Jeremy Bentham: le libéralisme contre l'homophobie

Fondapol | 12 juillet 2011

12.07.2011Alors que la ronde festive de la gay pride vient de s’achever pour cette année, alors que la lutte contre l’homophobie retrouve une triste priorité à cause de la recrudescence des agressions, il est utile de revenir aux origines de la protestation contre le sort atroce, si longtemps réservé en Europe même, aux sexualités différentes. Protestation libérale en l’occurrence, que l’on doit à l’un des très grands noms de cette tradition : Jeremy Bentham.

Un manuel de contre-argumentation

Dans un essai de 60 pages manuscrites rédigées en 1785, le fondateur de l’utilitarisme offre un petit bijou de philosophie pratique, où la rigueur analytique anglo-saxonne se combine à une malice toute voltairienne. Un véritable manuel de contre-argumentation, diront les spécialistes de rhétorique, où sont passés au crible de la critique les arguments traditionnels, encore largement entendus (ou sous-jacents dans le débat, political correctness oblige !) contre l’homosexualité : acte « contre-nature », danger de la « contagion », mépris des femmes, affaiblissement de la virilité, voire risque de dépopulation… Et Bentham de partir (gaiement!) à la chasse aux préjugés, doté d’un arsenal impressionnant, allant de la réfutation factuelle à la mise en contradiction des positions homophobes et puisant ses arguments dans l’histoire, le droit pénal, la physiologie, les civilisations comparées et la morale – utilitariste, comme il se doit.

Bentham, « avocat des gays » ?

Bien sûr, gare à l’anachronisme ! Présenter Bentham comme l’avocat des gays serait aller un peu vite en besogne. Sans doute serait-il le premier surpris (choqué ?) devant la revendication contemporaine du mariage et de l’adoption. L’homosexualité – pardon la « pédérastie », le mot n’est pas indifférent – est pour lui une passion surtout masculine (Lesbos n’a droit qu’à une brève escale), largement due à l’éducation des garçons et à la « disponibilité » des femmes, et n’ayant rien de définitif, ni d’exclusif : les exemples antiques les plus célèbres, de Socrate à César, tout comme les mœurs si libres d’ « Otahiti » (Tahiti) ne montrent-ils pas une pratique assumée de la bisexualité ?

Une prudence obligée

Plus gênantes pour notre sensibilité post-moderne sont les nombreux termes péjoratifs, repris par Bentham lui-même, pour qualifier ce goût : « abomination », « grotesque » , « répugnant », « odieux » et, au minimum, « inapproprié », autant de mots qui lui vaudraient aujourd’hui les foudres militantes, voire un procès en… homophobie.

Mais il faut d’une part prendre en compte l’évolution de Bentham sur le sujet (abordé à trois reprises dans quelques 300 feuillets au cours de sa vie) qu’il évoquera plus tard, avec la liberté de l’âge, de façon neutre, voire favorable. Il faut surtout voir dans cette concession aux mots de l’époque l’effet d’une prudence bien compréhensible dans une Angleterre qui punit de la peine de mort  la sodomie et qui a tôt fait d’accuser tout défenseur des « pédérastes » du « vice » en question ! Bentham, dans les notes accompagnant le manuscrit en est pleinement conscient: « sur les autres sujets, on s’attend à ce que vous restiez serein ; mais sur ce sujet, si vous laissez voir que vous ne vous emportez pas, vous avez rendu un jugement contre vous-même ». Conscience aigüe du risque, qui le poussera à ne pas publier son essai par peur d’ « être suspecté, sinon accusé d’une propension à commettre cet acte ».

Le XVIIIème siècle et la « pédérastie »

C’est dans ce contexte qu’il faut comparer la position de Bentham avec les autres discours du XVIIIème siècle sur la question. C’est-à-dire en étudiant le corpus qu’ils constituent mais aussi l’« archive » dans laquelle ils s’insèrent, c’est-à-dire l’ensemble des énoncés possibles à une époque donnée sur un sujet donné, pour reprendre l’approche lumineuse de Michel Foucault[1]. Or le dix-huitième siècle ne saurait produire le discours actuel sur le « droit à la différence » ou l’analyse du gender. Trois types d’énoncés concurrents existent à cette époque sur l’homosexualité -pardon, la « pédérastie » !- : celui, transgressif de Sade, celui, répressif, de l’Eglise comme du droit positif, celui, très ambigu, des Lumières. Car ces dernières se révèlent un peu pâles en la matière ! Si elles condamnent, de Montesquieu à Voltaire en passant par Beccaria, l’excessive sévérité des lois, leur réprobation morale reste intacte – surtout chez Voltaire, qui en oublie son ironie anticonformiste…

Une argumentation empirique

Bentham commence, lui, par une réfutation des arguments usuels de l’homophobie, qui n’ont aucun fondement empirique : ni misogynie (la haine des pédérastes pour les femmes reste, c’est le moins qu’on puisse dire, à prouver !), ni affaiblissement de la virilité (quels guerriers que ces amants du bataillon sacré de Thèbes !), ni risque de « contagion » : comment  s’alarmer de ce dernier et prétendre en même temps que la pédérastie est contraire à la nature ? Ni de dépopulation : la Grèce antique n’a-t-elle pas toujours eu un excédent de naissances ? Et par un effet boomerang, Bentham de renvoyer les pourfendeurs religieux de la pédérastie aux conséquences démographiques de leur propre célibat : si l’on brûle les pédérastes pour défaut de progéniture, en toute logique, « les moines devraient être rôtis  vifs et à petit feu » ![2]

La destruction de l’argument éthique

Mais l’essentiel est ailleurs : Bentham franchit une étape décisive en détruisant définitivement l’argument éthique de l’homophobie.

1/ la répression et, a fortiori, la dureté des peines encourues sont injustifiables au regard des règles élémentaires de la morale : les « pédérastes » ne nuisent à personne et ils agissent en adultes consentants.

2/ la haine de l’homosexualité cache en dernière instance une haine du plaisir.  Car « il est évident qu’elle ne produit de douleur chez personne. Au contraire, elle produit du plaisir, et, ainsi que nous le supposons, c’est un plaisir que ces personnes préfèrent… »[3].

C’est là l’argument décisif de Bentham, l’utilitarisme étant, on le sait, une économie des plaisirs. Si, à ses yeux, le plaisir homosexuel n’est pas « le plus grand », ni même « nécessaire », il n’en reste pas moins « naturel », « intense » et sans danger (en bon entomologiste de l’espèce humaine, il va même jusqu’à étudier les rôles sexuels -interchangeables selon lui- des partenaires!).

L’homophobie? Une haine du plaisir !

Il faut dès lors porter la question non sur les pédérastes mais sur… les homophobes : « lorsque le châtiment est si sévère, alors que le mal causé par le crime est tellement faible, voire douteux, on ne peut que soupçonner que les motifs déterminants ne sont pas ceux que l’on avoue »[4]. Les persécuteurs de la pédérastie sont animés, en fait, par leur « antipathie » non seulement à l’égard du plaisir « contre-nature » mais de tout plaisir : car, quoi qu’ils en disent, dans cette affaire, « ce n’est pas la peine qui les irrite mais le plaisir » lui-même[5]. Il s’agit en fait d’une véritable haine (hatred of pleasure) masquée sous « les préceptes de la fausse philosophie ou les terreurs d’une fausse religion ».[6]

Devenir d’un inédit

Le texte de Bentham, longtemps oublié, n’a été publié, par une revue gay américaine, qu’en 1971. La voie militante et communautaire a aussi prévalu pour l’édition française du texte (en 2003 !) chez GayKitschKamp. Parallèlement, l’importance de cet inédit n’a pas échappé aux philosophes hédonistes, tel Michel Onfray, qui lui a consacré l’un de ses cours. Très heureuses initiatives !

Il est grand temps que cet essai de Bentham réintègre également la tradition dont il est issu : le libéralisme. C’est déjà le cas dans le monde anglo-saxon, où il figure en bonne place dans les  Selected Writings de Bentham, publiés sous la direction de Stephen Engelmann en 2010 (Yale university press).

A quand une publication française au sein d’une collection libérale?

Christophe de Voogd est responsable du blog « Trop Libre »

[expand title = « Notes »]

Crédit photo : Flickr, Oldpicruss


[1] Dans son Archéologie du savoir, Gallimard, 1969. Il y définit précisément l’archive comme « le système général de la formation et de la transformation des énoncés  » (p.171).

[2] p.35

[3] p.13

[4] p.67

[5] p.71

[6] p.75

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