La Naissance de l’opinion publique internationale

05 juillet 2012

3089644377_5a5f900f95_zBertrand Badie est un politologue français, spécialisé dans les relations internationales. Professeur des universités à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris depuis 1990, il est connu pour ses travaux sur les acteurs de la mondialisation et la crise de l’Etat dans les anciennes colonies. Nous abordons dans cette interview la question de l’existence d’une opinion publique internationale.

De quoi parle-t-on quand on évoque l’idée d’une opinion publique internationale ?

Quand on parle d’opinion publique internationale, on évoque deux questions différentes. La première est l’intérêt que le public porte aux questions internationales, et derrière cette notion se cache la mauvaise maxime qui affirme que les citoyens ne s’y intéressent pas. La deuxième se rapporte à l’opinion publique internationale comme porteuse de pressions et ses formes de concrétisation dans l’espace mondial.

On dit souvent que l’opinion publique ne s’intéresse pas à l’international. C’est faux et nous en avons la démonstration.  On perçoit l’existence d’une opinion publique sur l’international, partout dans le monde et qui touche toutes les classes d’âge. Les politiques ne nous disent pas la vérité lorsque, pour justifier leur discrétion en matière d’analyse internationale, ils avancent que cela ne nous intéresse pas. En réalité, moins on parle d’un sujet à l’opinion et moins elle réagit, et vice versa. Il y a donc là un déficit de démocratie, et  la campagne présidentielle en France au printemps dernier l’a démontré.

L’autre point est de se demander dans quelle mesure l’opinion publique agit comme acteur de pression ou d’orientation au sein de l’espace mondial. Là encore, il faut distinguer entre la capacité de mobilisation et la capacité de réception. La première va nous permettre de mesurer comment une opinion publique s’exprimera de façon cohérente, comment un mouvement d’opinion pourra devenir transnational et fédérer différents publics nationaux. Si on prend l’exemple de l’intervention américaine en Irak en 2003, on se souviendra que la grande manifestation avait mobilisé dans le monde entier 15 millions de personnes. Il y avait là cohérence et intensité de la mobilisation.

« On peut se demander si l’absolutisme a réellement été aboli tant il est manifeste que les principales questions internationales ne sont pas débattues avec l’opinion publique »

L’autre question est : les dirigeants sont-ils à l’écoute de cette opinion ? On peut se demander si l’absolutisme a réellement été aboli tant il est manifeste que les principales questions internationales non seulement ne sont pas débattues avec l’opinion publique mais ne sont que superficiellement débattues avec les Parlements. On en a eu une preuve spectaculaire avec la crise européenne : une autre étape a été franchie puisque des dirigeants ont unilatéralement décidé de remplacer deux autres dirigeants –Papandréou et Berlusconi – ce qui montre à quel point l’impératif international peut se substituer à l’impératif démocratique. J’en tire comme conséquence le fait qu’on a tendance à prendre le sujet à l’envers : c’est ce blocage qui condamne l’opinion publique à rester derrière la porte, ce qui donne à tort l’impression que l’opinion publique ne s’intéresse pas aux questions internationales.

L’existence d’une opinion publique présuppose-t-elle des structures de communication comme les Medias et les ONG ?

Effectivement, il est important de rappeler que l’opinion publique internationale ne nait pas de la droite raison d’un être collectif mais qu’elle est produite par une multitude d’acteurs. Il ne faut pas non plus tomber dans l’excès inverse qui serait un extrême déterminisme. L’opinion publique internationale est formée par des entrepreneurs de morale mais elle se forme, en tout cas dans les démocraties, par la confrontation de messages contradictoires ce qui induit un arbitrage qui échappe aux manipulations.

D’où viennent ces manipulations ? Il ne faut pas négliger deux sources. La première sont les médias. Dans cette société de communication, les citoyens sont exposés aux questions internationales via les médias, d’autant plus qu’ils ne les expérimentent pas eux-mêmes parce qu’ils en sont éloignés. Et même si les médias parlent peu d’international, la façon dont ils en parlent oriente les visions. Regardez comment sont dépeints les pays du Sud : il n’en est question que s’il s’agit de violence, de catastrophes naturelles ou de tourisme, on fait l’impasse sur les processus de développement et les expériences politiques heureuses. Cela contribue à former une image qui n’est pas conforme à ce qu’on pourrait espérer et qui conduit l’opinion à craindre ce qui vient de ce qu’on appelait autrefois le « Tiers Monde ». Donc le rôle des médias est essentiel.

Le deuxième nid qu’il ne faut pas du tout négliger, c’est l’expérience quotidienne. Les faits internationaux sont plus éloignés de l’individu, certes, ce qui ne veut pas dire qu’il ne rencontre pas l’international dans son expérience quotidienne. Lorsque vous travaillez dans une entreprise qui est menacée de délocalisation, on vous parle d’international et tout ceci contribue à structurer votre comportement. L’expérience quotidienne n’est pas vide de socialisation à l’international.

Et ensuite il y a tout le reste. Les ONG ont la particularité d’être la source la plus fiable pour l’opinion internationale. Elles jouent un rôle important mais leur visibilité dans l’espace public n’est pas encore très forte.

L’émergence d’une opinion internationale est-elle la suite de la constitution, à une échelle plus large, d’un espace public où les citoyens ont un droit de cité?

La publicisation en matière internationale a été une publicisation différée. Le Prince, sentant à partir du XVIIIème que la fabrication du politique tendait à lui échapper, s’octroie le monopole de l’international. Depuis, peu de choses ont changé. Je crois que la colonisation a joué un très grand rôle dans la publicisation de l’international. Maintenant, je crois qu’effectivement le Prince ne peut plus garder ce monopole pour deux raisons. Tout d’abord pour des raisons techniques. Wikileaks l’a montré, garder le secret sur l’international est totalement impossible. Mais aussi pour des raisons de fond. Les nouvelles relations internationales sont de plus en plus des relations intersociales. Les enjeux internationaux dérivent davantage des sociétés que des choix stratégiques ou politico-militaires des Princes. Ce qui fait l’international ce sont désormais les enjeux environnementaux ou les enjeux de sécurité humaine, d’où ce processus de publicisation qui se fait à rebours, les princes le freinent.

L’opinion publique internationale est-elle condamnée à être une opinion publique occidentale ?

La puissance des médias occidentaux et des modes occidentales fait qu’effectivement partout, à l’exception des régimes extrêmement surveillés, la pression occidentale dans la formation de l’opinion est très forte. Donc il y a une part d’occidentalo-centrisme dans la formation de toutes les opinions. Seulement là aussi, il y a des effets inattendus. La pression qu’a représenté le conditionnement occidental a créé des crispations nationalistes et identitaires qui maintenant se plaisent à tomber dans l’excès inverse, c’est-à-dire à condamner ce qui est occidental simplement parce que c’est occidental.

« Il y a une part d’occidentalo-centrisme dans la formation de toutes les opinions. »

Le vieux rêve cosmopolite ne serait-il pas en marche ?

Ce n’est pas parce que l’Occident se construit en référence à l’universel qu’il construit l’universalisme. Les matrices occidentales de l’opinion publique mondiale ne sont pas des matrices cosmopolitiques puisqu’on retrouve en Occident les crispations ethnicistes, nationalistes et identitaires d’ une teneur comparable à ce qu’on retrouve ailleurs dans le monde. Deuxièmement, la pression occidentale sur le monde créé des niches de résistance identitaire, donc paradoxalement cette mise en scène occidentale de la mondialisation donne davantage naissance à des crispations identitaires qu’à un sentiment de commune appartenance à la planète.

Si maintenant on s’intéresse au cosmopolitisme, je pense qu’il faut  trouver ces éléments ailleurs. Ils sont dans la découverte empirique que tous les pays du monde sont finalement confrontés aux mêmes enjeux et aux mêmes défis. On trouve les mêmes êtres humains, avec le même amour et les mêmes formes de détestation, les mêmes préoccupations … et plus ceci est visible à l’échelle globale, plus le sentiment cosmopolitique vient à monter. Le reproche que je ferais tant aux entrepreneurs politiques qu’aux entrepreneurs médiatiques, c’est de toujours nous cacher cela pour au contraire accréditer l’inverse comme ressource pour leur propre communication afin de  gagner en légitimité.  Il est beaucoup plus facile de mener une campagne en disant que l’autre est néfaste et qu’il faut s’en protéger, qu’en disant que le migrant est l’avenir du monde, ce que je crois pourtant profondément.

L’Europe n’est-elle pas trop technocratique pour devenir un véritable enjeu d’opinion publique ?

Habermas a expliqué qu’un sujet est complexe quand on s’arrange pour qu’il le soit. Demandez-vous si ces sujets sont techniques, et du coup tiennent l’opinion publique en dehors, ou alors ne serait-ce pas pour tenir l’opinion publique en dehors qu’on lui explique que le sujet est technique et complexe? En réalité, n’importe qui peut  comprendre les éléments de la crise européenne à partir du moment où ce sont les considérations de n’importe quel ménage qui tient un budget.

« Si un jour l’économie accède réellement au stade de science exacte, la démocratie ne servira plus à rien, parce que cela revient à dire que l’économiste ne se trompe pas mais que l’électeur peut se tromper… »

Habermas a été génial quand il a dit dans son livre La technique et la science comme idéologie que quand on veut empêcher un débat public on dit qu’il ne relève pas de choix mais d’un savoir technique.  L’économie est présentée comme une science exacte de manière à empêcher le vrai débat  politique. Si un jour l’économie accède réellement au stade de science exacte, la démocratie ne servira plus à rien, parce que cela revient à dire que l’économiste ne se trompe pas mais que l’électeur peut se tromper…

Propos recueillis par Louise Thin

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