Le Front national, avant-garde de la « nouvelle classe ouvrière » ?

09 mai 2012

IPSOS, 58 % des voix des ouvriers, François Hollande est-il parvenu à réconcilier la gauche et les « classes populaires »? Ce succès repose avant tout sur le rejet dont a fait l’objet Nicolas Sarkozy, qui a perdu une partie substantielle des « suffrages  ouvriers » qui lui avaient, en 2007, permis d’être élu président de la République. La défaite du président-sortant n’augure pourtant rien de bon pour la gauche dans cet électorat : une partie, dont la taille est sans cesse croissante, des ouvriers adhère désormais au discours du Front national, notamment grâce au virage étatiste, socialisant et hostile aux « banques » opéré par Marine Le Pen depuis son arrivée à sa tête – et validé par son père lors de son dernier discours du 1er mai, en 2010, durant lequel il n’hésita pas à citer Thorez.

Crédité de 42 % des suffrages ouvriers -chiffre non négligeable- Nicolas Sarkozy n’a pas su enrayer le sentiment de déception ressenti à son égard par cet électorat  populaire, parfois issu de la gauche et alternant entre abstention et vote FN. C’est dans le quart Nord-Est – l’une des zones les plus ouvrières de France – que le report des voix des électeurs « frontistes » vers le président-candidat a été le plus faible. Ainsi, par exemple, le Pas-de-Calais et la Haute-Saône battent des records en termes de vote blanc et nul (respectivement 7,2 % et 8,3 %). Au 1er tour, Marine Le Pen était en deuxième position dans ces départements, dépassant 25 % des voix.

Recueillant au niveau national près de 30 % des voix ouvrières au premier tour, le FN est incontestablement devenu le premier parti ouvrier de France. L’implantation ouvrière du FN n’est pourtant ni nouvelle ni surprenante. Le déclin de la « conscience de classe » parmi les travailleurs de l’industrie est un phénomène observé depuis des années, de même que son corollaire, à savoir la droitisation d’une catégorie sociale auparavant marquée par un « sinistrisme », vu à tort comme une chose naturelle. Pour désigner les succès croissants que remporte depuis les années 1990 le FN dans les milieux populaires, on a parlé de « gaucho-lepénisme [1] » ou d’ « ouvriéro-lépenisme [2] » : il est ainsi établi que la composante populaire du Front national constitue désormais le noyau dur de l’électorat frontiste.

« Droitistes » et « ni-nistes »

Les spécialistes du FN distinguent généralement, à l’intérieur de l’électorat frontiste, deux groupes hétérogènes socio-culturellement. Les « ni-nistes » (ni à droite ni à gauche) d’une part, et les « droitistes » d’autre part. Ces derniers revendiquent souvent leur appartenance à une certaine bourgeoisie catholique de droite et ont permis les premiers succès électoraux du FN, à partir du milieu des années 1980. Ces cadres, commerçants et chefs d’entreprise, vivant pour la plupart dans un milieu urbain et votant auparavant pour le RPR ou l’UDF, se sont radicalisés suite à l’arrivée des socialistes au pouvoir, Jean-Marie Le Pen incarnant une figure autoritaire dans la résistance face au « péril socialo-communiste ». De parti de la petite-bourgeoisie protestataire, le FN est progressivement devenu le parti de la contestation populaire, par le truchement d’une prolétarisation de son électorat, quand celui de la gauche connaissait un phénomène inverse de gentrification. Dès l’élection présidentielle de 1995, les ouvriers constituent la catégorie socioprofessionnelle qui vote le plus pour le FN. Le faible score (10,4 %) obtenu par Jean-Marie Le Pen en 2007 est largement dû à un transfert massif du vote des « droitistes », et d’une partie non négligeable des « ni-nistes », vers Nicolas Sarkzoy.

La part des commerçants, artisans et chefs d’entreprise, cadres et professions intermédiaires qui votent pour le candidat diminue de moitié entre 2002 et 2007, baisse qui s’élève à un quart pour les ouvriers. Ils sont donc la catégorie sociale qui, en 2007, a résisté le mieux à la « captation sarkozyste » ; chez les hommes ouvriers, Jean-Marie Le Pen frôlait d’ailleurs les 20 %.

Par rapport à l’élection présidentielle de 2002, le FN de Marine Le Pen progresse dans les départements ouvriers (notamment de sept points dans le Pas-de-Calais et de cinq points dans l’Aisne), tandis qu’il régresse dans ses bastions traditionnels, plus aisés, comme le Bas-Rhin et les Alpes-Maritimes (de l’ordre de deux points pour chacun de ces deux départements), où la perspective de l’abandon de l’euro a pu inquiéter. En opérant un virage social sur les questions économiques, Marine Le Pen veut répondre au désir d’ordre et de protection des milieux populaires contre la « mondialisation néo-libérale », ce désir ayant à la fois une dimension culturelle (conservation d’un certain style de vie) et économique (conservation des « acquis sociaux », du « modèle social français »). Ce populisme patrimonial, qui vise à défendre un patrimoine autant matériel qu’immatériel, est la nouvelle matrice idéologique des droites populistes européennes [3].

Les métamorphoses de la classe ouvrière

Plus largement, le succès du Front national parmi les ouvriers est le résultat des logiques de séparation territoriale qui les traversent depuis les années 1980 [4]. À la suite d’un vaste « exode urbain », la Mayenne, la Haute-Saône, le Jura, l’Eure, les Vosges et les Ardennes sont devenus les départements où la part des ouvriers dans la population totale est la plus élevée. Cette « ruralisation du monde ouvrier » résulte d’une recomposition du tissu industriel français, mais est aussi le produit d’une aversion des ouvriers aux conditions de vie de la périphérie proche des grandes métropoles, qu’ils « fuient » dès qu’ils le peuvent. Les banlieues dites sensibles concentrent nombre de problèmes sociaux : chômage de masse (en particulier chez les jeunes), précarité et insécurité, conduisant à une marginalisation sociale qui « bloque » le processus d’intégration de la population qui y vit, en grande partie issue de l’immigration extra-européenne. En outre, le déclin du Parti communiste et la disparition des structures d’encadrement qu’il avait créées ne permet plus d’intégrer politiquement les habitants de ces communes de l’ancienne « ceinture rouge ». Les Français non issus de l’immigration, ou ceux issus d’une immigration plus ancienne, souvent d’origine européenne, tendent, face à cette situation, à privilégier des discours autoritaires, qu’ils viennent du PCF [5], du FN ou d’une droite conservatrice et sécuritaire. C’est cette droitisation des « prolos blancs », imprégnés pourtant par une culture communiste, qui a permis à Nicolas Sarkozy d’obtenir la moitié des suffrages des ouvriers au second tour de l’élection présidentielle, performance rare pour un candidat de droite. Quant aux prolétaires issus d’une immigration plus récente, plutôt d’origine africaine ou maghrébine, ils avaient massivement soutenu Ségolène Royal en 2007 : historiquement attachés au Parti socialiste, qui prétend combattre les discriminations qu’ils subissent. Jean-Luc Mélenchon, défenseur des « sans-papiers et de la lutte contre toutes les discriminations, n’a-t-il d’ailleurs pas fait son meilleur score en Seine-Saint-Denis, et non dans le Pas-de-Calais ? Et n’est-ce pas Marine Le Pen qui arrive en tête dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, alors qu’elle est devancée par le candidat du Front de gauche dans le « 9-3 » ?

Fractures hexagonales

Les logiques de séparation territoriale (du sub-urbain vers le péri-urbain) semblent avoir débouché sur une forme de séparatisme culturel au sein de la classe ouvrière, fondé sur les trois « i » (immigration – islam – identité nationale). C’est sur ce triptyque que se fonde la structuration des choix électoraux depuis le milieu des années 1980, en particulier dans les milieux populaires : si l’emploi et le pouvoir d’achat sont les critères manifestes de détermination du vote, les trois « i » jouent, de manière latente, un rôle crucial de discrimination des différents projets de société proposés par les forces politiques de notre pays. Très clivantes, ces questions favorisent une « horizontalisation » des positionnements socio-politiques de la classe ouvrière d’aujourd’hui : le « nous » contre « eux » ne désigne plus seulement le rapport vertical dominants/dominés, ou plus prosaïquement riches/pauvres. Le « eux », c’est d’un côté, le « beauf raciste », de l’autre l’ « immigré » ou l’ « étranger », voire le « musulman » depuis le début des années 2000.

Les aspirations, en revanche, des ouvriers en matière économique sont assez homogènes, caractérisées par un haut degré d’antilibéralisme. Hostiles à l’égard de la mondialisation, de l’Union européenne et du libre-échange, ils partagent le désir d’un État fort, qui protège des délocalisations et augmente le pouvoir d’achat, par exemple par l’instauration du protectionnisme. Dans ce domaine précis, les idées directrices d’un Jean-Luc Mélenchon et de Marine Le Pen sont assez proches, au fond ils proposent deux visions différentes du socialisme, l’un multiculturel et européen pour le premier, ethno-centré et nationaliste pour la seconde. Se plaçant résolument dans une logique souverainiste, ils constituent les deux pendants d’une même force. Situés aux deux extrêmes du clivage traditionnel droite/gauche, et donc symboliquement diamétralement opposés, ils forment l’aile gauche et l’aile droite du clivage qui, depuis le referendum de 2005 pourrait bien être le plus opérant dans la vie politique française : celui qui oppose « libéraux » (le PS, les Verts, le Modem, le NC et l’UMP) et « souverainistes » (l’extrême-gauche et l’extrême-droite) sur les questions de la mondialisation, du libre-échange et de la construction européenne.

Rémi Hugues

Crédit photo: flickr, april-mo


[1] Pascal Perrineau, Colette Ysmal, Le vote de crise. L’élection présidentielle de 1995, Paris, Presses de Sciences Po, 1995.

[2] Nonna MAYER, Ces Français qui votent Le Pen, Paris, Flammarion, 2002.

[3] Dominique Reynié, Populismes : la pente fatale, Paris, Plon, 2011.

[4] Christophe Guilluy, Fractures françaises, Paris, Bourin, 2010.

[5] Jusqu’en 1981, les élus communistes, comme Robert Hue à Montigny-lès-Cormeilles, répondent de manière « populiste » aux craintes que suscite l’arrivée d’immigrants dans les communes qu’ils administrent.

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