L'Antiquité dans le prisme nazi
Fondapol | 15 décembre 2012
Au tout début, il n’y a que la brume, la brume des temps anciens. Avec le soleil qui perce, elle se dissipe et permet de discerner des ruines d’un temple grec. Pendant plusieurs minutes, la caméra glisse doucement à travers ce qui ressemble fort à l’Acropole d’Athènes ; images entrecoupées de statues de dieux et de héros grecs. Puis l’un d’eux, un lanceur de disques, se transforme en athlète du XXe siècle, le décathlète allemand Erwin Huber : la pierre devient chair et os. Il s’agit bien sûr du prologue d’Olympia de Leni Riefenstahl (titre français « Les Dieux du stade »), le film officiel des Jeux olympiques de Berlin en 1936, un document qui constitue l’une des clefs de voûte du propos de Johann Chapoutot dans son étude magistrale Le nazisme et l’Antiquité, parue récemment en édition de poche.
Selon Chapoutot, ce prologue est symbolique des rapports qu’entretiennent les Nazis avec l’Antiquité grecque, qui ne leur sert pas seulement d’ exemple mais qui doit être véritablement annexée afin de construire leur propre mythologie. Hitler écrit dans Mein Kampf, « il y a une unité de race entre Grecs, Romains et Germains, il s’agit du même combat millénaire. »
De l’orientalisme au « nordisme »
Pour arriver à cette « hypothèse », il faut d’abord se débarrasser d’une idée qui a pris racine à la fin du XVIIIe siècle et qui se trouve à la source même de la passion orientaliste de l’Occident, avec le début des études sur le Sanskrit. Son chantre allemand est l’historien et philosophe Friedrich Schlegel – le même qui introduit le mot « Arier » en allemand et qui est soutenu par Hegel (« Weltgeist » : l’esprit, né en Orient, chemine d’Est en Ouest) et Grimm – avec la thèse de l’origine indienne des populations ouest-européennes. Ce travail est accompli au cours du dernier tiers du XIXe par les mouvements ultranationalistes allemands et autrichiens – nourris il est vrai par des idéologues anglais et même français, de Chamberlain à Vacher de Lapouge – qui transfèrent progressivement le « Urheimat » de l’indogermanité vers l’ouest, quelque part entre le nord de l’Allemagne et la Scandinavie. Au lieu de ex orienta lux, l’on parle désormais d’ex septentrionale lux ; et la notion « indogermanique », de philologique au départ devient raciale. C’est dans ce climat idéologique, encore exacerbé par la défaite « honteuse » de 1918, qu’Hitler et les siens entament leur marche vers le pouvoir. Au plan idéologique, ils sont accompagnés par des scientifiques tels que Hans Friedrich Karl Günther, raciologue officiel du NSDAP et défenseur ardent de la thèse nordique de l’humanité indoeuropéenne2.
« Kitsch völkisch »
Pourquoi les nazis ont-ils besoin de l’Antiquité pour assoir leur idéologie raciale ? Toute la culture occidentale, les notions même d’Europe et d’Occident ont été façonnées par la fascination pour l’Antiquité. Il est vrai que tous au sein du mouvement national-socialiste n’éprouvent pas le même besoin de se référer aux anciens Grecs et Romains. Himmler par exemple, cet ancien éleveur de poules devenu chef des SS, un mystique qui se rêve en réincarnation de l’empereur allemand du Moyen Âge Henri Ier, adhère avec passion à la thèse du génie nordique et ne cesse de chercher des preuves historiques sur le sol allemand. Mais Hitler, lui, fervent défenseur de l’annexion de l’Antiquité pour les besoins de l’identité allemande, n’a que mépris pour la « germanomanie » des SS, qui œuvrent notamment au sein de l’unité scientifique Ahnenerbe (héritage ancestral) ; il va jusqu’à qualifier leurs tentatives de« kitsch völkisch petit bourgeois ».1.Le problème est justement ce déficit de gloire historique nationale du peuple allemand, une « verspätete Nation » (nation retardée), qui a subi nombre d’humiliations dans le passé. D’où la tentation de chercher ailleurs et de s’approprier au moins partiellement une tradition dont les traces sont encore bien visibles et qui peut constituer un héritage digne d’une grande nation. D’où l’une des causes méconnues du long complexe d’infériorité et de la fidélité indéfectible de Hitler à l’égard de Mussolini, fort, lui, de son « imperium romanum »…
L’Antiquité ? Nordique et germanique !
A partir de ce moment-là, rien de plus facile que d’affirmer que les génies grec et romain sont un bien apporté par les peuples envahisseurs… venus du Nord. Ces peuples dominateurs ont quitté leur environnement inhospitalier pour soumettre, sous le soleil méditerranéen, les pauvres indigènes sans noblesse de corps ni d’esprit. Et voici la source de la civilisation antique devenue nordique et germanique ! Cette thèse est défendue par nombre de scientifiques, idéologues et autres apparatchiks du NSDAP. Johan Chapoutot, et c’est l’un des grands mérites de son travail, a étudié une gamme très large et variée de sources, textes canoniques de l’idéologie nazie, discours et textes théoriques, textes législatifs et réglementaires, journaux, mémoires, articles scientifiques, et les fameux « propos de table » d’Hitler, Rosenberg, Goebbels ou Himmler.
Le « grand récit » nazi
Mais peu importe la réalité ! Au tout début de son étude, Chapoutot cite Hannah Arendt, pour qui le totalitarisme vise, par l’idéologie, à édifier « un monde entièrement fictif » qui tourne autour de la lutte des races. Dans cette « soif de fiction », transperce un « désir d’un monde complètement cohérent, compréhensible et prévisible ». Un « grand récit » dirait-on aujourd’hui. L’auteur du Nazisme et l’Antiquité nous montre clairement cette soif de fiction, une soif qui peut prendre des proportions ahurissantes lorsque Hitler raconte que le génie allemand ne pouvait pas s’enraciner sur le sol national à l’Antiquité à cause de la situation climatique. Aujourd’hui dit-il, il le peut, à cause de la déforestation en Italie qui a permis aux vents chauds de monter plus au Nord…
De Sparte à Germania
L’Antiquité sert plus directement à justifier les ambitions et les actes du pouvoir nazi dans le présent. L’invasion allemande de la Grèce en 1941 est ainsi justifiée par la propagande du régime comme une simple reprise de possession de terres autrefois dominées par les peuples du nord. Sparte revient sans cesse dans les discours et les écrits idéologiques: ce peuple militaire et austère, un véritable Herrenvolk esclavagiste, « l’Etat le plus clairement raciste de l’histoire » (Hitler), est un exemple à suivre pour la colonisation des terres de l’est. Rome est plus problématique, car constituée de peuples racialement mêlés, mais Hitler lui-même est impressionné par son impitoyable force militaire et rêve de créer un empire à son image. Il souhaite transformer Berlin en une monumentale capitale digne d’un empire de 250 millions d’habitants, Germania. L’un des épisodes de l’histoire romaine dont les nazis raffolent est celui des guerres puniques, lorsque Rome se bat contre la « crypto-sémitique » ville de Carthage. Un combat vital que Rome, et toute la civilisation indogermanique avec elle, a failli perdre à plusieurs reprises et qui constitue un exemple idéal pour le régime, notamment dans les temps durs à partir de 1942. Toute l’histoire, non seulement celle de l’Antiquité, est ainsi : un combat perpétuel entre les forces de la clarté nordique et celles de l’obscurantisme judéo-chrétien, une situation qui continue au XXe siècle dans le conflit entre aryens et judéo-bolchéviques. C’est le « combat millénaire » dont parle Hitler ; Chapoutot, lui, préfère l’expression « vision statique sur l’histoire »…
Désir de mort
L’Antiquité sert aussi comme avertissement aux nazis car Rome et la Grèce ne résistent pas aux soubresauts de l’histoire, en particulier au « complot judéo-chrétien ». « Je pense souvent aux raisons de la mort du monde antique », déclare Hitler le 28 janvier 1942, quelques jours après la conférence de Wannsee. Pour Hitler et les siens, l’explication de cette mort, comme pour toute autre phénomène de l’histoire, est simple : c’est le funeste mélange des races.
Car Hitler pense aussi et peut-être avant tout à la fin de son Reich et c’est ici où l’étude de Chapoutot acquiert une importance toute particulière. Car non seulement le discours nazi sur l’avenir en cas d’échec du « combat final » est apocalyptique et ceci dès Mein Kampf : Hitler s’y prépare bien plus consciemment qu’on a voulu le croire. Cette préparation prend la forme d’une sortie de scène grandiose, une défaite qui doit effacer la honte de 1918 et qui doit entrainer l’ensemble du peuple allemand. « Finis Germaniae » comme le dit Hitler à plusieurs reprises. Et l’homme nouveau créé par les nazis ? Il doit « durchhalten », tenir bon, tels le suicidaire Spartiate aux Thermopyles ou le soldat Romain à Cannes et il doit accepter le sacrifice suprême. Le souvenir millénaire remplacera le Reich millénaire ! Hitler se prend à la fois pour Léonidas et pour l’empereur-artiste Néron qui se réjouit de la destruction de Rome3. C’est ici que le prologue du film Olympia prend un sens inattendu. La fascination pour l’Antiquité n’est finalement qu’une obsession de la destruction, un immense fantasme de mort qui révèle ainsi l’aspect essentiellement nihiliste du régime nazi.
Harry Bos
1 Ahnenerbe organise en 1937 une expédition à Val Carmonica en Italie, où des traces de runes nordiques auraient été trouvées, confirmant ainsi les origines nordiques de la Rome antique et Himmler effectue lui-même un voyage à Rome afin de se rallier officiellement aux thèses du Führer. Ahnenerbe compte désormais également une unité vouée à la recherche de l’Antiquité gréco-romaine.
2 Chapoutot consacre plusieurs pages intéressantes à Martin Heidegger, qui se rallie en 1933 aux nazis dans l’espoir d’une rupture avec l’esprit technique moderne et un retour à la pensée grecque de l’Antiquité. Un espoir déçu, le philosophe constate très vite que le nouveau régime incarne tout ce qu’il déteste dans la modernité, en substituant notamment l’idéologie à la philosophie. En 1949, lors d’une conférence, il compare l’holocauste à une « industrie alimentaire motorisée. »
3 L’un des derniers ordres de Hitler, intitulé « Mesures pour la destruction sur le territoire du Reich » (19 mars 1945) est surnommé « Nero-Ordnung ».
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