La culture est-elle soluble dans les nouvelles technologies numériques ?

13 novembre 2013


13.11.2013La culture est-elle soluble dans les nouvelles technologies numériques ?

L’avènement des nouvelles technologies de la communication, au premier rang desquelles Internet, inaugure une révolution pour l’humanité dont nous ne percevons sans doute pas encore toutes les implications. La “culture”, notre culture, y survivra-t-elle ? Question moins hyperbolique qu’il ne paraît.

Les grandes révolutions de l’humanité

Il y a plus de 5000 ans, l’invention de l’écriture a permis aux hommes de s’affranchir partiellement de leur mémoire et a profondément transformé les conditions de transmission du savoir. Le texte écrit devenait un vecteur capable de médiatiser celui-ci ; la transmission directe, d’homme à homme, n’était plus la seule voie possible. Il serait intéressant d’étudier — si la chose était techniquement possible — les conséquences que cela a pu avoir sur la structure de la société.

L’invention de l’imprimerie a décuplé cette faculté. Dans un même temps, elle accélérait le temps et modifiait en profondeur le rapport au savoir : là où il fallait parfois plus d’un an à des copistes et enlumineurs pour transcrire et illustrer patiemment un manuscrit, il ne fallait plus que quelques semaines pour imprimer de nombreux exemplaires d’un même livre. Dans notre monde occidental, la (re)production de l’écrit quittait le giron de l’Eglise — au moins jusqu’au XIIe siècle, c’était une activité presque exclusivement réservée aux moines car ils possédaient les deux ingrédients essentiels qui la rendaient possible, la connaissance et le temps — pour gagner le monde des laïcs — les imprimeurs ne sont pas des hommes d’Eglise. On imagine les implications symboliques que cela a dû avoir, même si l’Eglise a longtemps revendiqué un droit de regard sur les publications — pensons à l’Index, inauguré en 1559.

Une civilisation du livre

Le livre imprimé — à la fois par son moindre coût et par la multiplication des exemplaires — permettait d’élargir le cercle des lecteurs et transformait leur posture vis-à-vis de la société. A la fin du XVe siècle, c’est-à-dire moins de 50 ans après l’invention du procédé de Gutenberg, on compte 25 000 titres imprimés en Europe, soit plusieurs millions de livres. Certes, il ne faut pas s’imaginer que le nombre de lecteurs était important, ni que la majorité de ceux qui savaient lire lisaient beaucoup — les inventaires après décès témoigneront longtemps du faible nombre de livres possédés par les laïcs les plus aisés — mais l’impact sur la civilisation européenne n’en est pas moins énorme : pensons simplement à la Réforme protestante qui naît et se développe dans cette prise de conscience que la Bible peut être lue par tous… et donc qu’elle doit l’être.

Malgré un faible taux d’alphabétisation, le livre va façonner notre culture occidentale pendant plusieurs siècles. N’oublions pas à ce propos que, longtemps, une part significative des textes publiés aura trait à la religion : livres d’heures, livres de prières, et autres guides spirituels… Si le livre suscite la réflexion et la prise de recul, il véhicule également une “idéologie” et l’arbre des quelques écrits iconoclastes — dont l’ordre établi, au fil de l’histoire, tente d’empêcher la diffusion — ne doit pas cacher la forêt des écrits politiquement corrects qui contribuent à forger une culture commune. Car paradoxalement, le livre est en quelque sorte sacralisé : ce qui s’y trouve écrit prend dans l’esprit de beaucoup — y compris encore aujourd’hui chez nos contemporains — une valeur de vérité du seul fait d’être imprimé. Peut-être simplement parce que l’impression inscrit l’information dans le temps long ?

Être cultivé, c’est avoir lu…

L’impact du livre sur la société ne s’arrête pas là. Parallèlement, avec le développement de l’alphabétisation et de la lecture, c’est aussi peu à peu, une part de la culture ancestrale qui va disparaître ou, au mieux, se scléroser dans des écrits qui la figent et lui ôtent sa dimension théâtrale : une culture orale, celle des conteurs, qui était devenue au fil du temps plus “populaire”.

Au point qu’aujourd’hui encore, un homme cultivé, c’est un homme qui a lu. Peu importe que sa culture ne soit pas exclusivement livresque. Un “vrai” cinéphile ne se contente pas de regarder des films. Il lit également des ouvrages sur le sujet. C’est aussi le cas des amoureux de peintures ou de vieilles pierres que l’on qualifie de “cultivés” : ils enrichissent leurs rencontres avec “l’objet” par des lectures qui vont élargir leur compréhension du sujet. Et c’est précisément, dans notre esprit, cette capacité qu’ils acquièrent ainsi de prendre de la distance par rapport à leur sujet, de le resituer dans un contexte historique ou social par exemple, qui en fait des personnes “cultivées”. Ainsi, dans notre représentation collective, la lecture est — jusqu’à présent — restée totalement indissociable de la notion de culture.

Les NTIC : nouveaux outils ou changement de paradigme ?

Aujourd’hui, avec l’explosion des NTIC, le temps accélère encore et la médiatisation du savoir devient de plus en plus directe. Comment en mesurer les conséquences sur notre positionnement vis-à-vis de la connaissance et plus globalement sur notre société ?

Une étude publiée en 2011 par la RSNA (Radiological Society of North America) constate que les zones du cerveau associées aux fonctions cognitives et au contrôle émotionnel sont affectées par une exposition prolongée à des jeux vidéos violents, même si ces modifications paraissent réversibles après un temps de “désaccoutumance”. Mieux, comme l’indiquait Marc Halévy au cours d’une conférence récente, il semblerait que les zones du cerveau qui travaillent lorsqu’on lit soient différentes selon que la lecture se fait sur un livre imprimé ou sur un écran d’ordinateur. Sommes-nous entrain d’initier une évolution fondamentale de l’humanité, assortie peu à peu de transformations physiologiques radicales, comme nous en avons déjà connues à différentes périodes depuis l’origine de l’humanité ?

Il est vrai que les NTIC transfigurent notre approche de la lecture et de la connaissance. La façon dont elles modifient le jeu de la mémoire est particulièrement significative : il devient si simple de retrouver une information sur le Net, que l’apprendre par cœur perd son sens. D’ailleurs, le mécanisme même d’apprentissage en ligne n’offre plus les moyens mnémotechniques du livre : comment en effet conserver la vision spatiale d’une page (l’information à mémoriser se trouve en bas à droite) alors que selon le support — ordinateur, iPhone ou tablette — et selon la façon dont on le tient — horizontal ou vertical — l’information que l’on voudrait mémoriser ne figure pas au même endroit ?

Une culture qui perd en profondeur ?

Ainsi, nous oublions de retenir les contenus. Si l’on revient à la définition de la culture — ensemble de connaissances et de valeurs abstraites qui, par une acquisition généralement méthodique, éclaire l’homme sur lui-même et sur le monde, enrichit son esprit et lui permet de progresser[1] — on comprend que cette évolution n’est pas sans conséquence. D’autant que cet enrichissement provient au moins autant des rapprochements que nous sommes capables de réaliser entre ces différentes connaissances que de chacune de ces connaissances prise isolément. On perd d’autant plus en réduisant le nombre de données mémorisées qu’on limite cette possibilité de rapprochement et que l’on n’accoutume plus le cerveau à cette gymnastique critique.

Conjuguons cela avec le fait que — texte imprimé ou numérique — on lit de moins en moins : une enquête réalisée par l’INSEE en 2011[2] montre en effet que le temps consacré à la lecture, y compris sur Internet, a diminué d’un tiers depuis 1986. Et ne cherchons pas à incriminer le rythme trépidant de notre société, puisque chômeurs et inactifs sont ceux qui ont le plus contribué à cette triste évolution. En conséquence, le substrat n’est plus entretenu. De fait, on s’aperçoit que de multiples références, historiques et littéraires notamment, qui étaient une évidence depuis plusieurs générations et s’enrichissaient au fil du temps — les références plus récentes s’ajoutant au fur et à mesure aux références les plus anciennes —, ont pratiquement disparu chez les plus jeunes, y compris chez ceux qui ont fait des études supérieures, alors même qu’elles trouvent encore de multiples échos dans notre vie quotidienne et dans notre langage. La culture perd de sa profondeur, elle va chercher son substrat de moins en moins loin dans le temps, les références sont globalement beaucoup plus récentes et changent au gré de l’actualité. Mais peut-on avoir une culture sans profondeur, une culture qui ne soit pas ancrée dans le temps ? Ce serait le paradoxe de cette culture du zapping.

Avoir des racines profondes

Or la culture est le ciment des groupes humains. Ces racines communes, ces références qui font immédiatement sens pour tous, contribuent à souder la société et implicitement, à réguler ses fonctionnements. Eliminez les références les plus anciennes pour ne conserver que celles du jour, et la société ne sera plus qu’une plante atrophiée, aux racines superficielles, qui s’arrachent à la première tempête.

Ainsi, à l’appauvrissement personnel, s’ajoute un appauvrissement collectif, avec, dans les deux cas, une diminution potentielle de l’esprit critique et du jugement. Non que les connaissances d’antan aient été des vérités intangibles — l’histoire, notamment, se prête aisément à la falsification ou au détournement pour des raisons idéologiques faciles à comprendre, comme l’enseignement de cette matière en France, notamment au tournant des XIXe et XXe siècle, par exemple, en témoigne. Mais la gymnastique qui consiste à enrichir ces connaissances et à les questionner à la lumière des nouvelles contribue au développement de l’esprit critique.

Emile Henriot disait « la culture c’est ce qui reste quand on a tout oublié ». Aujourd’hui, est-on bien sûr qu’il reste quelque chose ? Allons-nous abandonner ce que l’on appelait “les humanités” — et le mot n’était pas sans signification ? Les conséquences en seraient dramatiques. Car n’imaginons pas qu’en contrepartie, nous hériterions d’entreprises plus innovantes, davantage tournées  vers le futur : la culture d’ingénieur ne se résume pas à créer de nouvelles technologies. Elle s’appuie sur une ouverture sur le monde, un esprit curieux qui part à la découverte : sans cet état d’esprit, façonné par les humanités, saurions-nous réellement innover ?

L’émergence d’une nouvelle culture ?

Peut-être sommes-nous en train d’assister à l’émergence d’une nouvelle culture. Mais rien ne le prouve. On a vu aussi des civilisations disparaître faute d’avoir perçu les forces profondément destructrices qu’elles mettaient en œuvre. Notre culture “classique” est (fut ?) une culture du livre, et du livre imprimé. Peut-être des civilisations fondées sur une autre forme d’écriture sont-elles mieux préparées que nous à la nouvelle ère qui s’ouvre  — pensons par exemple aux idéogrammes, et à la place que l’art de la calligraphie occupe toujours dans la culture de l’Empire du Milieu : les écritures “iconographiques” que permettent et généralisent les NTIC s’apparentent peut-être plus, en effet, à ces idéogrammes qu’à notre bon vieil alphabet. Mais surtout, prenons garde à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. La culture accessible à tous ne doit pas être un prétexte pour en retirer ce qui fait sa valeur : l’effort d’ouverture, de recherche et de mémorisation qu’elle suppose. Les NTIC peuvent être un outil précieux pour développer l’accessibilité de la culture. Prenons garde à ce qu’ils ne deviennent pas le vecteur d’une pseudo culture du zapping, qui n’aurait gardé du mot culture que les rituels communs, en oubliant la profondeur et la prise de recul qui seules nous permettent de devenir des hommes libres.

 

Jacques Arnol-Stephan & Jeanne Leboulleux-Leonardi

Crédit Photo: Flickr: striatic



[1] Selon le Trésor de la langue française

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