La certitude d'une e-révolution entrepreneuriale et culturelle au Moyen-Orient
Hanae Bezad | 06 février 2015
La certitude d’une e-révolution entrepreneuriale et culturelle au Moyen-Orient…
Startup rising est de ces livres que l’on referme avec l’étrange sensation d’avoir acquis une certitude. Enfin une.
Le livre, dans sa forme et son contenu, peut aspirer à entrer dans le palmarès des incontournables ouvrages américains à succès, écrits dans un style très convaincant et traitant des thématiques business du moment. Citons parmi d’autres best sellers ceux de Malcolm Gladwell et en particulier Outliers qui fait l’apologie de la persistance et popularise les résultats des recherches du psychologue Anders Ericsson sur la règle des 10 000 heures de pratique pour atteindre un niveau compétitif. On pense aussi à Daniel Ariely qui déconstruit dans Predictably irrationnal la rationalité de nos processus décisionnels, Eric Ries qui célèbre la lean startup, Richaes Thaler et Cass Sunstein qui nous invitent à revoir la structure et la force des incitations ou nudges, ou encore Fisher, Ury et Patton qui nous donnent le B-A.BA de la négotiation selon la Harvard Law School avec le fameux Getting to yes.
Startup rising apporte lui une perspective sans doute plus nouvelle, le regard inédit d’un businessman américain qui prête une oreille attentive au nouveau souffle vital de la région MENA.
Les tribulations moyen-orientales d’un homme d’affaires avisé
L’auteur de Startup rising, Christopher M. Schroeder, est entrepreneur et investisseur, de par son expérience, il est devenu le conseiller prisé de nombreux fonds de capital-risque aux Etats-Unis. Il décrit dans son ouvrage l’autre révolution du Monde Arabe que les médias occidentaux ne traitent pas encore. La révolution silencieuse qui a lieu a pourtant un impact immensément structurant pour les sociétés moyen-orientales. Les startups tech, en impulsant un dynamisme sans précédent à l’économie régionale, matérialisent le changement.
A partir d’interviews d’entrepreneurs de Dubai, du Caire, d’Amman, de Beyrouth, d’Istanbul ou même de Damas, le livre offre, dans une tentative de rationalisation des données empiriques, des récits d’expériences toutes plus stimulantes et étonnantes les unes que les autres. « Ce n’était pas le Moyen-Orient que l’on m’avait appris et auquel je m’attendais » avoue l’auteur.
Ces expériences concernent la génération Y du monde arabe, au moins aussi connectée que la même classe d’âge en Occident mais pour qui la digitalisation revêt un caractère plus décisif.
Le momentum digital au Moyen Orient
Un livre blanc publié en 2012 par le think tank The Ideation Center, fondé sur une étude approfondie des usages digitaux de près 3000 personnes de la région Moyen-Orient Afrique du Nord nées entre 1977 et 1997, va jusqu’à définir ce segment démographique comme la « génération arabe digitale ». L’Arab Digital Generation (« ADG ») ainsi que la nomme l’étude représente 10 millions de personnes, soit 4% des 260 millions actives digitalement. Cette génération se caractérise par un usage quotidien et privilégié d’Internet et une appétence pour la création entrepreneuriale indéniablement liée à l’avènement du web:
- 83% des sondés utilisent Internet quotidiennement,
- 40% des sondés utilisent Internet pour au moins 5 heures par jours ;
- 78% des sondés préfèrent Internet à la télévision;
- 43% des sondés se disent prêts à créer leur propre entreprise.
On peut désormais sans risque parler d’une grande maturité digitale atteinte par les sociétés arabes. L’appétit pour le digital y est d’ailleurs plus fort qu’ailleurs avec un taux de croissance annuelle de l’utilisation d’Internet de 23% contre une moyenne globale de 14%.
Pour Christopher M. Schroeder, l’indicateur le plus important est le « quotient digital » qui caractérise la précision de la stratégie digitale à long terme aussi bien que son effectivité.
Si l’on hésite à parler de véritable stratégie, on peut néanmoins clairement voir se dessiner une orientation digitale à la faveur des trois catalyseurs suivants :
- La technologie offre un niveau sans précédent de transparence, de connectivité et un accès peu coûteux au capital et aux marchés au Moyen-Orient comme ailleurs;
- Près de deux décennies d’expérience dans l’investissement dans les pays émergents ont rendu les investisseurs en capital-risque régionaux, comme Jabbar, Sawari Ventures, Oasis500 ou N2V et internationaux plus promptes à accepter le risque politique ;
- Les jeunes entrepreneurs de la région, qui ont bénéficié d’une éducation universitaire anglosaxonne, sont portés par un élan patriotique pour réaliser le changement dans leurs pays d’origine. Cette génération ne se sent redevable à rien d’autre qu’à ses propres ambitions. Elle rejette la wasta, ce triptyque opacité-favoritisme-népotisme, qui a trop souvent ankylosé les plus belles aspirations, mettant en doute tous les parcours à succès (fun fact, le terme figure même dans l’Urban Dictionary).
Ces constats étant posés, l’auteur peut partager les éclairages des entrepreneurs qu’il a rencontrés.
Les acteurs de l’empowerment 2.0
Il sont actifs dans l’industrie des jeux comme Abed Agha de l’agence dubaiote Vinelab, dans le financement participatif comme Sabrine Asem, fondatrice de la plateforme de crowdfunding égyptienne Sharek Fekra,ont créé des sites d’e-commerce généralistes comme Ronaldo Mouchawar de Souq.com ou plus spécialisés tel que Jamalon.
Parmi les entrepreneurs, certains, comme Maktoob, sont des improvisers qui adaptent des modèles d’entreprise ayant fait leur preuve dans les marchés anglo-saxons. D’autres, comme la plateforme cairote d’échange d’information sur la circulation Bey2ollak, sont problem solvers et s’attachent à répondre par leur projet entrepreneurial aux challenges locaux. Enfin, les global players tels que le moniteur de fréquence cardiaque Instabeat imaginé par la nageuse professionnelle libanaise Hind Hobeika, mettent à l’épreuve leur créativité pour répondre à des demandes globales.
Ils bénéficient de la participation d’investisseurs (investors) comme le Libanais Henri Asseily, surnommé « petit prince du Net« , de connecteurs (conveners) comme le fondateur d’Aramex Group Fadi Ghandour qui offrent leurs réseaux d’influence pour ouvrir les horizons des entrepreneurs, et de chasseurs de talents (recognizers) comme Racha Ghamlouch d’ArabNet qui mettent en lumière lors de compétition les idées business à fort potentiel.
L’e-libéralisation des moeurs
Le digital constitue un parfait levier pour bousculer les résistances culturelles au changement. On se souvient par exemple de la vidéo pleine d’humour devenue virale réalisée par l’activiste saoudien Hisham Fageeh qui, reprenant le célèbre morceau de Bob Marley, tourne en dérision l’interdiction de conduire faites aux femmes de son pays. On imagine facilement à quel point cette vidéo a dû agacer ses compatriotes plus conservateurs quand on sait qu’ils sont en même temps les consommateurs les plus fervents de vidéos Youtube dans la région du Golfe, avec 180 000 lectures par mois. Leur appétence pour les réseaux sociaux est du reste telle que le portail saoudien de football Kooora.com est un des sites les plus visités au monde avec plus d’un milliard de vues par mois!
Plus étonnant encore, la rencontre en ligne semble désormais largement acceptée par les familles: le livre blanc de l’Ideation Center indique que plus de 60% des sondés approuveraient le mariage de l’un des membres masculins avec une femme rencontrée en ligne. Le taux d’acceptation est à peine plus bas dans les pays du Golfe : 44% des sondés accepteraient l’épouse de l’un des leurs rencontrée par exemple sur lovehabibi.com. Ces taux restent élevés y compris pour les femmes qui rencontrent leurs futurs époux en ligne: 55% et 41%.
Evidemment, tous les us et coutumes ne s’évanouissent pas d’un clic. Les internautes arabes restent très précautionneux, notamment en matière :
- d’achat en ligne: 42% des sondés continuent de préférer un achat en boutique pour interagir en personne avec le vendeur. Fadi Ghandour, président d’Aramex, confie même à Christopher M. Schroeder que bon nombre de maris saudiens menacent ses livreurs ayant délivré les produits dans leurs foyers alors que ceux-ci étaient au bureau ;
- de confiance accordée aux médias: 24% des sondés pensent que les contenus des médias online comme offline sont entièrement contrôlés par le gouvernement;
- de communication avec des leaders politiques en ligne: 31% craignent de devenir la cible de répression politique s’ils venaient à communiquer avec les leaders présents sur la toile.
Les usages de l’ADG évoluent en même temps que la révolution entrepreneuriale s’appuyant sur la rupture digitale rend le changement effectif au Moyen Orient. Certitude performative ? Self-fulfilling prophecy it is indeed…
Pour aller plus loin
- Understanding the Arab Digital Generation, rapport publié par le think tank The Ideation Center co-écrit par des équipes de Booz&Company et Google
crédits photo : site Sharek Fekra
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