Judo Vs Mixed Martial Arts : un débat complexe
Julien De Sanctis | 15 janvier 2015
Judo Vs Mixed Martial Arts : un débat complexe
Depuis quelques années, un bras de fer oppose la Fédération française de Judo (FFJDA) au mixed martial arts (MMA), dont les compétitions, interdites en France, sont réputées barbares et contraires à la dignité humaine. Cette querelle se déroule sur fond de désaffection croissante pour le Judo et d‘engouement de plus en plus marqué pour le MMA. La FFJDA menace de radiation les clubs adhérents qui proposeraient des cours de mixed martial arts à moins que ceux-ci soient renommés en mixed jujitsu arts (MJA). Cette appellation permettrait à la fédération de garder le contrôle sur les licenciés et les cours, tout en rappelant, grâce au mot « jujitsu », l’affiliation du MJA au Judo[1]. Façon de reconnaître le MMA sans le dire ou de stopper son développement en proposant une nouvelle discipline improvisée ? Difficile à dire. Malgré tout, les positions de la FFJDA masquent difficilement les enjeux de pouvoir cachés derrière la question des art martiaux mixtes et empêchent toute forme de débat dépassionné autour de cette nouvelle discipline et de son succès.
Outre la violence de ses compétitions, le MMA pose un problème bien connu dans l’histoire des formes de combat : celui de la dénaturation. Alors que les arts martiaux dits traditionnels mobilisent très souvent un imaginaire où l’agôn (compétition régulée, codifiée) s’estompe au profit d’essences philosophique, morale et esthétique, le mixed martial arts semble fonctionner sur un modèle strictement inverse. Mais qu’est-ce qu’un art martial authentique ? Aujourd’hui, loin de l’image de pureté originelle entretenue par le souvenir a demi fantasmé d’une Asie que nous n’avons pas connue, les formes dominantes de combats s’imposent plus comme des répertoires de techniques objectivées et standardisées que comme une « voie » (do) au sens d’art de vivre. Ce « désenchantement » des pratiques martiales est en grande partie hérité de leur « sportivisation » à laquelle le Judo est loin d’être étranger. Penser à un âge d’or perdu est à la fois séduisant et stimulant. Cela fait fleurir l’imagination, adouci le prosaïsme de l’expérience quotidienne et nourri l’espoir d’un retour à cette époque révolue. Bien qu’une partie de cet imaginaire soit indiscutablement réelle, le temps –aidé de diverses formes de « martial marketing »- mythifie aisément les racines d’un art et nous pousse trop souvent à associer l’origine d’une chose à son essence. Voilà pourquoi les réflexions autour du MMA et des formes de combat en général ne peuvent faire l’économie d’un détour socio-historique.
Petite histoire du Mixed Martial Arts
Né dans les années 20 au Brésil, le mixed martial arts renvoyait, au départ, à des rencontres de vale tudo (« tout est permis ») où l’absence totale de règles permettait à diverses disciplines de se rencontrer : un karateka pouvait, par exemple, affronter un capoeiriste en combat libre. Le but était alors de soumettre son adversaire par tous les moyens possibles afin de démontrer la supériorité du vainqueur et de sa discipline. La famille Gracie, célèbre pour avoir développé le jiu-jitsu brésilien (dit Gracie jiu-jitsu) axé sur le combat au sol[2], rendit le vale tudo extrêmement populaire en créant le Gracie challenge, événement précurseur de l’Ultimate Fighting Championship (UFC).
La deuxième étape dans l’émergence du MMA moderne est marquée par l’exportation du jiu-jitsu brésilien aux USA, lorsque Rorion Gracie s’installe en Californie pour y enseigner l’art familial. Il y fait la promotion du Gracie Challenge et propose une récompense de 100 000 dollars à quiconque triomphera d’un membre de la famille. Cette initiative lance le combat libre dans le monde des affaires. L’appétence du public pour ces prestations violentes ne tarde pas à se révéler et de la rencontre entre Rorion et deux hommes d’affaires naissent l’UFC et le MMA moderne.
Face à l’efficacité des Gracie en tournoi et à l’absence presque totale de règles[3], la maîtrise du combat au sol devint rapidement un prérequis pour les combattants. Cette nécessité issue de l’expérience permit une évolution décisive du MMA : du statut de rencontres interdisciplinaires, il se structura peu à peu en pratique syncrétique dont, aujourd’hui encore, l’efficacité et la polyvalence sont les maîtres mots.
Une discipline très controversée
Outre la violence des combats, les origines du MMA moderne en font une pratique controversée. Contrairement à de nombreux arts martiaux, ses liens avec le vale tudo et l’UFC ne lui permettent pas de revendiquer une quelconque noblesse originelle. Nombre de ses détracteurs lui reprochent de substituer aux valeurs philosophiques, esthétiques, morales et/ou sportives une logique purement agonistique et économique, tout en cultivant une atmosphère guerrière propice au déchaînement des plus viles instincts.
Il faut toutefois noter que le MMA a aujourd’hui pris ses distances avec le vale tudo. Face à la désaffection, notamment politique, et à la naissance du Pride Fighting Championship (PFC), très encadré, l’UFC dut se doter d’un solide règlement. Si le championnat conserve le ring grillagé en forme d’octogone[4] qui contribue à sa mauvaise réputation, il répond désormais à une charte médicale draconienne. Il est par exemple impossible de disputer plus d’un combat par réunion et un KO entraîne une mise au repos obligatoire d’au moins 30 jours. Si ces progrès suffirent à lever les interdictions dans la majeure partie des États nord-américains, ils ne firent, en réalité, qu’atténuer la mauvaise réputation du MMA dans l’opinion publique.
En France, l’absurdité de la législation concernant les arts martiaux mixtes n’est pas sans rappeler celle sur la prostitution : si la compétition est formellement interdite, aucun cadre légal n’encadre sa pratique au quotidien. La position du ministère des sports consiste donc à condamner le MMA pour sa « barbarie » sans pour autant interdire les initiatives privées d’enseignement. L’État n’en est pas à une contradiction près. Selon Yann Leroux, professeur de Judo et de MMA au Judo Clud de Thouars dans les Deux-Sèvres, « il y a tellement d’enjeux économiques derrière tout ça que le ministère n’a pas le courage d’interdire le MMA»[5]. À titre d’exemple, la société Dragon Bleu spécialisée dans la vente de matériel de sport de combat « revendique un chiffre d’affaires de 14 millions d’euros en 2013 et un taux de croissance annuel de 75 % »[6] auquel le succès des arts martiaux mixtes n‘est pas étranger. Face à la recrudescence du nombre de pratiquants et aux retours d’expériences particulièrement positifs des clubs, la reconnaissance et la réglementation du MMA ne seraient-elles pas plus satisfaisantes ? Par ailleurs, la FFJDA ou le ministère des sports seraient avisés de mener (ou de commander) une investigation sociologique expliquant le succès du mixed martial arts. Cela permettrait peut-être de confirmer que la plupart des adhérents ne se lancent pas dans le MMA pour devenir de sanguinaires gladiateurs mais bel et bien pour l’approche pluridisciplinaire qu’il offre.
Il est parfaitement légitime de ne pas cautionner des événements comme l’UFC et le PFC pour leur violence et leur lien, une fois de plus, trop étroit à l’argent. En revanche, l’existence de ces championnats ne suffit pas à disqualifier le MMA dans l’absolu. Le football n’est-il pas le haut lieu de la mesquinerie, de l’exubérance ploutocratique et même de la violence physique (joueurs comme supporters) ? Personne ne réclame pourtant son interdiction ; car le football, c’est aussi des clubs locaux, des passionnés amateurs, des professionnels moins ahuris que ceux dont l’omniprésence médiatique nous matraque l’esprit et déchaîne, pour certains, la béate admiration et, pour d’autres, le mépris. Le MMA obéit au même schéma. Derrière l’appellation mixed martial arts, il y a des savoirs multiples, il y a des professeurs de jujitsu initiés à la boxe thaïlandaise, des judokas formés au karaté, des lutteurs initiés au jujitsu brésilien, etc. Les judokas et les karatekas ne sont pas considérés comme des barbares. Pourquoi un judoka formé au karaté le serait-il ? Est-il besoin de rappeler que le judo dut lui-même batailler pour être reconnu ? Ces faits sont rapidement oubliés lorsqu’ils pénètrent la boite noire de l’institution. Enfin, le MMA est une discipline jeune et pleine de potentiels encore inexplorés. Comme nous avons déjà commencé à le voir avec la réglementation progressive des arts martiaux mixtes, toute discipline martiale est soumise aux forces sociopolitiques qui s’en emparent et déterminent à la fois son contenu et son évolution. La transformation, au cours de l’histoire moderne, des formes de combats en sports de combats est une illustration de ce phénomène.
Agôn et modernité : la sportivisation des formes de combats
L’histoire socioculturelle des formes de combats se caractérise par des va-et-vient entre conceptions locales et approche occidentale réputée universelle car rationalisée[7]. Trop vaste et trop complexe pour être résumée dans ce papier, nous en retiendrons le point le plus important pour notre propos, celui de la « sportivisation ». Bien loin de l’imaginaire de pureté philosophique et esthétique évoqué plus haut, nombre de disciplines dîtes martiales sont aujourd’hui structurées selon une logique sportive issue de la modernité. Un sport est une pratique rationalisée par des codes réglementaires et des techniques objectivées permettant sa diffusion massive (universalisation) et son orientation compétitive. « Sportiviser » une discipline, c’est en consacrer rationnellement le potentiel agonistique.
Cet élan moderne qui donnera un nouveau souffle aux formes de combat commence avec la boxe anglaise au XVIIIe siècle et, comme l’explique Benoit Gaudin, est concomitant à l’émergence des « combats-spectacles sur lesquels on mise de l’argent »[8]. L’arrivée des paris sportifs renforce le besoin de codification des rencontres : pour que les sommes pariées ne soit pas arbitrairement attribuées, il est primordial de « contrôler et maîtriser les conditions de déroulement des combats en garantissant un cadre convenu à l’avance. […] Il s’agit en effet de ne laisser que la plus petite place possible au doute, à la contestation ou à l’interprétation et donc de garantir le plus haut degré possible d’objectivité »[9]. En Europe, la structuration des pratiques martiales en sports de combat commence donc avec leur potentiel spectaculaire et la nécessité économique d’objectiver les rencontres pour faciliter les paris. Ceci permettra par la suite aux combattants professionnels d’ouvrir des écoles afin de monnayer leurs savoirs et des ouvrages dits de « méthode », utilisant les technologies modernes telles que « la publicité, la photographie ou même les disques 78 tours »[10], verront le jour.
Si le Judo échappe, au départ, à la logique économique et sportive que connut la boxe anglaise, il n’en reste pas moins un enfant de la modernité. Né de l’ambition de Jigoro Kano « de fonder une méthode éducative « soucieuse de la santé physique et morale du peuple » »[11] afin d’accompagner le Japon de Meiji dans sa découverte et sa conversion progressive à la modernité occidentale, le Judo se présente, selon Benoit Gaudin, comme un « logos » : la « volonté pédagogique [de Kano] le mène à formaliser son enseignement en créant des séquences motrices standardisées et hiérarchisées, les katas. Assisté par quelques autres maîtres il élabore une gradation des étapes de l’apprentissage qu’il nomme Gokyo, qui décompose la progression pédagogique en groupes de mouvements (kyu ou kyo) classés par ordre de difficulté et correspondant à des niveaux menant au dan, la ceinture noire. Cette mise en méthode s’accompagne bien sûr de l’élimination des mouvements dangereux »[12]. Les autres ruyha (écoles) ne tarderont pas à suivre le même modèle. Le do de Kano « fait [ainsi] moins référence au bushido, le code des samuraïs, qu’à une ambition pédagogique de formation adaptée à la nouvelle époque »[13]. Toutefois, dans la fin des années 30, son travail fera l’objet d’une récupération idéologique par le pouvoir nationaliste japonais. La « voie » subira un nouveau glissement de sens vers une formation morale, certes, mais « vouée au service de l’empereur et de ses ambitions militaires. […] Jigoro Kano, qui refusait que son Judo devienne un sport, ne peut empêcher qu’il soit transformé en propédeutique guerrière »[14].
Ces quelques éléments socio-historiques montrent qu’il est difficile d’enfermer une discipline dans une essence immuable. Si le Judo vit le jour pour des raisons pédagogiques, il fut par la suite soumis à des intentions ultranationalistes voire fascistes. Cet épisode ne vint pourtant pas perturber le mouvement de sportivisation de la discipline initié en 1932 avec la création, par des judokas européens, de l’Union européenne de Judo –future Fédération Internationale de Judo (FIJ)- et l’organisation des premières compétitions. Deux visions ont donc coexisté, répondant à des logiques sociales et politiques différentes.
Combat et spiritualité
La mondialisation progressive du modèle sportif n’est pas sans susciter de nombreuses réticences. L’esprit de compétition, la recherche de la victoire et l’intérêt pour la seule efficacité sont critiqués. Le sport se serait répandu au détriment de l’ « esprit » propre à chaque discipline (Gaudin, 2009). Émergent alors des initiatives de « retour aux sources », basées sur la primauté des valeurs spirituelles et esthétiques. L’Aïkido est peut-être l’exemple le plus célèbre de cet élan de spiritualisation. Fondé en 1942 par Maître Morihei Ueshiba, « l’aïkido est historiquement la première activité à s’appuyer sur une conception introspective du do. […] Il s’agit d’une voie qui mène non plus à la formation d’un citoyen adapté au monde moderne […] ou à l’instruction d’un sujet obéissant et dévoué à son Empereur […], mais d’une voie dont le but est l’épanouissement de l’individu par le dépassement de ses pulsions d’agression »[15]. L’aïkido ouvre alors la « voie » à de nombreuses disciplines introspectives et initiatiques basées sur la relation maître/élève. Contre l’influence centralisatrice et standardisante du modèle sportif, ce nouveau rapport à l’individu donnera naissance à de nombreux styles et variantes au sein de chaque discipline expliquant la grande hétérogénéité du champ des combats actuel (Gaudin, 2009).
La spiritualisation nourrissant notre imaginaire des arts martiaux est donc en partie issue d’une construction réactionnaire hostile à la sportivisation et ne définit pas à elle seule la réalité des formes de combat. Faut-il, dans ce cas, opposer sportivisation et spiritualisation ? Comme le précise Benoit Gaudin, « Il n’y a pas d’immuabilité dans les combats codifiés, pas plus qu’il n’y aura de retour en arrière vers un « avant » dans lequel le sport n’existait pas ou dans lequel chacun aurait été un isolat ethnologique ». Selon lui, les sciences sociales permettent de relativiser les discours séduisants mais réducteurs consistant à se réclamer d’une pureté originelle et à taxer de « dénaturé » tout ce qui ne correspond pas à leur do, leur code, ou tout autre appellation. Le sport offre ses propres valeurs sans nécessairement nier celles de la discipline sportivisée. Voilà pourquoi son histoire et sa philosophie ne doivent pas être négligées par le professeur.
Dénaturation ou enrichissement mutuel ?
Ces quelques remarques n’invitent aucunement à conclure sur l’idée que tout se vaut dans le champ des combats mais à comprendre que celui-ci est irrigué par diverses influences allant du conflit d’intérêts à la recherche d’épanouissement physique et spirituel. Si certains perçoivent le MMA comme une dénaturation des pratiques auxquelles il emprunte ses techniques, il est aussi possible de le concevoir comme un dialogue et une découverte mutuelle entre disciplines fortement favorables à un partage et un renforcement de leurs valeurs. Mais une telle conception ne pourra réellement s’inscrire dans les esprits qu’à la condition d’un effort pédagogique commençant avec la reconnaissance du MMA et la définition d’un cadre légal adapté. Sans cela, il restera une discipline de l’ombre alimentant de nombreux fantasmes, parfois pour le pire.
Crédit photo : parhessiastes ; US Navy
[1] Le Judo est en réalité une discipline moderne dérivée du jujitsu, ancien art martial japonais aujourd’hui délégué à la FFJDA.
[2] Ceci s’explique en grande partie par la petite carrure de Hélio Gracie dont la contribution au développement du jiu-jitsu brésilien fut des plus importantes.
[3] Au départ, l’UFC n’imposait aucune catégorie de poids, aucune protection, aucune limite de temps et les combattants enchainaient plusieurs rencontres en une soirée jusqu’à leur élimination. Les seules interdictions concernaient les frappes aux yeux, les morsures et la saisie des parties. En dehors des KO ou des soumissions (signalée verbalement ou par une triple frappe au sol ou sur l’adversaire en signe d’abandon), seul l’arbitre pouvait mettre fin au combat.
[4] The Octagon est maintenant une marque déposée !
[5]Florent Bouteiller, « Le mixed martial arts sort de sa cage », Le Monde, Au Tapis ! Un œil sur les sports de combat, 22 mars 2014
[6] ibid.
[7] Nous pourrions longuement nous attarder sur cette apparente universalité qui, en réalité, est éminemment relative à la culture et aux valeurs modernes occidentales.
[8] Gaudin Benoit, « La codification des pratiques martiales » Une approche socio-historique, Actes de la recherche en sciences sociales, 2009/4 n° 179, p. 4-31.
[9] Ibid.
[10] ibid.
[11] ibid., p.16
[12] ibid.
[13] ibid.
[14] ibid.
[15] ibid., p.23
Aucun commentaire.