prétexte à une réflexion sur un renouvellement de la démocratie et de la pratique militante. Formats et procédures de débat public sur Internet », colloque « Les mobilisations altermondialistes », 3-5 décembre 2003. Disponible sur : http://www.afsp.msh-paris.fr/activite/groupe/germm/collgermm03txt/germm03blondeau.pdf. Travaux prolongés dans une perspective latourienne par N. Benvegnu, « Le débat public en ligne. Comment s’équipe la démocratie dialogique ? », Politix, n° 75, 2006. Disponible sur : http://www.oten.fr/IMG/pdf/Article_Debaten_ligne_NBenvegnu.pdf.
6 Direction générale de la démocratie et des affaires politiques, Conseil de l’Europe, « La démocratie électronique : un pari audacieux », Forum pour l’avenir de la démocratie, Madrid, 15-17 octobre 2008. Disponible sur : http://www.coe.int/t/dgap/democracy/Activities/DemocracyForum/2008/Proceedings_FFD08_FR.pdf.
7 L. Monnoyer-Smith, « Le débat public en ligne : une ouverture des espaces et des acteurs de la délibération ? », IXe Congrès de l’Association française de science politique, atelier n° 8, « La discussion politique en ligne. Enjeux théoriques et interrogations méthodologiques », Toulouse, 5-7 septembre 2007. Disponible sur : http://www.congres-afsp.fr/ateliers/textes/at8monnoyer.pdf.
7 T. Vedel, « L’idée de démocratie électronique. Origines, visions, questions », in P. Perrineau (dir.), Le Désenchantement démocratique, op cit.
8 L. Monnoyer-Smith, « Le débat public en ligne : une ouverture des espaces et des acteurs de la délibération ? », p. 3, IXe Congrès de l’Association française de science politique, atelier n° 8, « La discussion politique en ligne. Enjeux théoriques et interrogations méthodologiques », Toulouse, 5-7 septembre 2007. Disponible sur : http://www.congres-afsp.fr/ateliers/textes/at8monnoyer.pdf.
9 http://www.sopinspace.com/.
10 http://www.sopinspace.com/fr/approche.
11 http://www.readwriteweb.com/archives/the_dirty_little_secret_about_the_wisdom_of_the_crowds.php.
12 L. Monnoyer-Smith, « Le débat public en ligne : une ouverture des espaces et des acteurs de la délibération ? », p. 4-5, op. cit.
13 L. Monnoyer-Smith, « Le débat public en ligne : une ouverture des espaces et des acteurs de la délibération ? », p. 9, op. cit.
14 D. Reynié, « La théorie de l’opinion publique à la recherche d’un nouveau souffle », Hermès, n° 31, « Perspectives anglo-saxonnes », 2001. Disponible sur : http://documents.irevues.inist.fr/bitstream/2042/14538/1/HERMES_2001_31_21.pdf.
15 Notons que la majeure partie des créateurs de contenus sont tout simplement les utilisateurs de réseaux sociaux et de blogs qui partagent photographies, liens et vidéos, etc., en plus du nombre toujours croissant de personnes qui créent leurs blogs ou encore « uploadent » leurs propres vidéos sur les plates-formes de partage. En 2008, 71 millions de personnes ont créé du contenu sur les réseaux sociaux, 21 millions de blogs sont régulièrement entretenus, 15 millions de vidéos ont été « uploadées », et plus de 11 millions de personnes ont participé à des mondes virtuels. Une personne est considérée active et prise en compte dans ce calcul à partir du moment où elle a généré du contenu au moins une fois par mois. Voir A. Haddad, « 82 millions de créateurs de contenu aux US en 2008 ! », Mashable France, réseaux sociaux et communautés virtuelles. Disponible sur http://fr.mashable.com/2009/02/20/82-millions-de-createurs-de-contenu-aux-us-en-2008. Notons qu’il y a en France 16 millions de comptes Facebook, pas tous actifs (source Médiamétrie, septembre 2009) et 26 millions de profils et de blogs sur le réseau social Skyrock.com (source Skyrock.com, juillet 2009). Le nombre de comptes Twitteren France est difficile à connaître précisément, car l’indication de localité n’est pas toujours faite et peut même devenir le support d’une action comme lors des événements en Iran, (voir notre précédente lettre à ce sujet sur http://www.fondapol.org/les-travaux/les-articles-web.html). 2 % des internautes français auraient un compte Twitter contre 45 % des internautes interrogés qui déclarent avoir un compte sur Copains d’avant site et 30 % pour Facebook. Et si l’on s’intéresse aux tranches d’âge, on observe que 39 % des internautes de 18 à 34 ans ont un compte Facebook, contre 61 % sur Copains d’avant (source Ifop, août 2009).
16 Voir U. Beck, La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier, coll. « Alto », 2001 ; de C. Taylor, Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 1998 dans son étude du tournant expressiviste dans les Sources du moi moderne et de A. Giddens et son concept de « modernité́ réflexive» dans Modernity and Self-Identity. Self and society in the late Modern Age, Stanford, Stanford University Press, 1991 et C. Taylor, Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 1998.
17 Voir pour les États-Unis A. Lenhart, « The democratization of online social networks. A look at the change in demographics of social network users over time », Milwaukee, AoIR 10.0, 2009. Disponible sur : http://pewinternet.org/Presentations/2009/41–The-Democratization-of-Online-Social-Networks.aspx. En France, une enquête quantitative apporte des nuances au discours trop peu documenté empiriquement sur une fracture numérique à la française, voir T. Beauvisage, « Computer usage in daily life », 2009. Disponible sur : http://portal2.acm.org/ft_gateway.cfm?id=1518791&type=pdf&coll=portal&dl=ACM&CFID=575755565&CFTOKEN=575755565.
18 En France, selon une étude du Credoc réalisée à la demande de l’Autorité de régulation des télécoms (ARCEP) en juin 2008, 14 % des Français de 12 ans et plus – soit 22 % des internautes – se disaient auteurs d’un blog ou d’un site mettant en ligne des textes, des photos, des vidéos ou de la musique. Ce qui représente 7 millions d’usagers créateurs de contenus. Si seulement 6 % des plus de 40 ans ont déjà créé un blog sur Internet, plus d’un adolescent sur deux écrit des textes sur sa propre page Internet (53 %), et une personne sur trois entre 18 et 25 ans.
19 H. Jenkins, Convergence Culture. Where old and new media collide, New York, New York University Press, 2006.
20 Disponible sur : http://www.henryjenkins.org/2009/05/geeking_out_for_democracy_part.html.
21 R. D. Putnam, Bowling Alone. The collapse and revival of American community, New York, Simon & Schuster, 2000.
22 Cité par T. Scholz, « A history of the social web (draft) », 2007. Disponible sur : http://web.archive.org/web/20071025051023/http://www.collectivate.net/journalisms/2007/9/26/a-history-of-the-social-web.html.
23 M. Ito, (dir.), « Living and learning with new media ». Disponible sur : http://digitalyouth.ischool.berkeley.edu/report.
24 A. Smith, K. Lehman Schlozman, S. Verba et H. Brady, « The Internet and civic engagement », Pew Internet & American Life Project, 2009. Disponible sur : http://www.pewinternet.org/~/media//Files/Reports/2009/The Internet and Civic Engagement.pdf.
25 Voir http://tinyurl.com/lr8z2f.
26 Sur cette notion, on le comprend quelque peu critique, voir E. Morozov, « From slacktivism to activism », 5 septembre 2009. Disponible sur : http://neteffect.foreignpolicy.com/posts/2009/09/05/from_slacktivism_to_activism.
27 H. Jenkins, Convergence Culture. Where old and new media collide, op. cit. Pour la traduction, voir L. Allard et O. Blondeau, (dir.), « 2.0 ? Culture numérique, cultures expressives », Médiamorphoses, n° 21, septembre 2007.
28 L. Lessig, Remix. Making art and commerce thrive in the hybrid economy, New York, The Penguin Press, 2008.
29 Routledge, 1988.
30 L. Allard et O. Blondeau, « La racaille peut-elle parler ? Objets expressifs et émeutes des cités », Hermès, n° 47,« Paroles publiques. Communiquer dans la cité », 2007.
31 Disponible sur http://www.machinima.com/film/view&id=1407 . Machinima désigne à la fois un ensemble de techniques de production audiovisuelle (un logiciel de création en 3D appelé The Movies) et un genre cinématographique (regroupant bien entendu les œuvres réalisées par ces moyens techniques particuliers).
32 Un mashup est la superposition de deux contenus à proprement parler.
33 L. Allard et O. Blondeau, Devenir Média. L’activisme sur Internet entre défection et expérimentation, Paris, Éditions Amsterdam, 2007. Disponible sur : http://www.devenirmedia.net/DevenirMedia.pdf.
34 O. Negt et A. Kluge, Public Sphere and Experience. Toward an analysis of the bourgeois and proletarian public sphere Minneapolis, University of Minnesota Press, coll. « Theory and history of literature », 1993.
35 D. Reynié, « La théorie de l’opinion publique à la recherche d’un nouveau souffle », Hermès, op. cit, p. 26.
36 Voir J. Dewey, œuvres philosophiques. Tome II. Le Public et ses problèmes, Pau, Publications de l’université de Pau, Tours, Farrago, Paris, Éditions Léo Scheer, 2003 ; avec une introduction éclairante de Joëlle Zask. Elle écrit notamment que, selon Dewey, le public est à la fois un sujet et un objet pour lui-même.
37 Voir la série d’articles parus ou à paraître que nous avons réalisés sur cette question, dont le premier a été mis en ligne le 11 juillet 2009 sur le site de la Fondation pour l’innovation politique : « L’Iran ou la guerre des proxies : vers une culture publique de la sécurité informatique ? » Disponible sur : http://www.fondapol.org/les-travaux/politique-2zero/single-innovtion-theorie/titre/liran-ou-la-guerre-des-proxies-vers-une-culture-publique-de-la-securite-informatique.html.
38 T. Vedel, « L’idée de démocratie électronique. Origines, visions, questions », in P. Perrineau (dir.), Le Désenchantement démocratique, op. cit.
Les auteurs
Olivier BLONDEAU, consultant en communication politique, et Laurence ALLARD, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Lille-III, coauteurs de Devenir média. L’activisme sur Internet entre défection et expérimentation (Éd. Amsterdam, 2007) et chargés de la rubrique de veille « Politique 2.0 » de la Fondation pour l’innovation politique
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