Houellebecq, Islamophobe ou Tocquevillien ?

Christophe de Voogd | 18 février 2015

14080421279_8628578c5e_bHouellebecq, Islamophobe ou Tocquevillien ?

Par @Christophe de Voogd

Retour sur un livre complexe trop souvent brocardé avant d’être lu.

Sophismes et procès d’intention

Oh, Comme il fut difficile à ouvrir, ce livre ! N’avait-on pas entendu de toutes parts qu’il était « islamophobe », « ignoble », voire « à gerber » ? La palme revient à Jean Marie Le Clézio, prix Nobel de littérature : « Je n’aime pas beaucoup le titre de ce livre et je ne le lirai probablement pas parce que je ne pense pas que ce soit un bon message à donner aux Français, de leur dire qu’ils doivent avoir très peur de l’islam ». Refuser de lire un livre à cause de son « message » …que l’on n’a donc pas lu ? Comme souvent, la political correctness va de pair avec le sophisme.

Si la curiosité fut néanmoins la plus forte, c’est que quelque chose ne collait pas dans toutes ces « critiques » (si l’on ose employer le mot). Aucune ne reposait sur un argument de fond, ni même sur la moindre citation du livre. L’avait-on seulement lu ?

Alors, lisons donc ce livre, et voyons y plus clair dans tous ces procès (d’intention).

Islamophobe ? Non, mais ambigu

La règle première de toute interprétation est le respect de la lettre d’un texte. Or le livre décrit l’apaisement d’une société française jusque-là au bord de la guerre civile, apaisement procuré par la victoire de la « Fraternité musulmane » aux élections présidentielles de 2022 : fin des attentats, recul spectaculaire de la délinquance, climat détendu dans un Paris printanier. Le personnage central de la mouvance islamiste, le professeur Rediger est présenté comme aussi instruit que charmant. Et il entame avec le narrateur un dialogue de haute volée qui n’occupe pas moins de 20 pages du livre (+15 autres de commentaire d’un livre du même Rediger) sur les mérites comparées des religions, le sens de l’histoire et de la condition humaine… le tout à la lumière de l’oeuvre de René Guénon, qui n’est pas le premier venu en matière de spiritualité musulmane. Il est donc clair que Houellebecq ne s’est pas aventuré sur ce terrain miné sans de solides connaissances, dont ses lecteurs -ou plutôt ses non-lecteurs ! – sont à l’évidence dépourvus : qui connaît encore René Guénon ?

Il reste que la « nouvelle société » instaurée par la Fraternité musulmane est bel et bien liberticide; il reste surtout que l’ironie mordante de Houellebecq pourrait bien être le vecteur d’une redoutable charge. Contre qui : les Musulmans ? Les Islamistes ? Si la lettre du roman est claire et précise – il s’agit d’islamistes proches des Frères musulmans comme leur nom l’indique- la présentation de l’Islam à travers leurs seuls yeux et leur seule politique risque fort de prêter à l’amalgame. Voilà où se situe le vrai problème du livre quant à son contenu. Mais ayons au moins l’honnêteté d’un débat là-dessus, débat (combat) qui se déroule au sein même de l’Islam, faut-il le rappeler ? Et rappeler aussi qu’une version radicale, identitaire et politique de cet Islam est passée à l’offensive, au sein comme à l’extérieur de la communauté musulmane?

Crypto-fasciste ?

L’accusation sans cesse répétée d’un livre qui ferait le lit de l’extrême droite tient, elle, beaucoup moins : le début est en effet placé sous le signe des attentats commis, à qui mieux mieux, par les djihadistes et par « le Bloc identitaire » ; les élections se jouent sur le fil entre Marine Le Pen et Mohammed Ben Abbes, le chef de la Fraternité musulmane ; lequel ne l’emporte que par une habileté politique « mitterrandienne » (sic) et le ralliement des autres partis contre le Front national. Mais davantage, à travers le portrait de Rediger, se dégage un message explicite : d’abord attiré par l’extrême droite, membre lui-même du Bloc identitaire, il est passé à l’islamisme. Peut-on mieux dire la proximité profonde et la complicité objective des extrêmes, n’en déplaise à la vulgate « antifasciste », toujours en retard d’une guerre idéologique?

Invraisemblable ?

A l’évidence la prise du pouvoir en France d’un leader islamiste, même « modéré », par un processus démocratique paraît bien éloignée des probabilités politiques des prochaines années. Aussi bien Houellebecq n’a-t-il voulu explorer que ce qu’il appelle une « possibilité», la mission même de la littérature selon Kundera ; « possibilité » justifiée par des perspectives devenues crédibles depuis les événements de janvier dans un livre écrit, rappelons-le, bien avant ces derniers: le désarroi de l’UMP, la réélection de François Hollande en 2017, la candidature de Manuel Valls en 2022, la présence de Marine Le Pen au second tour de la présidentielle, la rivalité entre frères ennemis, frontistes et islamistes, et l’existence même d’un parti musulman français qui vient, de fait, d’être fondé…Et que dire de l’émigration des Juifs français vers Israël, question centrale dans le livre, dont on ne parlait guère avant janvier 2015 ?

Conte philosophique

Mais là n’est évidemment pas l’essentiel dans ce qui n’est pas un livre de politique fiction. Il s’agit en fait d’un conte philosophique à la Montesquieu ou à la Voltaire, plus que d’un roman. Il est question ici non de l’avenir mais du présent ; le but est de nous renvoyer une image de nous-mêmes, de dresser un « état des lieux » de la France « post-post-moderne ». En l’occurrence, une société à bout de souffle et d’espoir, incarnée ou plutôt « désincarnée » par ce « François » (« Français » évidemment), professeur d’université et spécialiste de Huysmans. Toute la panoplie de l’anti-héros houellebecquien est présente dans cette sous- existence, consommée trop vite entre petits plaisirs d’alcool (beaucoup) et plaisirs très inégaux de sexe (quand c’est possible) ; le tout sans conviction, sans engagement et sans courage (« pas même celui du suicide »). Un cocktail déprimant, qui peut agacer certains, mais heureusement relevé par une autodérision constante, que l’on aimerait retrouver chez les Inquisiteurs anti-Houellebecq.

Pourvoyeurs de Sens

Dans ce conte philosophique, ce n’est donc pas « l’Islam comme soumission » qui est dénoncé, ni même la « soumission à l’Islam », comme le veulent les contre-sens courants, mais la lâcheté, mâtinée de fascination, d’une société devant les pourvoyeurs intéressés de Sens dans un monde qui n’en a plus ; le rêve mortifère de nouveaux repères, voire d’un nouveau conformisme qui hante notre liberté si errante et si lourde à porter. Que ce sens et ce conformisme viennent des Identitaires ou des Islamistes, peu importe, sauf que – fine analyse de Houellebecq-  les religions ont un atout que les idéologies laïques n’ont pas : le sacré. D’où la question centrale de la conversion (au catholicisme il y a un siècle, à l’islam aujourd’hui) qui hante le roman, à travers le dialogue permanent avec Huysmans (mais aussi la référence à Péguy et Guénon) et l’histoire du narrateur. L’islam fonctionne donc ici, à la faveur de l’étymologie arabe du mot, comme une métaphore de cette soumission individuelle et collective, à laquelle, sous une forme ou sous une autre, nos démocraties vieillissantes aspirent secrètement, au-delà de leurs slogans hédonistes et libertaires.

Un livre tocquevillien

Au fond, voilà un livre tocquevillien, qui passe au scalpel une société aboulique, « énervée » au sens premier du terme, par un individualisme forcené qui a coupé les hommes les uns des autres (et, plus encore des femmes, déplore Houellebecq !): un individualisme né, faut-il le rappeler, pour Tocqueville comme pour Nietzsche (autre grande référence du livre), non des excès de la liberté mais de l’égalité. Et duquel peut sortir un nouveau type de despotisme qui prend chez Houellebecq la forme de l’Islam politique:

« Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. (…) quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie. Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance » (De la démocratie en Amérique, 2e partie, livre IV, chapitre 6)

Vitriol

Dès lors la question se pose de savoir ce qui vaut tant de haine à l’auteur de Soumission. Infraction à la political correctness, sans doute ; cruauté à l’égard de certains hommes politiques (François Hollande et surtout François Bayrou), sans doute encore ; férocité à l’égard des petitesses du monde universitaire, peut-être aussi. Mais, plus décisif, le portrait au vitriol, derrière la fausse nonchalance houellebecquienne, d’une certaine élite intellectuelle et médiatique, repliée sur elle-même, prête aux compromissions intéressées et peu préoccupée de son devoir d’information et de réflexion:

« L’absence de curiosité des journalistes étaient vraiment une bénédiction pour les intellectuels parce que tout cela était aisément disponible sur Internet aujourd’hui…Mais après tout je me trompais peut-être, tant d’intellectuels au XXème siècle avaient soutenu Staline, Mao ou Pol pot sans que cela ne leur soit vraiment reproché ; l’intellectuel en France n’avait à être responsable, ce n’était pas dans sa nature. » (p.270-271)

Evidemment, pour les cibles visées et visiblement atteintes, il y avait de quoi tout faire pour décourager la lecture d’un livre décidément « scandaleux »! Mais dont la part de vérité, hélas, ne cesse de grandir de Paris à Copenhague, à travers les attentats qu’il avait prédits ; les petites et grandes lâchetés qu’il avait brocardées ; et les réactions haineuses qu’il a lui-même suscitées et qu’il avait anticipées. Et qui, plus sûrement que la renaissance des clivages partisans, risquent de mettre un terme à « l’esprit du 11 janvier ».

Crédit photo : / Extrait de « L’enlèvement de Michel Houellebecq »

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