"La Nature n'est pas binaire, elle fonctionne en continuum"

09 septembre 2013

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Le 1er novembre 2013, l’Allemagne va devenir le premier pays européen à reconnaître l’existence d’un troisième sexe, ni féminin ni masculin. Seront concernés par cette mesure les nourrissons intersexués, c’est-à-dire ceux présentant une anomalie dans le déterminisme des gonades ou dans la différenciation des organes génitaux à l’origine d’une ambiguïté sexuelle constitutive. En pratique, les parents auront la possibilité d’inscrire un sexe « indéterminé » sur le certificat de naissance de leur bébé. Les enfants concernés pourront ensuite revenir sur cette décision parentale tout au long de leur vie, et devenir, s’ils le souhaitent, un homme ou une femme.

Si le statut des personnes n’appartenant pas à (ou ne se reconnaissant pas dans) l’un ou l’autre des deux sexes ne fait pas l’objet d’un débat public de grande ampleur en Europe, il est en revanche clairement défini dans d’autres régions du globe (par exemple, suite à la mobilisation d’associations de Hijra[2],  les formulaires de demandes de passeports indiens comportent  une troisième case à côté des traditionnels « M » et « F »[3]).

Hermaphrodites, transgenres et « troisième sexe »

Il faut bien sûr distinguer les personnes transgenres (dont l’identité sexuelle ne correspond pas au sexe biologique, ce qui aboutit parfois à la décision de se faire opérer) des personnes dont les organes sexuels ne sont pas parfaitement déterminés à la naissance (couramment désignés par le terme « hermaphrodites »[4], ils sont dans certains pays systématiquement opérés[5]). Cependant, dans les deux cas, la reconnaissance de la neutralité sexuelle pourrait constituer un début d’acceptation sociale des personnes concernées. L’australienne Norrie May-Welby est un exemple emblématique des similitudes qui peuvent exister entre ces deux catégories : née homme, elle décida à 28 ans de changer de sexe. Peu convaincue par le résultat de l’opération, elle finit par abandonner son traitement hormonal et devint rapidement asexuée. N’étant plus un homme et ne souhaitant plus être une femme, elle entame un combat juridique au terme duquel la Nouvelle-Galles du Sud prononce la possibilité de cocher une troisième case sur les actes de naissances, de mariage et de décès, sans toutefois statuer sur l’appellation officielle du nouveau genre.

La photographe Dayanita Singh a travaillé sur les cas de personnes revendiquant également leur appartenance à un troisième genre, en Inde cette fois, et a transcrit ses recherches dans Myself Mona Ahmed (mélange de reportage photo, autobiographie et fiction) inspiré de la vie de l’eunuque Mona Ahmed.

Une neutralité sexuelle reconnue sans difficulté dans d’autres pays, une controverse à prévoir en France

En reconnaissant un troisième genre, l’Allemagne emboîte le pas à d’autres pays, comme l’Australie, dont les ressortissants peuvent cocher une case « X » sur leurs passeports, même sans avoir subi d’opération. Cette mesure présente notamment l’avantage de faciliter les démarches administratives des personnes transgenres, dont l’apparence physique ne correspond pas toujours à l’inscription sur les papiers d’identité. Une évolution similaire a eu lieu en Inde en 2005 et au Népal en 2013. Dans ce dernier pays, c’est une décision de la Cour suprême qui a contraint le gouvernement à modifier les passeports pour qu’une troisième catégorie y soit indiquée. Les autorités thaïlandaises ont quant à elles mis en place dans les lieux publics des toilettes réservées aux katoeys (hommes devenus femmes) et en 2004, l’école de technologie de Chiang Mai a réservé à cette catégorie de la population des toilettes séparées, avec les symboles masculin et féminin entremêlés sur la porte. Dans le reste de l’école, les kathoeys doivent se vêtir de façon masculine mais sont par exemple autorisés à arborer des coupes de cheveux féminines.

La France ne semble pas près d’emprunter le même chemin, et la Cour de Cassation continue d’exiger une intervention chirurgicale irréversible (ce qui équivaut à imposer la stérilisation, selon les associations Acthé, Informations et Dialogues sur les Transidentités, SOS homophobie, et Acceptess-T[6]) pour permettre le changement de genre sur les papiers d’identité. De plus, à en juger par les polémiques suscitées en France par l’adoption du mariage pour les couples de même sexe[7], on peut aisément imaginer que la reconnaissance d’un « troisième sexe  » serait très mal perçue par une partie de l’opinion publique. En effet, la logique selon laquelle la construction d’un individu se fait dans la subordination à des normes dites « naturelles  » immuables (d’un côté les femmes, de l’autre les hommes) semble incompatible avec la reconnaissance de la « normalité » des intersexués. Au contraire, considérer les intersexués comme des handicapés qu’il faut opérer permet de préserver cette différenciation et d’éviter une confusion des genres supposément nocive à l’ordre social.

Doit-on créer une situation juridique spécifique pour les intersexués ?

On serait tenté de répondre par l’affirmative, car du statut des intersexués dépendent leurs opérations forcées[8]. En effet, comme il jugé insupportable dans de nombreux pays de ne pas avoir de sexe administratif[9],  les parents optent souvent pour une opération à la naissance, ce qui est considéré par nombre d’intersexués comme un acte traumatisant voire mutilatoire[10]. C’est en tout cas l’opinion des membres de la Commission des droits humains de la ville de San Francisco, qui ont estimé en 2006 que les opérations sur des nouveau-nés intersexués étaient une violation de leurs droits humains élémentaires. En Allemagne, les juges de la Cour constitutionnelle ont également considéré que le genre ressenti et vécu était un droit humain fondamental. Autrement dit, qu’on ne pouvait pas choisir pour lui le sexe d’un enfant.

Cependant, de nombreuses questions restent en suspend : le législateur doit-il se prononcer de façon catégorique (interdiction de toute opération, par exemple) ou, dans la mesure où il s’agit de cas marginaux[11], doit-il laisser chaque famille arbitrer ? Surtout, comment légiférer, alors qu’il existe des degrés dans l’indétermination et autant de perception de leur situation que d’intersexués ? Dans des sociétés qui acceptent mal les personnes sexuellement neutres, n’est-il pas également traumatisant de grandir sans pouvoir se situer comme homme ou femme[12] ?

Face à une réalité assez méconnue (même si quelques cas emblématiques comme celui de Mokgadi Caster Semenya[13] relancent de temps à autre le débat), il paraît difficile d’être certain d’opter pour la solution la moins traumatisante pour les personnes concernées. L’organisation internationale des intersexués en Australie a d’ailleurs condamné l’inclusion d’une troisième catégorie sur les passeports des ressortissants du pays. D’après ses membres, cette mesure risquerait de marginaliser un peu plus les populations concernées et de conduire à la création d’une « troisième case également confinante ». L’issue préconisée ? « Nous devrions avoir le droit [de rester silencieux sur notre anatomie], de la même manière que nous avons le droit de taire notre orientation sexuelle, notre race, notre religion ou notre affiliation politique. Aucun de ces éléments n’est inscrit sur nos certificats de naissance ou sur nos passeports, alors que d’une certaine manière ils en disent plus sur nous que notre anatomie sexuelle. »

 

Marie-Eva Bernard

 

Image : Hermaphrodite endormi (Musée du Louvre)

 

Crédit photo : Flickr, HotGossipItalia



[1] Expression employée par Francis Lagacé dans son article « Les personnes intersexuées » 07.01.2008

[2] Ce terme désigne des personnes intersexuées ou ayant des organes génitaux mâles et qui s’habillent de façon féminine. Ils se perçoivent généralement comme représentants d’un troisième sexe et seraient 5 à 6 millions en Inde, selon la coopérative de santé The Humsafar Trust de Bombay (qui défend les droits des LGBT dans le pays depuis 1993).

[3] La troisième case correspond à l’initiale « E » pour « eunuque », même si les personnes ainsi désignées ne sont pas toujours castrées.

[4] Certains récusent cette appellation héritée de la mythologie grecque, la jugeant insultante.

[5] Le caractère systématique des opérations varie selon les pays. Dans une interview accordée à Sophie Caillat (Rue89, 24/08/2013), Vincent Guillot, porte-parole de l’Organisation internationale des intersexes, affirme : « En France, on est tous mutilés, dans les pays pauvres non ».

[7] Certains membres de la  » Manif pour tous  » estimaient ces derniers mois que le vrai but du mariage homosexuel était d’imposer la théorie du genre et que la Société serait à terme menacée par une négation de la distinction biologique « normale » entre hommes et femmes. Voir à ce sujet le site officiel du mouvement.

[8] Il faut généralement plusieurs opérations pour aboutir à un résultat satisfaisant. Vincent Guillot affirme à ce propos : « chaque nourrisson [est] opéré plusieurs fois. J’ai rencontré une personne opérée 100 fois et de nombreuses avec plusieurs dizaines d’opérations. Moi, j’ai eu de la chance, je n’ai été opéré ‘que’ dix fois ».

[9] En France, l’article de la circulaire d’État civil du 28 octobre 2011est rédigé comme suit :

[10] Vincent Guillot compare ces opérations à une excision, bien qu’elles soient pratiquées pour des raisons sociales et non religieuses.

[11] Il n’existe pas de chiffres officiels sur le sujet. D’après le Huffington Post, cette ambiguïté sexuelle concernerait en Europe un nouveau-né sur 5000, dont 200 par an en France. France Culture avance que ces troubles du développement concerneraient entre 1,7 et 4 % des naissances selon la définition des cas d’intersexualité.

[12] En France, la plupart des médecins conseillent d’ailleurs une intervention rapide après la naissance.

[13] Athlète sud-africaine qui avait dû subir des tests de féminité avant la finale du 800 mètres aux championnats du Monde à Berlin en 2009.

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