La route balkanique vers l’UE: le cas de l’Albanie

Pierre-Adrien Hanania | 04 avril 2016

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 Par Ledri Hysenaj et Pierre-Adrien Hanania, en partenariat avec l’Association du Master Affaires Européennes de Sciences Po.

De la crise des dettes souveraines au Brexit en passant par la remise en cause de la zone Schengen, l’Union fait aujourd’hui face à une impopularité freinant sa dynamique de l’intégration européenne. L’élargissement est dans ce contexte un thème à éviter, alors même que 5 pays candidats s’y attellent actuellement. L’Albanie, pays des Balkans, est l’un d’entre eux. Si, d’ailleurs, la crise des réfugiés fait aujourd’hui parler de ces pays comme des partenaires nécessaires en vue d’une solution, leurs efforts ne font que peu l’objet d’un débat public.

L’Albanie maintient pourtant, à contre courant, le cap et sa vocation à intégrer une Union en crise. Le premier ministre du pays, Edi Rama, le souligne avec une touche d’ironie « Si la Grande-Bretagne sort de l’UE, nous sommes prêts à la remplacer.” Il faudra, en effet, encore un certain temps avant de voir ce pays peuplé de 3 millions de personnes rejoindre la communauté des 508 millions d’européens de l’UE.

De l’isolement à l’Europe

Le long terme est essentiel pour saisir la portée des avancées qui sont à noter aujourd’hui quant au dossier albanais. Il faut en effet se rappeler qu’avant 1991, l’Albanie souffrait d’un isolement extrême sur la scène géopolitique avec 45 ans d’absence de relations interétatiques avec l’occident, la rupture avec l’URSS menée par le dirigeant Enver Hoxha dans les années 60 puis avec la Chine dans les années 70.

À cet égard, l’annonce en 1992 d’une signature d’un accord de coopération et de commerce avec l’UE est donc venue sonner le début d’une nouvelle ère. Onze ans plus tard, en 2003, le pays est ensuite identifié comme potentiel candidat pour devenir membre de l’UE. Ce n’est que le 24 juin 2014 que l’Albanie est reconnu officiellement candidat.

Depuis, les autorités albanaises et l’UE travaillent sur le long et complexe processus d’adhésion. Ainsi, aucun des fameux 33 chapitres de négociations n’a encore été ouvert. Il faut pour cela l’aval de la Commission, qui suit au continu les efforts albanais.

Le rapport de la Commission – L’Albanie sur la bonne voie

Ainsi était donc publié fin 2015 un rapport faisant état des évolutions dans les efforts albanais. D’ailleurs, la Commission semble envoyer un message positif au pays à travers son analyse de 81 pages. En effet, l’institution remarque, dans l’introduction du rapport, la fidélité de l’Albanie dans le cadre de l’accord de stabilité et d’association qui sert de base pour les négociations.

Sur le critère politique, le rapport relève l’absence d’incidents lors des élections de 2015, ainsi que le nouveau plan anti-corruption adopté. Le rapport félicite notamment aussi l’état de la liberté d’expression en Albanie ainsi que les bonnes relations que l’État possède avec les voisins géographiques. En ce qui concerne le critère économique, le rapport apprécie notamment la capacité albanaise à maintenir l’inflation à des taux bas.

Toutefois, il est à la lecture du rapport évident que le chemin est encore assez long pour l’Albanie avant l’adhésion. L’institution européenne ne manque pas d’affirmer à chaque fois que les efforts doivent être maintenus et renforcés, notamment quant à l’absence de dialogue « cross-party » malgré des élections pacifiquement menées. De même, la Commission critique la fragilité d’un système judiciaire ou encore le trop peu d’efforts dans la lutte contre la corruption et le crime organisé. Enfin, la Commission pointe du doigt les discriminations qui existent dans le pays à l’encontre de la communauté rom et égyptienne. Sur le pan économique, l’Albanie ne serait pas doté d’un bon budget et souffrirait de finances publiques mal gérées. Le taux de chômage, à 17,5%, serait lui aussi source de réserves.

Le facteur religieux, un frein au processus ?

Les réticences exprimées quant à la future adhésion de l’Albanie ne proviennent pas exclusivement des institutions. La société civile européenne regarde le futur membre avec une certaine méfiance, particulièrement après le grand élargissement de 2004. L’entrée de nouveaux pays, d’autant plus si ces pays sont étiquetés comme étant musulmans, rencontre un fort scepticisme. Il s’agit notamment de la Turquie, mais aussi de la Bosnie-Herzégovine et donc l’Albanie.Il convient d’ailleurs de revenir sur la définition de l’Albanie comme un pays musulman, dont la véracité est contestable.

Selon le recensement conduit dans le pays en 2011, 57 % de la population albanaise se déclare musulmane, 10% catholique et 7% orthodoxe. Ces résultats pourraient, certes sembler confirmer la thèse d’une Albanie musulmane, historiquement justifiée par l’occupation du pays par l’Empire ottoman pendant cinq siècles.

Toutefois, les données sur l’appartenance religieuse en Albanie sont donc controversées. En effet, selon un sondage conduit par le groupe Gallup Poll, seuls 15% de la population qui se déclare musulmans sont pratiquants. De la période chrétienne à l’athéisme étatique sous le communisme en passant par l’islam sous l’occupation ottomane, l’Albanie a une identité religieuse plurielle.Par ailleurs, lorsque la deuxième guerre mondiale éclate, le plan de résistance du peuple albanais aux invasions fascistes et nazies prévoit le sauvetage de la communauté juive. La population, “musulmane” et “chrétienne”, accueille et cache des Juifs en fuite, empêchant là quelconque vague de déportation en Albanie.[1]

Aujourd’hui dans la pratique, la plupart des Albanais ignorent la question religieuse, ou plus précisément intègrent la pluralité des confessions comme une spécificité de l’identité nationale albanaise. Comme l’écrivait le poète et intellectuel albanais Pashko Vasa en 1880, « Ne regardez ni églises ni mosquées, la religion de l’albanais est l’albanité”.L’esprit de tolérance de ce petit pays au carrefour de l’Europe de l’est et de l’ouest a été consacré par la visite à Tirana, en septembre 2014, du Pape, qui a salué la coopération confessionnelle en soulignant le caractère fortement “européen” du pays.

L’enjeu géopolitique – L’adhésion de l’Albanie, une faveur pour l’Europe?

Parallèlement à cette coexistence des confessions, le pays s’est ces dernières années investi d’un rôle de stabilisateur dans la région des Balkans. Dans le cadre d’une normalisation de ses rapports avec la Serbie et pour la première fois depuis 68 ans, un premier ministre albanais s’est rendu à Belgrade.  Trois accords intergouvernementaux ont été signés pour une collaboration plus étroite en matière des douanes, la libre circulation des citoyens ou encore des programmes d’échange des jeunes. De surcroît, le pays participe à l’objectif d’amélioration des relations difficiles entre le Kosovo et la Serbie.

Cependant, le bilan géopolitique des Balkans reste perturbé et les relations entre les pays balkaniques nécessitent d’être résolues dans un cadre européen. Les dirigeants albanais, au pouvoir ou non, font preuve d’engagement pour l’adhésion à l’Union. Outre l’absence de partis extrêmes, l’approche europhile présente aussi la caractéristique de ne pas être le monopole de la classe politique. La population albanaise est confiante envers l’adhésion, avec des attentes quant à la création d’emploi ainsi qu’une amélioration des standards de vie. Toutefois, un changement de cap pourrait se répercuter dans le pays suite à la détérioration des relations entre l’UE et la Grèce, ainsi que dans le cadre des déceptions post-adhésion de la Bulgarie et la Roumanie. L’Albanie regarde la perspective européenne comme un événement clé de son avenir, mais la condition pour que le pays maintienne cette persévérance à “long terme” est liée à une reconnaissance des efforts par l’UE.

En cas de frustration, il serait alors probable que le pays, et particulièrement la société civile, renonce progressivement au rêve européen en réorientant ses espoirs sur un vieux ennemi, qui pourrait devenir un nouveau allié : En effet, la Turquie entretient aujourd’hui encore des relations privilégiées avec les pays des Balkans. Ce n’est d’ailleurs pas le facteur religieux qui rapproche l’Albanie de la Turquie mais plus la très visible présence turque, de par l’établissement d’instituts d’éducation ainsi que par l’investissement dans l’infrastructure.

Certes, il faut bien le reconnaître, le contexte ne semble pas favorable à la discussion d’une prochaine expansion de l’Union. Néanmoins la crise migratoire qui frappe aujourd’hui le continent européen met en évidence l’importance d’inclure les pays balkaniques dans des politiques de coordination communes.

La Slovaquie, qui présidera le prochain Conseil de l’UE au deuxième semestre 2016, a identifié en lien avec la crise des réfugiés le thème de l’élargissement parmi les cinq domaines à traiter dans l’agenda. Quid d’une réelle prise en compte des Balkans au cœur de la narration européenne?

Sources :

Albinfo.ch | Rama avec humour : L’Albanie remplacera la Grande-Bretagne dans l’UE

Commission Européenne | Rapport Albanie 2015

Instat | Republika e Shqipërisë: Recensement de 2011

L’Express | La Serbie et l’Albanie tentent d’apaiser leurs relations lors d’une rencontre historique

[1]Sarner H., 1997, Rescue in Albania: One Hundred Percent of Jews in Albania Rescued from the Holocaust, Cathedral City, CA, Brunswick Press.

crédit photo Flickr: Thomas Madsen

 

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