La naissance du capitalisme au moyen-âge
Fondapol | 07 septembre 2014
La naissance du capitalisme au moyen-âge
Jacques HEERS, La naissance du capitalisme au Moyen-âge, Perrin, 2012, 28€.
Par Ismail Ferhat
Le marchand est dans la place (du château)
S’il est un stéréotype bien enraciné dans l’imaginaire de la culture et des sciences sociales, c’est bien l’incompatibilité entre l’Occident médiéval et le capitalisme. Cette idée a d’ailleurs été illustrée aussi bien dans la littérature militante que savante. Karl Marx et Friedrich Engels n’écrivaient-ils pas que la bourgeoisie capitaliste avait « noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste » dans leur manifeste de 1848 ? Une telle idée est reprise par l’extrême-droite réactionnaire. Celle-ci, autour notamment de l’essayiste anglais Thomas Carlyle ou penseur français Louis de Bonald, dénonçait dans la première moitié du XIXème siècle le triomphe de l’argent, qui dissolvait les hiérarchies traditionnelles. Les sciences sociales ont poursuivi cette perception. Chez Max Weber, le capitalisme entretient des affinités électives avec la révolution mentale protestante (individualisme, quête du profit comme preuve de l’élection, autodiscipline). Chez Albert Hirschman, le « doux commerce » est l’un des piliers de la modernité née au XVIIIème siècle. Enfin, au XXème siècle, les théories du développement (ou du « décollage économique ») ont fait du capitalisme l’étape ultime de la modernité, opposée à l’archaïsme des modes économiques précédents.
C’est cette perception qu’a souhaité remettre en cause Jacques Heers, médiéviste réputé hélas décédé l’année dernière, dans cet ouvrage consacré à la mise en place des bases du capitalisme au Moyen-âge. L’auteur s’intéresse à la pluralité de ces fondations. Premier élément, l’émergence d’occasions et d’opportunités d’enrichissement est fondamentale. Au Moyen-âge, le bimétallisme or-argent, la prospection et l’extraction minière, les variations de change constituent autant de possibilités qui s’ouvrent à un groupe d’entrepreneurs, mi-aventuriers, mi-marchands. Là où les conditions sont favorables (aires de contact entre civilisations, villes commerçantes), ces capitalistes médiévaux se lancent dans des opérations aussi risquées que profitables. L’esprit de découverte et la prise de risques n’est pas sans rappeler celui des grandes figures de la révolution industrielle : il annonce certains traits de l’entrepreneur capitaliste.
Des outils et des hommes
Ces activités nécessitent de nouveaux outils. La naissance des circuits bancaires, le financement des activités économiques, et la couverture des aléas de la vie demandent notamment la mise en place du crédit. Comme le montre brillamment Jacques Heers, le Moyen-âge n’est pas hostile en soi au prêt. Celui-ci s’insère en effet dans une logique du don et du contre-don, mais aussi dans le constat de situations d’urgence. Plus pragmatiques que dogmatiques, les autorités politiques- et religieuses !- préfèrent limiter le taux d’intérêt, afin d’éviter des pratiques usuraires excessives. Cédant à la logique de livrer à l’opinion des boucs émissaires, ainsi qu’à la tentation d’exproprier des richesses pour pallier aux déficits publics, les monarques s’attaquent périodiquement à de riches préteurs. Ceux-ci sont pourtant bienvenus pour prêter aux Grands des sommes de plus en plus considérables au bas moyen-âge. Cette ambiguité est d’ailleurs rappelée dans le chef-d’œuvre de Maurice Druon, Les rois Maudits, où le banquier lombard Toloméi finance les intrigues politiques de l’aristocrate – et très conscient de son rang- Robert d’Artois.
Ces activités et circuits favorisent dès lors, à partir du XIIIème siècle, la naissance de puissantes familles liées au prêt et au change, dont les Médicis de Florence sont l’archétype. Celles-ci sont dans une position sociale à la fois ascendante et ambivalente. A l’instar de la célèbre famille toscane, elles s’allient tantôt aux revendications populaires et communales- contre les élites plus traditionnelles, qui font profession de mépriser la réussite par l’argent sans y dédaigner- tantôt s’arrogent le pouvoir de manière brutale.
Les finances publiques, déjà !
La puissance de ces véritables capitalistes médiévaux pose néanmoins problème : celle des finances publiques, de plus en plus dépendantes des compagnies financières et commerciales qui ne sont pas prêtes à voir rogner leur pouvoir. L’épopée d’Etienne Marcel, puissant commerçant parisien du XIVème siècle et Prévôt des marchands de la commune, est décrite avec détails. Les marchands parisiens, refusent de perdre le monopole des fournitures de la Maison royale. Or, ils sont mis en ébullition par la volonté- par ailleurs rationnelle et économe- de celle-ci de mettre en concurrence les fournisseurs. Xénophobie et corporatisme d’intérêt entretiennent un climat explosif. Etienne Marcel, dont Jacques Heers donne une image moins flatteuse que la légende du bourgeois épris de liberté, se révèle être un véritable tyran, qui met littéralement le feu au tissu social et politique de Paris lors de la révolte de 1358. Face à ce danger, les monarques doivent rationaliser, avec difficulté, les finances publiques, toujours dépendantes des richesses privées.
Cet ouvrage se lit avec autant de plaisir que d’intérêt. Il permet surtout de remettre en cause l’image d’un Moyen-âge hostile aux métiers et à la réussite de l’argent. Par bien des aspects, les ambivalences de la société médiévale quant au marché et à l’enrichissement ne sont pas sans rappeler celles de notre modernité en la matière.
Crédit photo : Wally Gobetz
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